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amiable de l'immeuble loué, a besoin, à l'égard des locataires, d'un jugement d'expropriation rendu dans les formes ordinaires. Une décision du conseil d'État du 18 août 1849 porte, en ce sens :

« Vu la loi du 3 mai 1841; - Vu, etc...

« Considérant que les travaux d'utilité publique << pour l'exécution desquels l'administration a mis les << sieurs Mouth et Mévolhon en demeure de délaisser <«< la maison qu'ils occupent à titre de locataires, ont « été autorisés par la loi ci-dessus visée; que si, par << un acte de cession volontaire, homologué par un « jugement du 3 février 1847, l'administration a « acheté ladite maison sans accomplir, à l'égard du << propriétaire, les formalités de la loi du 3 mai 1841, << relative à l'expropriation pour cause d'utilité publique, cette circonstance ne saurait la dispenser « d'accomplir lesdites formalités à l'égard des loca<«< taires qui ne consentiraient pas à une résiliation < amiable. >>

M. le ministre des travaux publics, il est vrai, avait soutenu une opinion contraire. « Le point sérieux du débat, disait-il, consiste dans la portée attribuée à l'art. 39 de la loi du 3 mai 1841. Cet article dispose que le jury fixe des indemnités distinctes pour les propriétaires, fermiers, locataires, etc. Le législateur a-t-il entendu, par cette disposition, conférer au jury la mission de régler les indemnités dues aux locataires, alors même qu'il n'y a pas à statuer sur les indemnités dues aux propriétaires? Je ne le pense pas; si le locataire est appelé devant le jury, c'est uniquement parce que les indemnités des locataires sont connexes avec celle du propriétaire, parce que, souvent,

il serait impossible de les régler équitablement l'une sans l'autre, et que, d'après le principe posé dans l'art. 171 du Code de procédure, dès qu'il y a connexité entre des contestations, elles doivent être soumises à une seule et même juridiction. Mais, quand il ne s'agit que de régler l'indemnité due au locataire, ce motif de connexité n'existe plus; dès lors le locataire ne peut plus réclamer que la juridiction compétente à raison du préjudice qu'il éprouve personnellement. Or, ce préjudice est un simple dommage, une privation de la jouissance temporaire qui lui avait été concédée, et c'est aux conseils de préfecture qu'il appartient de fixer l'indemnité pour des préjudices de cette nature.

«Les derniers paragraphes des art. 13 et 14 de la loi précitée prouvent qu'il n'y a lieu de faire rendre un jugement d'expropriation et de recourir au jury spécial, que lorsque l'administration n’a pu s'accorder avec les propriétaires. Du moment donc où il y a accord entre l'administration et le propriétaire et où il ne s'agit plus que de fixer le dédommagement dû à un locataire, la loi du 3 mai 1841 n'est plus applicable : cette loi ne s'occupe, en effet, que du cas d'expropriation totale ou partielle, et le locataire n'ayant aucun droit à la propriété de la chose à lui louée, ne subit pas d'expropriation; il souffre seulement un dommage.

Et cette doctrine, repoussée par le conseil d'État en 1849, a été accueillie et consacrée par une décision plus récente (Voy. décr. 14 septembre 1852, dame Tremery); mais nous ne pouvons croire que ce soit là le dernier mot de la jurisprudence: voici les

raisons qui nous semblent devoir la ramener à ses premiers errements :

Quel compte a-t-on à tenir de l'art. 171 du Code de procédure? Ce texte suppose deux tribunaux de même ordre, tous deux compétents à raison de la matière pour connaître d'une contestation, et il déclare que si la contestation portée devant l'un d'eux est connexe à une cause déjà pendante devant l'autre, le renvoi pourra être demandé ét ordonné; et que, sur ce renvoi, les deux causes seront jointes et qu'il sera statué par un seul et même jugement. Or, comment appliquer cette disposition à une question de compétence à raison de la matière, entre deux juridictions d'ordre différent, alors surtout que la loi, loin de permettre qu'il soit statué par une décision unique sur l'indemnité du propriétaire et du locataire, prescrit au contraire d'allouer à chacun une indemnité distincte? Et n'est-il pas de toute évidence que, sous peine de méconnaître sa portée, il faut laisser l'art. 171 du Code de procédure à sa spécialité?

L'art. 13 de la loi du 3 mai 1841 subordonne, il est vrai, l'envoi des pièces au procureur impérial, à la seule condition qu'il ne sera pas intervenu de traités amiables avec les propriétaires des terrains dont la cession a été reconnue nécessaire; mais ces expressions ne sont pas limitatives, car il faut, sans conteste, ajouter aux propriétaires les usufruitiers, les usagers et tous ceux qui ont des droits de servitude sur les terrains et bâtiments à acquérir. On ne peut donc rien en conclure, non plus que de l'art. 14, § 2. Le droit que cette dernière disposition accorde au propriétaire de provoquer lui-même le jugement d'expro

priation, quand les retards de l'administration frappent son immeuble d'une sorte d'interdit, peut avoir été réservé à celui qui a l'intérêt le plus grand à voir cesser cette situation et qui, d'ailleurs, représente en quelque sorte les autres intéressés, sans que cette faveur particulière doive nuire aux droits de ces derniers.

On ajoute, et c'est encore parler de connexité, que l'indemnité du locataire n'est soumise au jury qu'accessoirement à celle du propriétaire. Qu'on suppose, cependant, qu'un traité amiable étant intervenu entre l'administration et le propriétaire, une personne qui a sur l'immeuble un droit de passage se refuse à consentir une semblable cession, un jugement d'expropriation sera nécessaire, et on admettra sans doute, que le jury appelé à le prononcer devra statuer en même temps vis-à-vis du locataire; le lien de dépendance entre le droit du locataire et celui du propriétaire n'a donc pas, à beaucoup près, la force qu'on voudrait lui prêter.

Pour résoudre la question, il faut renoncer à scruter la lettre de la loi qui est silencieuse en ce point, et s'attacher, pour l'interroger, à l'esprit qui l'a dictée.

L'esprit de la loi a été d'exiger l'intervention du tribunal et celle du jury toutes les fois que l'administration envahit directement les héritages privés, toutes les fois que les travaux qu'elle entreprend nécessitent en tout ou en partie la dépossession, le déplacement d'un ou de plusieurs particuliers. Ce n'est que dans le cas d'un dommage qui, tout en modifiant les conditions de jouissance, ne constitue cependant

point une entreprise directe sur la propriété privée, qu'on reste sous l'application de la loi de 1807 et que la compétence administrative est de droit. Or, l'atteinte est ici directe, elle opère dépossession; il y a plus, elle exige la rupture d'un contrat, et c'est là précisément que se fait sentir la nécessité de l'intervention du tribunal. La cession, en effet, en mettant l'administration aux droits du propriétaire, ne lui confère pas plus de droits que n'en avait ce dernier, qui, luimême, ne pouvait expulser son locataire. Elle a besoin, pour en acquérir la possibilité, d'un acte judiciaire émané de cette juridiction civile que la loi de 1810 a introduite dans les affaires d'expropriation comme une garantie pour les intérêts privés.

Et ces intérêts, il faut le remarquer, sont quelquefois très-considérables en cas de bail, et supérieurs même par leur importance à ceux du propriétaire. Ils réclament donc une protection au moins égale à celle qu'on accorde à un droit d'usage ou de servitude de la valeur la plus insignifiante.

334. Le moment est venu d'entrer dans le détail des règles tracées pour l'exercice du droit d'expropriation. Elles sont contenues dans la loi du 3 mai 1841.

Aux termes de l'art. 545 du Code Napoléon, « nul « ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce << n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant «< une juste et préalable indemnité. » C'est sur ce principe que repose la législation relative à l'expropriation; pour l'embrasser dans tous ses développements, nous nous attacherons successivement à la constatation de l'utilité publique, à la transmission

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