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ne faut point violer l'égalité ni concentrer les dignités dans la classe la plus riche de la nation; et il est évident que ce motif s'applique aux corps électoraux, et qu'il n'est pas moins important pour la nation que les assemblées électorales soient ouvertes à tous les citoyens sans distinction de fortune aussi bien que le coup législatif lui-même, puisque encore un coup ils ne peuvent envoyer leurs députés à la législature qu'en passant par l'intermédiaire des corps électoraux.

» Les comités, messieurs, me paraissent être continuellement en contradiction avec eux-mêmes dans ce système. Vous avez sur leur proposition reconnu que la Constitution devait garantir, et vous avez dit en effet qu'elle garantissait que tout citoyen français était admissible à tous les emplois sans autre distinction que celle des vertus et des talens; or je prie les auteurs du système que je combats de dire si la commission donnée à des citoyens de choisir pour eux des représentans au corps législatif n'est pas aussi un emploi? Il en résulte donc que la garantie promise au nom de la Constitution est violée par le système des comités...(Applaudissemens d'une partie du côté gauche et des tribunes publiques.) Messieurs, on conçoit les plus heureuses espérances lorsqu'on lit le début de votre Constitution, et qu'on voit le scrupule avec lequel vous vous êtes appliqués à arracher les racines mêmes de toutes les distinctions de la noblesse et de tous les autres préjugés qui mettaient une classe de citoyens. au-dessus de toutes les autres; mais que nous importe, messieurs, qu'il ne reste plus de noblesse féodale, si à ces préjugés absurdes, si à ces distinctions humiliantes pour les autres citoyens vous substituez une nouvelle distinction plus réelle, qui a beaucoup plus d'influence sur le sort et sur les droits des citoyens, puisqu'on y attache un droit politique, celui de décider du mérite des membres qui doivent représenter la nation, et par conséquent du bonheur du peuple!

» Que m'importe à moi citoyen qu'il n'y ait plus de nobles, qu'il n'y ait plus de tous ces titres ridicules sur lesquels s'appuyait l'orgueil de quelques hommes, s'il faut que je voie succéder à ces privilégiés une autre classe à laquelle je serais obligé de donner exclusivement mon suffrage afin qu'ils puissent discuter mes plus chers intérêts!

Qu'importe au citoyèn qu'il n'y ait plus d'armoiries s'il voit partout la distinction de l'or! Il est évident qu'il est impossible d'imaginer une contradiction plus formelle et plus injuste que celle-là; il est évident que si vous adoptiez le système des comités cette garantie tant vantée ne serait qu'un vain appât présenté à la nation, et que vous tomberiez en contradiction avec vous-mêmes, contradiction qui lui permettrait de douter de votre bonne foi et de votre loyauté dans la défense de ses droits... (Murmures au centre; applaudissemens au fond de la gauche.) N'est-il pas évident encore que ce prétendu bienfait de la suppression du marc d'argent est illusoire, puisque l'usage sera établi et durera toujours de choisir tous les députés dans les corps électoraux dès qu'une fois vous aurez reporté sur les électeurs la charge du décret du marc d'argent? (Murmures.)

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Quels sont les motifs que le comité oppose à ces principes et à ces contradictions? Le comité dit : il faut une garantie de l'indépendance et de la pureté des intentions de 'ceux qui devront choisir les représentans de la nation..... D'abord, messieurs, je conviens qu'il faut une garantie; mais cette garantie est-ce la contribution, est-ce la fortune qui la donne? Est-il vrai que la probité, que les talens se mesurent réellement sur la fortune? Je dis que l'indépendance, la véritable indépendance est relative non pas à la fortune, mais aux besoins, mais aux passions des hommes; et je dis qu'un artisan, qu'un laboureur qui paie les dix journées de travail exigées par vos précédens décrets est plus indépendant qu'un homme riche, parce que ses désirs et ses besoins sont encore plus bornés que sa fortune, parce qu'il n'est point accablé de toutes ces passions ruineuses enfans de l'opulence. Ces idées sont morales sans doute; mais elles n'en sont pas moins dignes d'être présentées à l'Assemblée nationale..... (A gauche on rit, on murmure; la droile applaudit. Une voix : C'est trop fort, M. Robespierre!) Ce ne sont pas là des surfaces sans profondeur, et des lignes sans étendue (1). (On rit.). J'examine donc avant

(1) Expressions employées par le préopinant, M. Prugn on.

tout si vous avez le droit d'exiger que les électeurs paient une contribution plus forte que celle que vous avez décrétée; et je dis que non ; pourquoi? Parce que vous ne pouvez pas porter atteinte vous-mêmes à la garantie de la liberté, de la justice, de l'égalité exacte que vous avez promise par la Constitution, parce que vous ne pouvez pas, de la manière la plus formelle et la plus évidente, effacer ces principes fondamentaux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, que vous avez reconnue comme la base de votre Constitution.

» On nous parle de garantie; mais chez quel peuple libre a-t-on exigé cette garantie? Je ne parle point de l'Angleterre ni même de l'Amérique... (On rit.) Avant de censurer cette idée et de l'improuver il aurait fallu la prévoir, et donner le temps d'en faire le développement; il serait trop facile de prouver que l'Amérique se trouve dans des circonstances infiniment différentes, et que ce que je regarde comme un vice est compensé par d'autres lois que nous n'avons pas chez nous. Je reviens à ce que je disais; je dis que les peuples libres ont dédaigné, ont méprisé cette garantie; que les plus grands législateurs de l'antiquité l'ont regardée comme une injuste absurdité; car les plus grands législateurs sont ceux qui ont fondé la législation sur la morale. Aristide subjugua seul par sa vertu les suffrages non seulement de sa patrie, mais de la Grèce entière.... (Murmures.) Quel eût été le résultat du système des comités ? C'est que le fils de ce grand homme, précisément parce que son père, après avoir administré les deniers publics, serait mort sans avoir laissé de quoi se faire enterrer, n'aurait seulement pas pu être électeur..... (Une voix: Il aurait été élu.) Quelle serait la garantie de Rousseau? Il ne lui eût pas été possible de trouver accès dans une Assemblée électorale! Cependant il a éclairé l'humanité, et son génie puissant et vertueux a préparé vos travaux d'après les principes des comités nous devrions rougir d'avoir élevé une statue à un homme qui ne payait pas un marc d'argent....!

»Je dis que tout homme, que tout citoyen français a une garantie suffisante de son aptitude à recevoir toutes les

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marques possibles de la confiance de ses concitoyens dans la qualité d'homme et de citoyen; je dis que tout homme qui n'a point commis un crime, qui n'est point infâme, est non seulement présumé par le choix de ses concitoyens, mais par sa simple qualité d'homme et de citoyen, être digne de la confiance de ses concitoyens; je dis qu'il n'est pas vrai qu'il faille être riche pour tenir à sa patrie; je dis qu'il est pour les hommes des intérêts sacrés et touchans qui attachent à ses semblables et à la société, des intérêts absolument indépendans de la fortune et de tel ou tel degré de richesse ou de contribution: ces intérêts sont les intérêts primitifs de l'homme; c'est la liberté individuelle, ce sont les jouissances de l'âme, 'c'est l'intérêt qu'on attache à la propriété la plus petite; car l'intérêt à la conservation de sa chose est proportionné à la modicité de sa fortune, et l'artisan qui ne paie que dix journées de travail tient à son salaire, tient à ses petites épargnes, tient aux moyens qui le mettent en état de vivre avec sa famille autant que le riche tient à d'immenses domaines; et ces propriétés sont d'autant plus sacrées qu'elles touchent de plus près aux besoins et à la subsistance nécessaire de l'homme; elles n'en sont que plus sacrées aux yeux de la loi. Par conséquent, bien loin d'éloigner ceux qui ont ce degré de fortune des droits que leur donne la nature, il faut les leur continuer, afin qu'ils puissent influer le plus qu'il est possible sur la conservation de la chose publique et sur les lois qui doivent protéger tous les citoyens. Et n'est-ce pas une contradiction dans l'ordre social que, les lois étant faites pour protéger les plus faibles, les plus faibles étant ceux qui ont le plus besoin de la protection des lois, les hommes puissans, les hommes riches étant ceux qui peuvent les éluder plus facilement, et se passer par leur crédit et leurs ressources personnelles de la protection des lois; n'est-il pas injuste que de tel's hommes aient plus d'influence sur les lois que la partie qui en a le plus besoin!

» Ces idées me paraissent établir d'une manière irrésistible et invariable l'intérêt social et celui de la justice, qui ne peuvent jamais être séparés; car pour décider une ques

tion il suffit de se rappeler ce seul principe, que rien n'est utile que ce qui est honnête et juste or pouvez-vous dire qu'il est juste d'ôter à une si grande multitude de citoyens le droit de donner leurs suffrages à ceux qui leur en paraîtront dignes, sans distinction de fortune, et à tous les citoyens de recevoir les preuves de la confiance de leurs concitoyens? Non; et pour vous convaincre tous que ce serait la plus grande des injustices, rappelez-vous à vousmêmes quel est votre caractère et votre titre; quels sont ceux qui vous ont envoyés dans cette Assemblée? sont-ce des électeurs calculés sur un demi-marc, sur un marc d'argent? (Plusieurs voix : Non, non!)

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Messieurs, ce sont ceux qui ont été nommés par le peuple que j'atteste sur ce fait; je les rappelle au titre de leur convocation, qui portait que « tout Français ou natu» ralisé Français, payant une imposition quelconque, serait » admis à concourir à la nomination des députés (1) » ; et je leur rappelle que nulle loi n'a éloigné des assemblées un seul homme pour raison de fortune et de contribution. Je demande maintenant si vous, qui êtes arrivés ici sans titre, et qui tenez vos pouvoirs de ces hommes-là, dont une grande partie n'atteignaient pas la condition que vous leur imposez; je vous demande si vous pouvez vous servir des pouvoirs qu'ils vous ont confiés, et si vous pouvez leur dire le jour où vous nous avez investis du pouvoir de défendre et de garder vos droits, ce jour-là vous les avez perdus ; vous ne rentrerez plus dans ces assemblées où vous nous avez donné votre confiance; nous n'avons point de garantie de votre indépendance et de votre probité.... Nous-mêmes nous ne sommes donc pas purs, puisque enfin nous avons été choisis et nommés par des électeurs qui ne payaient pas... (Applaudissemens.)

» Je conclus de tout ce que je viens de dire que d'après les principes de la morale, par conséquent de la politique des législateurs de la France, l'intérêt du peuple exige que

(1) Réglement fait par le roi pour la convocation des Etats généraux, du 24 janvier 1789.

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