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bourgeoisie criarde et malveillante, son chef et son drapeau, et un chef ne sait-il pas toujours se faire suivre au moins d'une partie de ses soldats?

« Avec M. Thiers et ses antécédents, n'a-t-on pas à craindre, dans un moment critique, des tendances ennemies, au sein même du conseil de l'Empereur?

« Les noms de M. de Persigny, de M. Abbatucci, dans le même cabinet, outre le piquant d'un pareil assemblage, ne seraient-ils pas un contrepoids suffisant? Une de nos gloires de Crimée viendrait siéger à la guerre, Canrobert ou Pélissier. Un homme de l'ancien parti Thiers, homme capable, probe et estimé, M. de Chasseloup-Laubat, ne pourrait-il pas venir continuer, à la marine, le bien qu'il y avait commencé, en servant d'ailleurs de cortège à son ancien chef? Et pour donner à l'opinion légitimiste une sorte de satisfaction, M. de Flavigny ne serait-il pas de mise dans ce cabinet?

« Ministère imprévu, conciliation, progrès, capacité, considération publique et privée, tel serait l'ensemble de la combinaison; telle serait l'impression publique.

<< Mais les hommes accepteraient-ils le rôle auquel on songe pour eux ? J'ai personnellement des raisons de le penser. Il serait trop long de les donner ici. Mais si Sa Majesté le désirait, j'aurais l'honneur de lui soumettre mes impressions à ce sujet.

<< Pour ma part, je verrais là, pour l'opinion, un réveil qui, sans aucun doute, serait profitable au gouvernement de l'Empereur, et je serais heureux d'être le spectateur d'une sorte de Coup d'État ministériel

qui balayerait, d'un seul coup, le champ de la critique.....

« DE MAUPAS. »

On comprend aisément que je ne m'étais point hasardé à proposer à l'Empereur un revirement aussi considérable dans sa politique sans m'être assuré de l'assentiment de l'homme le plus important de ceux dont j'avais parlé, de celui qui faisait le pivot de la combinaison, de M. Thiers en un mot. Je n'avais jamais eu de relations personnelles avec cet éminent homme d'État, et ce qui s'était passé au Deux-Décembre n'était pas fait pour rendre un rapprochement facile. Une circonstance cependant vint établir, entre nous, comme une sorte de lien indirect. Alors que je représentais la France à Naples, j'avais eu l'occasion de rencontrer fréquemment Lord et Lady Holland. Lady Holland passait une partie de ses hivers à Paris. Elle occupait un somptueux hôtel dans le faubourg Saint-Honoré et son salon, tout politique et particulièrement impérialiste, rappelait, à certains égards, le salon de la Princesse de Lieven qui, sous le gouvernement de Juillet, réunissait, chaque soir, les notabilités du parti conservateur et les amis surtout du plus puissant des ministres de cette époque, M. Guizot. Lady Holland, outre ses réceptions du soir, consacrait deux heures de sa journée aux visites de ses amis les plus intimes. On y voyait, à peu près chaque jour, M. Thiers. J'y allais fréquemment moi-même et j'avais eu souvent l'occasion de l'y rencontrer. Lady Holland avait une vive affection pour

Napoléon III qui, durant ses années d'exil, avait reçu d'elle, en Angleterre, le plus sympathique accueil. Il n'était sorte d'égards que l'Empereur n'eût pour la noble Lady. Il savait d'ailleurs tout le soin et le dévouement qu'elle mettait à servir sa cause et accueillait avec faveur ce qu'il savait venir d'elle.

M. Thiers ne dissimulait pas à la noble Anglaise les critiques que lui semblait mériter le gouvernement de Napoléon III; mais il le faisait en termes modérés. Par un étrange rapprochement, je tenais, dans mes entretiens avec Lady Holland, un langage à peu près analogue. Je gémissais du débordement de la spéculation; je condamnais l'usage excessif du pouvoir absolu, je trouvais l'Empereur mal servi et souvent compromis par plusieurs de ses ministres. Je ne dissimulais pas mon vif désir de voir un contrôle sérieux se substituer à l'arbitraire.

Lady Holland avait, au fond du cœur, les aspirations libérales; elle les avait, dès sa naissance, respirées en Angleterre. Elle partageait mes idées et souvent elle me disait : « Savez-vous que M. Thiers n'est pas si loin de l'Empire qu'on pourrait le penser. » « Mais, lui dis-je un jour, pourquoi n'essayerions-nous pas de rapprocher M. Thiers de l'Empereur, d'aller plus loin même, de le rallier complètement à l'Empire? M. Thiers aime avant tout le pouvoir et il ferait, à coup sûr, beaucoup de sacrifices pour le retrouver. La modération de son langage avec vous n'estelle pas, de sa part, comme une sorte d'invite, et ne croiriez-vous pas possible de pénétrer ses intentions à ce sujet? Ne pourriez-vous pas savoir notamment

à quelles conditions il consentirait à accepter un portefeuille, celui, bien entendu, qui aurait ses préférences? »

Malgré tout l'imprévu d'une semblable ouverture, Lady Holland l'accueillait avec empressement et j'en avais bientôt la preuve en recevant d'elle un billet qui me demandait de passer, toute affaire cessante, à son hôtel. Sans autre préambule, Lady Holland visiblement joyeuse, me disait : « Eh bien, j'ai causé, à cœur ouvert, avec M. Thiers; j'ai facilement pénétré ses pensées et ses désirs; je crois connaître le dernier mot de son ambition. M. Thiers ferait volontiers partie d'une combinaison ministérielle; mais il y mettrait une condition : il exigerait, avec le portefeuille des affaires étrangères, le titre de Président du conseil. Ce ne serait point par amour-propre, ditil, qu'il tiendrait à cette fonction; on verrait, dans la résurrection de ce titre, comme la définition de l'évolution faite par la politique impériale.

»

On comprend en effet toute la portée qu'avaient les exigences de M. Thiers. Avec un Président du conseil, les ministres ne seraient plus, dans l'opinion, de simples commis de la couronne, isolés les uns des autres. Il y aurait bien, désormais, un cabinet, un conseil des ministres avec un Président à sa tête; y aurait comme un dédoublement du pouvoir exécutif et comme un rouage nouveau dans les institutions impériales. Personnifier cette sorte d'évolution constitutionnelle était, pour M. Thiers, une véritable tentation, et, en accédant à ses désirs, on s'assurait son plein et entier concours. C'est armé de ces très exactes

il

et très sérieuses indications que j'avais adressé, à l'Empereur, la lettre qu'on a lue plus haut et la note dont j'ai donné les principaux passages.

Peu de jours après l'envoi de ma lettre, je recevais une invitation pour dîner aux Tuileries. Le repas à peine terminé, l'Empereur m'invitait à le suivre dans l'un des salons où n'étaient pas encore entrés les invités, et, sans autre préambule, il me disait :

« J'ai lu votre lettre avec beaucoup d'intérêt; mais vous êtes bien sévère pour certaines personnes? »

« Sire, je l'eusse été plus encore sije vous avais plus complètement traduit tout ce que le monde politique, le monde des affaires, le monde des salons et déjà les classes moyennes disent quotidiennement de certains personnages qui vous approchent. Vous avez, dans votre conseil même, un ami dont le dévouement ne peut vous être suspect: c'est Abbatucci. Vous avez, avec raison, confiance en ses lumières, en sa sagesse, en sa pénétration, en sa probité. Il a par ses procureurs généraux, les renseignements les plus autorisés sur la province, et, par ses anciennes relations parlementaires, il a, mieux qu'un autre, les reflets de ce qui se dit dans les groupes déjà constitués de l'opposition. Veuillez l'interroger et le presser de s'expliquer nettement. Veuillez aller plus loin, Sire, veuillez lui communiquer ma lettre et la note qui l'accompagne; j'affirme qu'il ne trouvera aucune de mes critiques trop sévères et qu'il s'associera à plusieurs d'entre elles. »

<< Mais, pour être aussi affirmatif, avez-vous donc causé de toutes ces choses avec Abbatucci? »

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