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espérances qu'elle avait données ; qu'elle avait laissé le terrain social encombré de ruines, ou de constructions incomplètes. En regardant la société qui succédait à la révolution, nous avons vu, comme tout le monde, que le doute et l'incrédulité à l'égard des choses qui obligent les hommes étaient universels, que le sentiment du droit était général, et celui du devoir ou nul ou trèsrestreint; nous avons vu qu'en l'absence de croyances morales, les hommes s'étaient réfugiés dans un matérialisme grossier, ou un égoïsme hypocrite. Nous avions été des premiers à dire que la première période de la révolution, celle de la destruction, était terminée, et qu'il fallait se hâter d'entrer dans la seconde période, celle de la réorganisation sociale. Nous avons entendu répéter la même chose partout, aussi bien dans les livres que dans les journaux ; et nous croyons encore ne nous être point trompés. Ce sont ces pensées qui ont dicté nos préfaces.

La doctrine des Droits de l'Homme, avons-nous dit, est impropre à réorganiser la société; car le droit individuel ne peut engendrer que l'intérêt individuel; et les intérêts individuels séparent les hommes et ne les associent point. Tout gouvernement fondé sur l'intérêt doit périr, car il subira toutes les chances des hostilités et des concurrences individuelles.

La vie sociale véritable est nécessairement une vie de sacrifice; car, pour l'accomplir, il faut souvent que l'individu aille jusqu'à ce point de dévouement de donner sa propre vie; il faut toujours au moins qu'il renonce à satisfaire complétement ses passions, et qu'il règle son égoïsme selon certaines exigences. Or, vivre ainsi c'est accomplir des devoirs.

La doctrine du devoir est donc la seule propre à réorganiser aussi bien qu'à maintenir la société ; car elle seule apprend aux hommes à faire abnégation d'eux-mêmes et de leurs intérêts; elle seule exprime la position véritable, c'est-à-dire, la position de

dépendance volontaire, à laquelle tout être social doit nécessairement se résoudre. Dans cette doctrine, le droit n'est que le moyen du devoir.

Mais il ne suffit pas de reconnaître un devoir abstrait; il ne suffit pas de savoir qu'il est le fondement de toute réorganisation comme de tout état social; il faut encore connaître quel est ce devoir. Il n'est point nécessaire seulement que l'homme se dévoue, il faut plus encore: il faut qu'il opère des sacrifices dans une direction déterminée, qui ne peut être ni celle d'un intérêt collectif ou individuel, ni celle d'une personne, parce que les intérêts, comme les personnes, sont périssables et ne sont point souverainement obligatoires; car les intérêts, aussi bien que les égoïsmes, aussi bien que les droits se valent. Il n'y a aucune raison pour que l'un se subalternise volontairement à l'autre. Enfin, il faut que cette direction soit telle, que le pouvoir aussi bien que le plus humble des citoyens obéisse au même devoir.

Qu'est-ce en effet qu'une nation? Une nation est une association d'hommes unis pour pratiquer et agir dans le même but. La communauté de but et d'acte, telle est la condition d'existence des nationalités. Cette communauté est la source du devoir pour chacun des membres qui y prennent part. Le but national ne peut donc être non plus ni un intérêt ni une personne, car ce doit être quelque chose d'aussi durable que la nationalité le peut être; quelque chose d'obligatoire pour tous, jeunes et vieux, grands et petits, pouvoir et sujets, présents et à venir; quelque chose que toutes les nations puissent reconnaître, et qui leur serve de terrain commun pour traiter de la paix et de la guerre; quelque chose enfin de supérieur aux nations elles-mêmes, sans quoi, ni l'individu ni les nations n'y trouveraient une autorité suffisante pour les obliger.

Or il existe une institution non-seulement supérieure, mais

encore antérieure à toutes les nations, dans laquelle, si l'on étudié sérieusement l'histoire, on reconnaît que celles-ci ont choisi leurs fonctions ou leurs buts : c'est la loi générale qui règle

les rapports des hommes entre eux, des hommes avec le monde et avec Dieu; c'est la loi morale. L'immense majorité des hommes s'est accordée pour la considérer comme une création analogue à celle du monde, c'est-à-dire comme une institution venant directement de Dieu. Quelques hommes dispersés dans la durée de quelques siècles, c'est-à-dire une faible minorité, ont nié l'origine de cette loi. Mais pour juger cette négation, il suffit d'en chercher les motifs. Que voulaient-ils en donnant la morale comme une institution humaine? S'autoriser à choisir parmi les préceptes qu'elle contenait, c'est-à-dire à faire de l'éclectisme à cet égard selon que l'exigeraient leurs passions et leurs intérêts. Ces intentions secrètes sont clairement indiquées dans la conduite de la plupart d'entre eux et surtout dans celle de leurs protecteurs. Le matérialisme ne fut-il pas la religion de la noblesse débauchée de la Régence, du règne de Louis XV et de Louis XVI? Hobbes ne fut il pas pensionné par les Stuarts?

Quels argumens ces incrédules ont-ils fait valoir contre l'origine divine de la morale? Ils ont invoqué la science parce qu'ils la croyaient une œuvre tout humaine. Ils ne savaient pas que les principales découvertes qui en font la base, la logique et le point de départ, avaient été faites par conclusion de cette morale? Ces grands savans n'avaient pas lu les ouvrages des inventeurs dont ils se disaient les élèves. Quoi qu'il en soit, ils ont affirmé que le monde était éternel. Et voici que la science moderne prouve qué, conformément à la tradition ou plutôt à la révélation, ce monde a été créé, et que l'espèce humaine est elle-même une création très-moderne. Voici qu'une loi découverte dernièrement, la loi du progrès, loi applicable également au monde des brutes et au monde humain, vient placer sur le même rang et la série des créations qui ont fait le monde tel qu'il est, et la série des révé

lations qui ont conduit l'humanité au point où elle est. Elle nous explique l'histoire, en nous apprenant qu'une révélation est un but proposé aux hommes, que les nations sont comme des fonctions ou des tendances vers ce but, qu'elles périssent lorsqu'elles en sortent, qu'elles grandissent lorsqu'elles y sont fidèles.

Comment les incrédules ont-ils expliqué la supériorité incommensurable du révélateur sur les autres hommes ? Ils ont dit qu'il avait du génie. Mais que doit-on entendre par génie? On ne nous l'a point appris. Ainsi ils ont donné une solution qui elle-même a besoin d'en recevoir une. Ils ont répondu à la question en la re. posant sous une nouvelle forme. Qu'est-ce en effet que le génie? Nos pères n'ont-ils pas eu grande raison de croire que c'était un don de Dieu, c'est-à-dire une force spéciale créée ainsi que toutes les forces, et que chez le Révélateur c'était Dieu lui-même présent à une ame humaine, et parlant par la bouche d'un homme. C'est un miracle, dira-t-on! mais le monde où nous vivons n'estil pas plein de miracles pareils? Est-il un véritable savant qui ne soit obligé de reconnaître que dans la moindre combinaison chimique, la moindre génération, il y a manifestation d'une force inexplicable dans l'essence, et qu'il faut bien considérer comme créée. Ni Copernic, ni Kepler, ni Van-Helmont, ni Descartes, ni Newton, ni Bacon, ni Bonnet, ni Cuvier, etc., n'ont jamais douté de cette vérité.

La vérité de la morale, la réalité de cette loi de rapports, est démontrée par l'expérience la plus étendue qu'il soit donné aux hommes de faire. Elle a conservé l'humanité, et l'a portée au point où nous sommes parvenus. Or, si cette morale était fausse, il n'en serait point ainsi. En effet, l'humanité est fonction de l'univers; si elle n'avait pas agi en masse, selon la loi de sa fonction, elle n'existerait plus. Or, elle existe et ce fait seul suffit à démontrer que la loi morale est l'une des lois fonctionnelles qui régissent l'univers.

La morale, comme nous l'avons longuement exposé, est le criterium universel et immuable que l'on doit invoquer aussi bien en politique qu'en philosophie, aussi bien dans la science que dans l'art.

Ainsi, il est d'une parfaite logique de conclure que lorsque l'on veut réorganiser la société, il faut faire appel à la morale et aller chercher les bases de la réédification dans cette loi générale des rapports qui unissent les hommes entre eux et avec tout ce qui n'est pas eux.

Par ce moyen, on ne tentera point une chose impossible, savoir, de séparer l'avenir d'une nation de son passé. Enfans d'une civilisation et de doctrines que nous n'avons point faites, usant d'une langue que nous avons apprise, nous ne viendrons point prétendre que des idées qui nous ont été enseignées ou qui ne sont que des conséquences des idées antérieures, ont été créées par nous, et par suite que nous pouvons, selon notre caprice, créer un monde tout à fait nouveau.

Dès qu'on sera placé sur ce terrain on comprendra que la morale est un but, et qu'il nous est donné aujourd'hui de faire seulement un pas de plus vers ce but; on saura enfin que le progrès dans la société humaine consiste uniquement à s'approcher de plus en plus du terme de perfection politique que nous offre la loi morale.

Arrivés à ce point, il ne s'agit plus que de sortir des termes abstraits dans lesquels nous nous sommes tenus enfermés jusqu'à ce moment et d'entrer dans les réalités : il suffit de nommer la morale chrétienne pour saisir le passé et deviner l'avenir. C'est sur le terrain de cette morale que se sont développées les nations modernes de l'Europe; c'est l'application de cette morale qu'elles demandent dans leurs désirs les plus exagérés, même au milieu

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