Page images
PDF
EPUB

vaient l'avènement du régime parlementaire; car, du moment où on envoyait des ministres sans portefeuille devant les Chambres, les ministres à portefeuille devaient indubitablement y venir eux-mêmes dans un temps prochain. Ce jour-là, la responsabilité ministérielle devenait inévitable. L'opinion ne s'y trompait pas; les ministres semblaient seuls méconnaître cette vérité.

Quand la création des ministres sans portefeuille fut arrêtée, ce fut, dans le Conseil, à qui chercherait à se soustraire à cette position, qui, dans le nouvel état de choses, devenait cependant la plus enviable si on se sentait la valeur suffisante pour occuper la tribune. Seul, M. Billault l'avait compris et s'était offert à l'Empereur. Pour M. Baroche, qui restait Président du Conseil d'État, il n'y avait rien de changé dans sa situation. M. Magne ne quittait qu'avec de véritables regrets le ministère des finances, quoiqu'il eût, au premier chef, les qualités éminentes qui assurent le succès dans les assemblées. M. Rouher se considérait comme plus heureux que son collègue, parce qu'il avait réussi, à la dernière heure, à se soustraire à ces fonctions de ministre sans portefeuille, où il voyait une sorte de disgrâce plutôt qu'une élévation. Il préférait, aux émotions plus élevées sans doute de la tribune, les réalités plus positives du ministère des travaux publics, où il croyait pouvoir s'assurer une sorte d'inamovibilité. A ce moment-là, c'était toute son ambition.

Aux termes du décret du 24 novembre, la situation faite au Gouvernement était donc celle-ci. Il y avait

:

désormais deux catégories de ministres d'une part, les ministres à portefeuille qui restaient dans leur ancienne situation, dans leur ancien mutisme, chargés chacun de l'administration de leur département respectif, sans plus de communication que par le passé avec les deux Chambres, toujours irresponsables et ne relevant absolument que de la volonté de la Couronne d'autre part, les ministres de nouvelle création, les ministres sans portefeuille chargés, de concert avec le Conseil d'État auquel on retirait de plus en plus ainsi son rôle constitutionnel, de soutenir, devant les deux Chambres, les projets de loi et particulièrement de défendre les actes du pouvoir et la politique du Gouvernement. Telle était la combinaison à l'aide de laquelle on avait espéré donner satisfaction à ceux qui, pour arriver à la responsabilité des ministres, demandaient leur présence devant les Chambres. Ce qu'on leur donnait ainsi, c'était l'apparence et non la réalité, et ce simulacre de système auquel on avait eu recours exposait à tant de difficultés, à tant de complications, qu'il suffisait d'une courte pratique pour en démontrer l'impuissance et pour révéler à tous, au pouvoir lui-même, l'impossibilité d'en prolonger l'application.

Ce n'était pas seulement dans l'ordre politique que l'année 1860 devait être féconde en innovations. Elle voyait s'inaugurer encore de profondes réformes dans notre régime économique. Depuis longues années, une lutte opiniâtre existait entre les partisans du système protecteur et les adeptes de la doctrine libre échangiste. Ces derniers étaient peu nombreux en

France. Quelques esprits aventureux, en tête desquels se trouvait M. Michel Chevalier, en avaient, seuls d'abord, prôné les mérites. Mais l'Angleterre, qui avait un puissant intérêt à faire modifier notre législation douanière, avait mis tout en œuvre pour arriver au triomphe de ses idées. Elle avait créé chez nous une sorte d'agitation factice et elle avait si bien fait qu'elle en était arrivée à prendre pied au ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, qu'occupait en ce moment M. Rouher. Elle avait eu du reste, pour y arriver, le plus puissant de tous les auxiliaires. L'Empereur avait un penchant prononcé pour le libre échange, et ses instructions avaient été données, à son ministre, pour en favoriser l'application dans la mesure du possible. M. Rouher, tout protectionniste qu'il fût, avait fait sans hésiter le sacrifice de ses opinions personnelles et s'était immédiatement conformé aux ordres de l'Empereur. Il avait eu de nombreux entretiens avec Sir Richard Cobden, éminent économiste anglais. Il se sentait flatté de traiter ainsi de puissance à puissance avec un personnage d'aussi grand renom, et aux égards qu'il lui devait naturellement succéda bientôt une condescendance exagérée. Finalement, ce furent les volontés de Richard Cobden qui triomphèrent en grande partie dans le fameux traité de commerce de 1860 entre la France et l'Angleterre, et ce fut ce traité qui servit de base à ceux qu'en cette matière nous fìmes bientôt avec tant d'autres puissances.

C'était là une révolution radicale dans notre situation industrielle et commerciale. La perturbation fut

profonde et les débuts du nouveau régime soulevèrent les protestations les plus violentes et les plus dignes d'intérêt. A ne constater que les premiers résultats, la réforme économique de 1860 causa dans notre pays, et dans les départements de l'Est surtout, de désastreux effets. Un nombre considérable d'usines furent fermées et des milliers d'ouvriers furent privés de leur travail. L'agriculture et la propriété foncière subirent d'aussi considérables préjudices que l'industrie et le commerce. Leurs souffrances durent encore, et la suppression de l'échelle mobile a été la cause d'une véritable détresse pour nos producteurs de céréales. Dans les questions de cette nature, où la controverse est ardente et où les opinions se partagent, il faut une assez longue pratique du régime nouveau pour qu'on puisse faire la part des avantages ou des préjudices qui peuvent en résulter pour la nation qui s'y engage.

Quel que soit le jugement qu'on porte aujourd'hui sur les effets de ces grandes transformations économiques, on ne peut se refuser à reconnaître que les premières impressions furent généralement défavorables. Les intérêts lésés créèrent de nombreux mécontents. Leur irritation fut facilement exploitée, et, malgré l'adhésion de plusieurs de ses membres aux réformes économiques, l'opposition trouva là des forces inattendues pour la seconder dans la lutte qu'elle allait, ouvertement désormais, engager contre le pouvoir.

CHAPITRE VI

LE PRINCE NAPOLEON

Effets produits par les décrets du 24 novembre.

Napoléon au Sénat.

Le Prince Ce que fut le Prince de 1848 à 1870.

– Quel jugement il faut porter sur lui. - Le prince Jérôme ex-roi de Westphalie. La princesse Clotilde et ses fils.

L'effet produit par les décrets du 24 novembre avait été loin de répondre à l'attente du pouvoir. Les amis sincères et éclairés de l'Empire en concevaient de vives alarmes, non qu'ils redoutassent la liberté, ou tout au moins la nature de liberté compatible avec le maintien de l'ordre; mais parce qu'ils ne voyaient, ni dans les origines, ni dans la nature de ces réformes, les conditions de sécurité, les garanties qui pouvaient seules inspirer confiance en l'avenir. Pour eux, le 24 novembre était une hardiesse irréfléchie et illogique. C'était moins un progrès rationnel qu'une aventure périlleuse.

Pour les adversaires du gouvernement, la vérité n'avait pas été longue à voir. Le 24 novembre n'avait

« PreviousContinue »