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Au-dessus des disputes, des passions, si vous voulez, des excès de tous les partis, il y a un fait qui domine l'histoire de ces dernières années. C'est l'immense, l'universelle aspiration de ce pays vers l'apaissement et la reconciliation. (Applaudissements à gauche et au centre.) C'est le désir impérieux de voir enfin les cœurs se rapprocher et les volontés s'unir dans le service de la patrie, dans le commun dévouement à sa grandeur.

Au milieu de cette variété que j'ai dite, des idées, des opinions, des croyances, qui divisent nos générations, il semble qu'à la place de l'unité des intelligences et des âmes, désormais brisée, qu'aucune force humaine ne peut rétablir, grandisse chaque jour et se fortifie le sentiment, le besoin, la nécessité de la concorde patriotique. Dans l'écroulement de toutes les institutions du passé, dans le déchirement de tous les liens qu'elles avaient formés, l'idée de la patrie devient chaque jour plus puissante: il semble que, par un secret instinct, la foule embrasse plus étroitement son image sacrée comme la cité romaine le palladium antique, pour lui demander de rétablir entre les citoyens l'harmonie rompue : et c'est là, dans ce concours de tous au bien public, que peut se rencontrer seulement cette unité morale que vous cherchez vainement dans les lois et dans les décrets (Vifs applaudissements à droite et au centre.)

Le pays le sait, le sent et le comprend : seules les assemblées politiques et les coteries électorales l'ignorent encore. Hors d'ici, ces deux, ces vingt jeunesses élevées avec des tendances contraires se rencontrent, se coudoient et se fusionnent au service du peuple,des lettres, des sciences et des arts. C'est la vraie, la juste, la saine démocratie, celle qui n'éveille pas l'envie, mais l'émulation. Tout ce qui pense, tout ce qui réfléchit, tout ce qui travaille dans la nation demande aux Français de s'unir loyalement sur ce terrain commun, où ils peuvent se rencontrer dans ce respect mutuel des droits de la conscience. (Applaudissements au centre et à droite.)

Vous n'avez pas voulu que cet apaisement pùt se faire ; vous avez durement, brutalement repoussé les mains qui s'avançaient (interruptions à gauche), offrant ainsi pour la première fois le spectacle d'un Gouvernement qui rejette avec horreur l'adhésion de ses anciens adversaires. Vous avez fait plus, vous avez excommunié, rejeté de vos rang vos propres amis, parce qu'ils n'étaient point de la secte dominante. (Nouveaux applaudissements à droite et au centre.)

Puis, pour mieux assurer les divisions dont vous vivez, vous avez froidement, délibérément, rallumé dans ce pays la guerre religieuse, cette guerre que vos prédécesseurs ont tentée, à laquelle ils voulurent renoncer quand ils en connurent

les fruits et qui inspirait, il y a douze ans, à M. ChallemelLacour ce discours célèbre, si éloquent, si courageux, dont M. Renault-Morlière vous a rappelé l'autre jour un magnifique passage. Vous dédaignez ses avertissements. Poussés par le parti socialiste, vous voulez de nouveau reformer contre vous la grande, l'immense armée des mécontents. Soit! ce sera votre responsabilité, monsieur le Président du Conseil, devant le pays et devant l'histoire.

Je crois qu'elle pèsera lourdement sur vos épaules et sur votre nom. La nôtre est dégagée. Il ne nous reste qu'à combattre avec toute notre énergie, sans rien abandonner des droits qui nous appartiennent et sans perdre l'espérance de trouver encore, dans le pays et dans le Parlement, des hommes assez indépendants, assez confiants dans la liberté, pour les défendre avec nous. (Applaudissements répétés à droite et sur divers bancs au centre. L'orateur, en regagnant son banc, reçoit les félicitations de ses amis.)

PIÈCE B

Discours prononcé à la Chambre des députés par M. Waldeck-Rousseau, Président du Conseil, ministre de l'intérieur et des cultes, sur le projet de loi relatif au contrat d'association.

M. WALDECK-ROUSSEAU,président du conseil, ministre de l'intérieur et des cultes. Messieurs, le débat qui est engagé devant la Chambre a mis en présence les opinions les plus opposées, et il a fait surgir de part et d'autre des contradictions aussi éloquentes que passionnées. Il ne faut pas en être surpris, car une loi sur les associations est le point inévitable de rencontre où doivent venir se heurter deux doctrines qui, depuis longtemps, se disputent l'empire du monde et le gouvernement des Etats, celle de la suprématie de la société civile, celle de la prééminence du pouvoir religieux. (Applaudissements à gauche.)

Nous verrons une fois de plus car cette démonstration ne sera jamais assez faite que la thèse de l'indépendance absolue des associations religieuses, des congrégations soustraites à l'autorisation préalable, soustraites au contrôle, n'a jamais été une thèse de gouvernement ou d'Etat, et qu'au contraire elle a toujours été l'une des formes de ce que l'hono

rable M. Piou, appelait, à une séance précédente, inexactement peut-être, l'affirmation catholique.

Quoi qu'il en soit, Messieurs, il me semble qu'un premier résultat est déjà acquis. On peut rester fidèle à la première de ces doctrines...

M. Maurice BindER. Ce n'est pas votre cas. (Exclamations à gauche.)

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL.... et alors il faut lui donner et l'organisation et les sanctions logiques qu'elle comporte; on peut, au contraire, rompre avec elle, tourner le dos à une tradition à la fois universelle et séculaire; il faut encore le dire très hautement, très franchement. Mais ce qui n'est pas possible, c'est de conserver un statu quo qui ne constitue plus, à vrai dire, qu'une équivoque dangereuse et également impuissante à sauvegarder la suprématie qu'elle reconnaît ou à empêcher les empiétements qu'elle condamne. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)

Le projet de loi qui est soumis à la Chambre, et que je défendrai devant elle, ne me paraît pas mériter du moins le reproche d'être un projet de circonstance. J'ai eu l'honneur de le déposer en 1882, au lendemain de la chute du ministère Gambetta, qui l'avait élaboré. Je l'ai repris ensuite, au nom du ministère Ferry, en 1883, et, en présence des affirmations que j'ai entendues tout à l'heure et qui tendent à présenter cette entreprise comme aussi récente que téméraire, il me faut quelque effort de mémoire pour me souvenir que, dans le ministère Ferry, je n'avais point M. Millerand comme collaborateur, mais que j'avais l'honneur d'être assis à ses conseils entre M. Challemel-Lacour et l'honorable M. Méline. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche. Bruit au centre.)

M. JULES MÉLINE. Dans le projet dont vous parlez, il n'y avait pas la confiscation.

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. Le ministère actuel a fait de la loi sur les associations un des articles essentiels de son programme. Il considère le vote de cette loi comme une partie nécessaire de son œuvre ; il demande à la Chambre, qui lui a donné sa confiance depuis dix-huit mois, de la lui maintenir afin que cette partie de sa tâche s'accomplisse et, si nous nous étions trompés, nous déclinerions des responsabilités qu'il est aisé d'apercevoir et que nous n'entendons pas encourir.

C'est la seule réponse que je veuille faire à des récits ou à des fables ou trop ingénieuses ou trop ridicules, mais dont une certaine perfidie marque suffisamment la source et l'origine. (Applaudissements à gauche, à l'extrême gauche et sur divers bancs au centre.)

M. SIMYAN. La morale des jésuites en action!

M. L'AMIRAL RIEUNIER. On pourrait rétorquer l'argument à l'égard des francs-maçons.

M. MAURICE BINDER. Quand on a affiché des variations politiques telles que les vôtres, monsieur le Président du Conseil, on ne peut pas tenir un pareil langage.

M. LE PRÉSIDENT. Je vous prie, monsieur Binder, de ne pas interrompre.

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. Le projet du Gouvernement a été attaqué à la fois au point de vue juridique, au point de vue politique et au point de vue des intérêts religieux. Je m'efforcerai de répondre aux considérations qui ont été développées dans ces divers ordres d'idées.

Je montre par là suffisamment à la Chambre que ma tâche est lourde; qu'elle sera peut être longue. Il me faudra pénétrer d'abord dans le domaine un peu aride, mais calme, du droit, pour rentrer ensuite dans la zone, à coup sûr plus agitée, de la politique et des considérations qui ont été apportées ici même avec tant d'éloquence.

Quelle est l'économie du projet? Je tiens à la faire saisir dans sa précision, car beaucoup d'arguments qui ont été développés reposent sur une équivoque, je voudrais essayer de la faire disparaître.

Le titre même qu'il porte indique le critérium auquel, suivant nous, il convient de demander la solution d'un problème qui a préoccupé tous les hommes publics et tous les législa teurs. Les mots dont on s'est servi le plus souvent : « liberté d'association », m'ont paru, tout en contenant une vérité, répondre cependant à une terminologie un peu trop vague. Quand on dit : « liberté de penser, liberté d'écrire,» on emploie des termes à la fois exacts et suffisants, car chacune de ces libertés, pour se manifester, n'a besoin que d'un acte individuel et ne suppose pas un accord intervenu entre plusieurs. Que si, au contraire, nous parlons de la liberté d'association, le mot est juste en ce sens qu'il n'est pas plus permis de contraindre quelqu'un à l'association que de la lui interdire. Mais s'il veut mettre ce droit en œuvre, il faut qu'il s'adresse à d'autres citoyens; il faut qu'il jette avec ces personnes les bases d'une entente, qu'il forme, en un mot, un contrat. C'est pourquoi l'article 1er du projet définit l'association: une convention qui intervient entre deux ou plusieurs personnes dans un but déterminé.

Cette constatation inscrite au frontispice du projet de loi n'a pas seulement pour but de donner satisfaction à la curiosité ou à l'esprit critique du jurisconsulte; elle emporte, à notre sens, des conséquenees beaucoup plus graves, car elle

à

pour effet de déterminer a priori quels sont les principes qui vont s'appliquer à l'association.

Si l'association est un contrat ordinaire semblable à tous les autres, la lois existe déjà virtuellement; elle n'est plus à faire; on pourrait soutenir qu'elle est faite.

Elle est faite, Messieurs, sur un premier point et non pas le moindre. C'est un des principes du droit commun les plus certains qu'il suffit, pour qu'une convention se forme valablement, qu'elle ait un objet licite et qu'elle ne saurait se former si elle a en vue un objet illicite. Par conséquent, on ne peut demander au nombre des associés le motif en vertu duquel une association sera permise et telle autre défendue ; et, pour rappeler une expression que j'avais insérée dans l'exposé des motifs de 1882, on ne saurait plus soutenir que ce sera un chiffre qui, entre ce qui est permis et ce qui est défendu, servira de frontière. (Très bien ! très bien !)

Mais, à l'inverse, ce qui sera permis ou défendu se trouve déterminé et précisé avec non moins de clarté et de force. Toute convention, je viens de le dire, suppose un objet licite. Aucune convention ne peut se former si elle blesse une règle d'ordre public. De là vient que, dans l'article 2, nous avons interdit ce principe qu'une association fondée sur une cause illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs ou à l'ordre public est une convention nulle; et je ne crois pas que, contre cette proposition, on puisse valablement s'inscrire.

Toutefois, je dois reconnaître que l'honorable M. RenaultMorlière a éprouvé devant ces mots « l'ordre public » une certaine hésitation; il les trouve trop vagues, pas assez expressifs. Qu'est-ce que l'ordre public? Il éprouve des scrupules qui m'étonnent chez un jurisconsulte aussi éminent, car les expressions qu'il critique dans le contrat d'association sont inscrites, on peut le dire, dans tous les contrats que notre code a réglés. Elles sont écrites dans l'article 1108; « Il faut une cause licite à obligation ; » dans l'article 1131: « L'obligation sur cause illicite est nulle, » et dans l'article 1133 qu'il connaît à merveille : « La cause est illicite quand elle est contraire aux bonnes mœurs et à l'ordre public. »

Je remarque que la même expression qui, dans l'article 1132, n'avait éveillé dans son esprit aucune hésitation, aucun trouble ne lui a semblé trop vague et trop indéterminée que du moment où elle a trouvé place dans le projet de loi actuel.

Mais la loi contient encore des précisions précieuses qui viennent à notre secours. Par exemple, l'article 1128 : « Il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l'objet de convention. » Il existe encore un article 1780 qui prohibe les engagements perpétuels; tout un chapitre de notre code repose sur la règle d'ordre public, de la libre circulation

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