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marquer au point de départ de notre étude sur cette importante matière, le droit d'expropriation n'a pas été remis au gouvernement pour assurer à la société les avantages à attendre de l'harmonie à établir et maintenir entre les droits et les intérêts privés, à l'effet de faire concourir au plus grand bien de tous l'exercice du droit pour chacun d'user et disposer de sa chose. Ce résultat ne dépend que d'une réglementation de l'exercice du droit de propriété, à laquelle il est pourvu par les lois générales et spéciales de police. Le droit d'expropriation n'était nécessaire et n'a été donné que pour répondre aux exigences des besoins dont la satisfaction ne peut sortir que de mesures de l'office du gouvernement, qui font l'objet de services à la charge de l'État, et à l'égard desquels la destination des choses se résume toujours en une affectation à l'usage public. L'affectation à l'usage public, c'est là qu'est la limite assignée au droit si exorbitant et si légitime cependant de l'expropriation pour cause d'utilité publique, c'est là qu'est la garantie contre l'abus qu'on en pourrait faire, et si mauvais que puissent être les temps, cette garantie loyalement respectée suffira toujours à protéger les citoyens. Du moment que le gouvernement ne s'adresse à la propriété et ne la revendique que pour la soustraire à une jouissance privée et la livrer à une jouissance publique, pour la faire passer de privato ad publicum, rien de plus juste et rien de moins dangereux que le privilége qu'il exerce. Il est essentiellement juste que l'intérêt et le droit de la société aient raison des résistances de l'intérêt et du droit de l'individu, et l'intérêt et le droit individuel

trouveraient, au besoin, protection contre de trop grands et d'inutiles sacrifices dans l'intérêt qu'aura l'État lui-même à ne pas étendre sans mesure le domaine public, un domaine dont l'accroissement et la conservation ne peuvent jamais qu'être onéreux au trésor. Mais le jour où il serait loisible à l'État de faire invasion dans le domaine privé, et sous prétexte de le soumettre à une exploitation plus profitable à la société, de dessaisir un propriétaire pour se substituer à lui dans la possession et jouissance de son bien ou la transférer à un autre, ce jour-là l'État serait tout, le citoyen ne serait plus rien et le socialisme triompherait. Le législateur l'a bien compris, car il a pris soin de stipuler que, si les terrains acquis pour des «< travaux d'utilité publique, ne reçoi<<< vent pas cette destination, les anciens propriétaires << ou leurs ayants droit peuvent en demander la remise, » et a fait ainsi, de l'affectation à un usage public la condition absolue du droit pour l'État de prendre et garder la propriété des particuliers.

328. Je ne perds pas de vue toutefois que, dans ces derniers temps, on a cru pouvoir s'écarter du principe que je viens de présenter comme fondamental. Une loi du 13 avril 1850, relative à l'assainissement des logements insalubres et dont l'objet est de pourvoir à l'un des intérêts généraux placés sous la sauvegarde du pouvoir de police, va jusqu'à autoriser la commune à acquérir par voie d'expropriation et à revendre aux enchères les propriétés à l'égard desquelles les causes d'insalubrité ne peuvent être détruites que par des travaux d'ensemble. (Voy. art. 13.) Un décret du gouvernement provisoire, en

date du 3 mai 1848, relatif à la prolongation de la rue de Rivoli, a autorisé la ville de Paris à acquérir en totalité toutes les propriétés qui seraient atteintes par le percement, et à revendre les portions qui resteraient en dehors des alignements, en les lotissant pour la construction de maisons d'habitation bien aérées. (Voy. art. 3.) Enfin un décret dictatorial du 26 mars 1852 a repris et généralisé la disposition du décret de 1848; il y est dit à l'art. 2, « dans tout pro« jet d'expropriation pour l'élargissement, le redres<< sement ou la formation des rues de Paris, l'admi<«< nistration aura la faculté de comprendre la totalité << des immeubles atteints, lorsqu'elle jugera que les << parties restantes ne sont pas d'une étendue ou « d'une forme qui permette d'y élever des construc«tions salubres. Elle pourra pareillement compren<< dre dans l'expropriation des immeubles en dehors << des alignements, lorsque leur acquisition sera né<<< cessaire pour la suppression d'anciennes voies publiques jugées inutiles. Les parcelles de terrain acquises en dehors des alignements, et non suscep<< tibles de recevoir des constructions salubres, seront <«< réunies aux propriétés contiguës, soit à l'amiable, << soit par l'expropriation de ces propriétés, confor<< mément à l'art. 53 de la loi du 16 sept. 1807 (1). »

Ce sont là de graves dispositions, mais elles n'ont rien que d'éminemment exceptionnel et, en dehors de la dérogation qu'il a dû souffrir, le principe reste et reste dans toute sa force. J'ajouterai même que peutêtre n'appartient-il qu'à l'avenir de nous dire s'il ne

(1) Nous reviendrons sur ces dispositions spéciales dans le chapitre qui sera consacré à la voirie.

se cache pas un péril sous le bien que promettent ces mesures et, particulièrement, celles édictées dans l'intérêt de la voirie. J'ai sous les yeux une consultation délibérée en 1854, pour établir que le gouvernement serait en droit de concéder à une société de capitalistes le droit d'expropriation à l'effet de démolir et rebâtir Paris par quartiers; n'est-ce pas assez d'une pareille thèse publiquement soutenue (1) pour donner une idée des excès auxquels un gouvernement révolutionnaire pourrait être entraîné?

329.- Nous avons, pour plus de simplicité, raisonné comme si la société ne se personnifiait que dans l'État et ne pouvait avoir d'autre organe que le gouvernement. En réalité, il n'en est pas ainsi, les administrations départementales et communales sont au lieu et place du gouvernement pour les services de nature à être localisés. Il était donc rationnel d'autoriser le département et la commune à user du droit d'expropriation pour les besoins publics abandonnés à leurs prévisions. (Voy. L. 3 mai 1841, art. 3.) Ils ont, à cet égard, un droit propre, tandis que les entrepreneurs, concessionnaires et associations ne peuvent être admis à poursuivre l'expropriation pour cause d'utilité publique (Voy. ibid., art. 63) qu'en vertu et dans les termes d'une délégation du gouvernement, du département ou de la commune (2).

330.

Il n'est parlé dans les lois de 1833 et de

(1) Voyez le journal la Presse du 21 nov. 1854.

(2) Pour les établissements départementaux ou communaux, c'est au nom du département ou de la commune que doit intervenir le décret déclaratif de l'utilité publique. Un avis de la section de l'intérieur, en date du 10 sept. 1850, l'établit pour les hospices en particulier.

1841, de même que dans celle de 1810, que de l'expropriation immobilière; que faut-il conclure du silence gardé relativement à la propriété mobilière?

Le plus ordinairement, on n'éprouve de dommage dans ce genre de propriété, que par suite d'une atteinte portée à la propriété immobilière elle-même, et, l'accessoire suivant le sort du principal, les particuliers subissent pour l'une, la condition que la loi leur a faite pour l'autre. C'est ce qui arrive lorsqu'un propriétaire perd par la dépossession de son immeuble, les moyens d'exploitation de son industrie, ou bien, lorsqu'un locataire perd par la démolition du bâtiment qu'il occupe, le siége de son commerce. L'indemnité pour la perte mobilière offre même cela de remarquable, à l'égard du dernier, qu'elle fait l'objet d'un règlement distinct, aux termes de l'article 39 de la loi du 3 mai 1841.

Mais supposons que l'administration sente le besoin d'agir directement et exclusivement contre une propriété mobilière, de s'emparer, par exemple, d'une découverte pour la publier, ou bien d'un ouvrage scientifique ou littéraire, que les héritiers de l'auteur se refusent à faire imprimer ou réimprimer; pourrat-elle s'armer efficacement des lois qui autorisent l'expropriation pour cause d'utilité publique? Non certainement. Le droit d'expropriation, on l'a déjà vu, constitue une exception aux principes fondamentaux des lois civiles; il est, par conséquent, de son essence de ne pouvoir être étendu au delà des cas rigoureusement déterminés. Or, la loi de 1841, de même que celles de 1807, de 1810 et de 1833, n'est relative qu'aux immeubles.

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