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que deux communautés politiques indépendantes sont en paix l'une avec l'autre et avec toutes les autres communautés politiques indépendantes, des individus faisant partie de ces deux communautés puissent être en guerre entre eux et créer ainsi aux communautés auxquelles ils appartiennent respectivement des obligations et des droits spéciaux affectant à la fois les rapports mutuels de ces communautés et leurs rapports avec les autres communautés politiques en dehors des relations générales de paix existant parmi les communautés elles-mêmes. La guerre, en tant que source de droits spéciaux entre les parties belligérantes ainsi qu'entre les parties belligérantes et les neutres, ne doit donc pas être confondue avec la guerre dans le sens plus étendu dans lequel Grotius emploie ce terme au commencement de son ouvrage, c'est-à-dire comme indiquant toute sorte de lutte par la force, par opposition avec la procédure judiciaire. «< Sans doute », dit Grotius, « la liberté de la guerre privée, qui existait avant l'établissement des tribunaux judiciaires, a été de beaucoup restreinte; cependant il y a des cas où cette liberté existe encore, par exemple partout où les tribunaux judiciaires manquent; car la loi, qui défend à une personne de faire valoir son droit par toute autre voie que la procédure judiciaire, doit être équitablement comprise comme s'appliquant uniquement aux cas dans lesquels il y a accès à un tribunal judiciaire. » Or un tribunal judiciaire peut manquer momentanément ou d'une manière permanente. Il fait défaut momentanément dans toutes les occasions où l'on ne peut attendre l'intervention d'un juge sans qu'il en résulte un certain danger ou une certaine perte; il fait défaut d'une manière permanente, soit de droit, de jure, comme lorsqu'une personne se trouve dans un endroit inoccupé, tel que, par exemple, la haute mer, un désert, une île inhabitée ou tout autre lieu où il n'y a point de société civile établie; soit de fait, de facto, comme lorsque les membres d'une société civile ne veulent

pas se soumettre au juge, ou lorsque le juge refuse ouvertement de prendre connaissance de l'objet du litige. '

Dans tous ces cas Grotius est d'avis que la liberté de la guerre privée existe encore. Il n'est pas nécessaire de rechercher, en effet, si entre les cas où des individus, en l'absence d'un tribunal judiciaire, réclament leur droit par la force et les cas où une communauté politique revendique son droit par la force il existe une analogie de nature à autoriser Grotius à classer ces divers cas sous le même titre générique. Il suffira de ne point perdre de vue le sens le plus étendu dans lequel Grotius emploie le mot guerre et de se rappeler que les idées que ce terme exprime dans son système correspondent à cet emploi plus étendu du mot. Cette circonstance explique pourquoi les conclusions de Grotius diffèrent parfois de celles d'autres écrivains, qui limitent le sens du mot guerre à la lutte de communautés qui ne reconnaissent point de supérieur politique.

25. Grotius, en soutenant la liberté de la guerre privée et en cherchant à la soumettre à des règles analogues à celles qui doivent régir la guerre publique, était peut-être en progrès sur l'usage de son temps, qu'il réprouve, avec une aversion très prononcée comme « un abus licencieux de faire la guerre, duquel rougiraient même des nations. barbares; car on avait recours aux armes pour les plus légers motifs ou sans raison aucune, et, une fois les hostilités engagées, il n'y avait plus aucun respect du droit, divin ou humain, absolument comme si on laissait les gens libres de commettre toute sorte de crimes sans gêne.» Mais la société universelle des nations a heureusement fait des progrès considérables depuis le siècle de Grotius, et dans l'intervalle bien des choses qui répugnaient à sa véritable nature ont été lentement, mais définitivement éliminées de ses usages. S'il peut encore arriver par hasard que des indivi

1 De jure belli et pacis, L. I, Ch. 3, § 11.

par

dus, afin d'empêcher qu'un tort ou une perte grave leur soit causé par d'autres, n'aient d'autre ressource que d'employer la force, ce recours à la force n'est pas censé créer un état de guerre entre les parties elles-mêmes, ou entre les communautés politiques indépendantes auxquelles ces individus appartiennent. Il faut que les actes des individus soient autorisés par le pouvoir souverain des États dont ils sont sujets ou citoyens, avant de pouvoir être considérés comme créant l'état de guerre. C'est en vain que des communautés politiques indépendantes conviendraient de régler des discussions amiables tous les démêlés entre leurs membres respectifs, si les individus étaient libres de débattre entre eux leurs droits réciproques par la force. La guerre, dans le sens où ses droits et ses obligations rentrent dans le domaine du droit public, n'a donc point lieu entre les personnes privées : « Bellum est armorum publicorum justa contentio. » L'emploi de la force pour la revendication du droit sur le territoire d'une nation peut être un acte légitime de la part des individus, s'il est sanctionné par les lois qui régissent ce territoire; mais s'il ne l'est pas, c'est une atteinte portée à la paix de la nation à laquelle le territoire appartient, et punissable par l'autorité souveraine de l'État, sans que la paix des autres nations en soit en rien troublée. Par contre, l'emploi de la force pour la revendication du droit dans un endroit qui n'appartient exclusivement à aucune nation, mais auquel toutes les nations ont un droit égal d'accès, n'est un acte légitime de la part des individus qu'autant qu'il est autorisé par le droit commun des gens; car aucune nation ne peut prétendre au droit de mettre ses lois territoriales à exécution, à l'exclusion de toutes les autres lois, dans un lieu sur lequel elle n'a pas un droit exclusif de souveraineté.

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Par conséquent, dans un lieu qui est publici juris (de droit public), l'emploi de la force par des personnes privées,

'Albéric Gentil, de jure belli, L. I, Ch. 11.

s'il n'est pas autorisé par le droit public des gens, est une atteinte à la paix générale, justiciable de toutes les nations. Pour que l'emploi de la force par les individus au delà des limites du territoire de leur nation s'appuie sur le droit public, il faut que leurs actes soient revêtus d'un certain caractère public, qui ne peut leur être conféré que par l'autorité de l'État dont ils sont citoyens. Sous la sanction de cette autorité, le recours de la force par des personnes privées peut être justement regardé comme l'acte de la nation ellemême, et les parties contre lesquelles la force est alors exercée ont le droit de l'envisager comme un acte de guerre, contre lequel elles peuvent réagir à leur gré, conformément aux règles qui régissent les conflits des nations par les

armes.

26.-La guerre peut donc être regardée comme un état alternatif des relations internationales, qui remplace les rapports de la paix toutes les fois que les nations revendiquent leur droit par la force. Il est impossible, au milieu des rapports compliqués de la société internationale, que des différends ne s'élèvent pas entre les nations sur des questions de droit; et chaque fois qu'un semblable différend surgit, la question particulière de droit qui en forme la base doit être tranchée en faveur de l'une ou de l'autre nation, pour que la controverse soit apaisée et que l'échange des bons offices, but véritable de la société internationale, soit repris entre elles. Dans toutes les sociétés civiles, il a été établi des tribunaux, devant lesquels les contestations survenant entre les citoyens en tant qu'individus, relativement à leurs droits respectifs, peuvent être soumises à l'arbitrage de la raison; et si celui qu'un tel tribunal a jugé être l'auteur d'un tort n'en donne pas par suite réparation, il y est contraint par les forces réunies de tous les membres de la société civile à laquelle il appartient, c'est-à-dire par le pouvoir souverain de la société civile, en raison de la concentration dans la personne d'un chef suprême de l'au

Tw. - II.

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torité qui dirige l'action de ces forces. Mais, en ce qui regarde les obligations de la société naturelle, dont l'observation est surveillée par l'autorité souveraine d'un État dans le cas de la société civile, bien qu'elles s'imposent également dans la société internationale, l'accomplissement n'en peut être commandé par une autorité suprême analogue. Quand une question de droit est en litige entre des nations, il n'existe point de chef suprême à qui soit confiée la direction des forces réunies de toutes les nations, et qui soit, par suite, en état de faire exécuter la décision d'un tribunal auquel la question serait déférée. Mais les différends, que la contestation de droit fait naître, suspendent nécessairement les relations pacifiques des nations; car les nations, par rapport à leurs relations, sont sur le pied de l'égalité, et aucune d'elles ne saurait continuer d'entretenir des relations avec une autre sous le coup de l'inégalité qu'impliquerait la soumission volontaire à un tort; il s'ensuit donc que la société internationale exige que toute question de droit entre les nations se règle de manière à ne pas déroger à l'égalité qui existe entre les nations. En l'absence de tous les autres moyens de règlement, chaque nation appelle le concours des forces réunies de tous ses membres, et tâche de faire valoir ce qu'elle prétend être son droit, en usant de ces forces contre l'offenseur. Ainsi c'est par nécessité, quand elle ne peut obtenir justice par la voie judiciaire, qu'une nation entreprend la guerre. « Ex necessitate introductum bellum, quæ est quia inter summos principes populosque liberos judicium civile et inermis disceptatio esse non potest, qui judicem scilicet non habent et superiorem; unde meritoque summi sunt,et publicorum appellationem merentur soli, cum minores omnes loco privatorum

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1 Albéric Gentil, de jure belli, Comment. I, qui dit plus loin : « Et hinc fit ut bellum non sit ubi ea cessat necessitas ad Martem judicem recurrendi; cessat autem semper, si principes inferiores præliantur aut populi subditi; imo crimen læsæ majestatis patrant, si bellum gerunt. »

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