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à l'occasion des tabacs, des douanes; car il s'agissait ici de l'humanité et de la liberté des hommes.

M. le comte Molé, président du Conseil, demandait uniquement si l'opportunité de cette mesure salutaire était arrivée. La position de nos colonies, celle de la France permettait-elle de tenter actuellement cette grave entreprise ? Les différents avec Haïti, la question des sucres dans nos Antilles n'étaient-ils pas des obstacles à la loi sur l'affranchissement des esclaves? Le chef du Cabinet regardait l'indemnité préalable à accorder aux colons comme le point de départ de l'opération; mais il différait sur le chiffre avec M. Passy, et ne pensait pas le moment venu même de discuter cette question.

Repoussant cette demande dilatoire, M. de Lamartine objectait que ce n'était pas auprès des possesseurs coloniaux qu'il fallait requérir des renseignements; l'heure d'affranchir l'esclave devait sonner, alors que la métropole serait assez éclairée, assez politique pour se présenter avec l'indemnité d'une main et l'émancipation de l'autre. Refusant à M. Passy le droit de laisser une génération tout entière plongée dans la servitude, il s'écriait :

Pourquoi concédez-vous ce qui ne vous appartient pas, le principe révoltant de la possession de l'homme par l'homme pendant une génération tout entière; pendant ces longues années qui s'écouleront depuis le jour où le dernier des noirs né en 1838 aura vécu, jusqu'au jour où il aura cessé de vivre, c'est-à-dire, pendant un siècle, peut-être ? Quoi! pendant tout ce temps vous allez accorder une sorte de bill d'indemnité à ce crime social, à cet état de nos colonies, sous lequel des hommes semblables à vous sont traités comme de vils animaux, vendus, traqués, revendus en gros et en détail; le père à un maître, le fils à un autre, la mère à un troisième! où des enfants, des femmes sont chassés à un travail forcé de seize heures, avec le fouet pour salaire! où le germe de la famille est systématiquement étouffé, de peur que les liens de famille venant à se former, n'empêchassent l'abrutissement plus lucratif de l'espèce; où l'on défend d'apprendre à lire; où l'on provoque au plus brutal concubinage; où il y a des milliers d'hommes qui ne connaissent ni nationalité, ni'propriété, ni religion; qu'on a arrachés à leurs pères, à qui on arrachera leurs enfants; à qui on jette une femme pour s'enrichir de sa fécondité, à qui on la retire, de peur que l'affection venant å se former, elle cmpêchât de revendre l'humanité en détail.

Quoi vous maintiendrez un état de choses qui, tant qu'il existe, provoque à la contrebande d'hommes, qui envoie chercher par une cupidité effrénée ces cargaisons humaines dont l'océan engloutit la moitié, pour cacher le reste: cette contrebande d'hommes qui faisait dire à M. Peel, commissaire de l'enquête, en 1829, qu'un vaisseau négrier avait été reconnu contenir, dans un espace donné, la plus grande masse de crimes, de tortures et de profanations humaines ! »

L'honorable député ne reconnaissait d'utile et de normale que l'émancipation anglaise avec l'indemnité préalable aux colons, et la prévoyance, l'apprentissage pour l'avenir et l'initiation prudente à la liberté. Il ne fallait pas s'effrayer de l'énormite des sacrifices: l'Angleterre n'avait pas craint de jeter 500 millions pour racheter ce grand principe de la dignité humaine; la Chambre, il l'espérait, aurait le même courage. A cette mesure l'Etat gagnerait un principe de haute moralité, le colon une propriété légitime, de droit commun, en échange d'une propriété de droit violent et exceptionnel; enfin l'esclave y gagnerait la vie indépendante, la propriété, la famille, la religion, tous ces biens estimables qui constituent l'homme libre et civilisé. Évaluant ensuite à 4 ou à 5 millions par an les frais de l'indemnité, il prévoyait que l'esclavage serait tari, le jour où la France le voudrait, et votait pour la proposition de M, Passy, tout en reconnaissant son insuffisance.

Dans la pensée de M. Berryer, il y avait trois questions à résoudre avant d'entrer dans la voie de l'émancipation : préparer l'éducation morale des noirs, donner la sécurité aux blancs, et fournir des garanties de travail; autrement c'était faire un acte de cruauté, d'inhumanité, car il était impossible de comprendre la liberté sans les mœurs et sans le travail.

M. Odillon-Barrot répliquait que la liberté était ellemême une cause de moralisation, et l'Angleterre en avait donné l'exemple. Des missionnaires avaient été envoyés à ces malheureux esclaves; mais les colons s'étaient opposés à l'éducation religieuse des noirs, de peur qu'ils ne montassent à la dignité d'hommes, et, à son avis, il importait

de protéger par l'indemnité [une propriété dont la source était flétrie et qui se trouvait dans une situation violente. L'orateur s'associait à l'idée de M. Passy, en ce que sa proposition attaquait, détruisait la reproduction de l'esclavage, et le réduisait au fait de possession, qui seul parlait à l'équité de la loi.

Votant contre la prise en considération, M. d'Angeville, reprochait aux partisans de M. Passy de ne pas tenir compte des changements opérés dans la condition des noirs; il assurait que depuis 1830 ils étaient bien traités et qu'il était sage et prudent d'attendre les résultats généraux de l'émancipation anglaise qui devait être complétée en 1840.

:

M. Guizot regardait la proposition comme la mise à l'ordre du jour de la question de l'esclavage; c'était l'étude sérieuse de la Chambre sur cette matière, et non l'exécution de la mesure qu'on invoquait c'était l'opinion publique qu'on préparait et qui devait donner au Gouvernement la force morale pour faire le bien et surmonter les obstacles. Il y avait, aux yeux de l'orateur, beaucoup de vrai et de bon dans l'émancipation des enfants à naître, et il fallait préparer la solution de l'abolition progressive de l'escla vage

Le ministre des finances était loin de partager l'opinion de M. Guizot, qui, disait-il, étant ministre, avait remercié M. Passy de la réserve avec laquelle il avait démandé l'anéantissement de l'esclavage; il en appelait à l'ouvrage savant de M. de Tocqueville, sur les Etats-Unis, qui n'avait vu de solution possible que par l'extermination d'une des races; de plus, l'avilissement du travail dans les colonies, où l'homme libre ne croit jouir de sa liberté que lorsqu'il ne travaille pas, paraissait au ministre un préjugé funeste qu'il importait de détruire. Il pensait qu'on s'était trop pressé en Angleterre, et qu'il fallait attendre une expérience décisive.

M. Passy remercia la Chambre de l'appui qu'elle lui prêtait; il la félicitait de n'avoir fait entendre aucune de ces objections, fondées sur une prétendue infériorité native de la race noire. Selon lui, le bruit de pareils débats ne pou

vait être funeste; on avait long-temps soutenu que l'abolition de la traite des noirs était impossible, le fait avait prouvé le contraire; la prospérité des îles d'Antigue, des Bermudes, donnait la mesure des bienfaits de l'affranchissement et du travail libre; enfin, s'il y avait quelques dispositions vicieuses dans sa proposition, il n'avait eu dessein que d'indiquer un point de départ à la discussion, et de hâter l'émancipation coloniale.

M. Mauguin, qui avait été chargé des affaires des colons, reprochait aux partisans de la proposition de ne pas imiter l'Angleterre d'une manière complète, dans les moyens de la moralisation des noirs; il craignait que l'on ne mît la liberté dans des mains inhabiles à en profiter. Quant aux esclaves d'Antigue, s'ils avaient été émancipés, bientôt le manque de travail les avait ramenés forcément au domicile de leurs anciens maîtres, qui avaient alors tarifé la main d'œuvre à un prix si bas, que l'esclave devenu libre s'était vu forcé de travailler plus qu'auparavant, sous peine de mourir de faim, le vagabondage ayant été sévèrement défendu; mais dans les autres Antilles, couvertes de forêts impénétrables où la loi ne peut arriver, au fond desquelles l'esclave ira chercher le loisir et la nourriture de chaque jour, il fallait s'attendre à la mollesse, à la nonchalance et à la vie nomade du nègre, pour qui la liberté est le bonheur de dormir et de ne rien faire. Il y avait en résumé trois données à consulter l'état moral du négre, la position des blancs, et celle de nos finances. Quant à l'Angleterre, elle semblait se repentir d'avoir émancipé ses colonies.

Arrivant à l'état moral, il disait :

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Il n'y a pas chez eux de mariages légitimes. Et cependant, pour moraliser une population, il faut d'abord créer la famille. Encouragez les mariages légitimes chez les nègres; encouragez-les par des primes; la famille une fois créée, les esclaves se rapprocheront du maître; les enfants recevront plus de soins; ils ne seront plus abandonnés à la mère; le père lui-même veillera sur eux, et peu à peu s'établira l'autorité des exemples.

« Voulez-vous que j'ajoute une chose qui paraîtra bien frivole (et Cependant dans nos anciennes lois somptuaires je trouverais des exemples):

Vous ne déterminerez pas au travail un homme porté à l'oisiveté, si vous ne lui donnez des besoins. Obligez le nègre à porter des vêtements, et pour cela punissez ceux qui n'en auraient point; en même temps, ennoblissez le travail de la terre; enfin donnez aux nègres une instruction morale religieuse; envoyez-leur des missionnaires.

• On a dit que les colons refusaient l'éducation aux esclaves, qu'on leur refusait jusqu'à la consolation de là connaissance d'un être supérieur : il n'en est rien; la Guadeloupe, maintenant même, demande des missionnaires, elle en appelle elle-même: ce qu'il faut, c'est qu'ils donnent une éducation morale et non superstitieuse.

• Toutes ces considérations coûteraient 2 ou 3 millions par année, voulezvous les donner ?

« Dans quinze ans, l'instruction sera faite et la société changée; alors les nègres seront comme les travailleurs de nos campagnes; alors vous aurez opéré le bien qu'on vous demande, vous l'aurez opéré lentement en quinze années, mais vous l'aurez opéré sûrement et sans dépenser 260 millions

Quant à la proposition de M. Passy, il est impossible de l'admettre. Il s'agit de créer la famille, et il veut la faire commencer par l'enfant, par l'enfant qui ne puisera dans son éducation que le mépris pour sa mère et ses frères! Il serait libre, il serait noble, lui, et toute sa famille serait esclave! C'est ainsi que vous croyez moraliser une société ! Et les 50 francs par année et par enfant, voulez-vous que je vous en dise le total au bout des dix premières années et au bout de l'expérience? Six mille enfants seulement, au bout de dix années, c'est 16 millions. »

L'orateur terminait en citant l'exemple et les malheurs de Saint-Domingue. Après ce discours, interrompu par de vives exclamations du côté gauche, la Chambre consultée prit en considération la proposition de M. Passy, à laquelle néanmoins il ne fut pas donné suite.

25 Janvier 1838, M. Bernard, ministre de la guerre, soumit à la Chambre un projet de loi relatif à l'appel de quatre-vingt mille hommes, sur la classe de 1837; le 30 du même mois, fut nommée la commission chargée de l'examiner. Elle était composée de MM Bugeaud, de Lusignan, Garraube, Schauenburg, Bonnemain, Billaut, Dulimbert, Enouf, Paixhans.

Dans le rapport qui fut fait le 15 février, M. le colonel Paixhans établissait que le chiffre du recrutement étant chaque année le même, le contingent diminuait par le fait de l'accroissement continuel de la population. La commission désirait aussi par son organe que les tableaux de

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