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d'innombrables descriptions.' Au fond, ce ne sont que de minutieuses digressions. De plus, au lieu de décrire naturellement, il surcharge ce qu'il écrit par des emprunts à la mythologie et par un abus de la périphrase qui exagère encore les longueurs. Cela n'empêche pas que ce fut un vrai classique et un grand admirateur des anciens qu'il copiait fidèlement en des vers bien venus. Le fragment que je cite ci-dessous est tiré du Chant V du poème de L'Imagination et a pour sujet la Beauté:

Source de volupté, de délices, d'attraits,

Sur trois règnes divers tu répands tes bienfaits !
Tantôt, loin de nos yeux, dans les flancs de la terre,
En rubis enflammés tu transformes la pierre ;
Tu donnes en secret leurs couleurs aux métaux,
Au diamant ses feux et leur lustre aux cristaux......
Tantôt, nous déployant ta pompe éblouissante
Pour colorer l'arbuste, et la fleur, et la plante,
D'or, de pourpre et d'azur tu trempes tes pinceaux;
C'est toi qui dessinas ces jeunes arbrisseaux,
Ces élégants tilleuls et ces platanes sombres

Qu'habitent la fraîcheur, le silence et les ombres......

Delille exerça sur son temps une influence indéniable et parmi les poètes qui vinrent se grouper en 1823 sous l'égide de la Muse française, il y en a peu qui ne lui doivent absolument rien.

Comme on le voit, certains des poètes du XVIII siècle ont écrit de jolis vers, mais leur mérite s'arrête là. Epicurisme, sensualisme, esprit sont à la mode. On aime un voluptueux badinage, mais on n'a pas su voir la vraie nature, et on n'a presque jamais su trouver les accents que dicte la passion. Il n'y a trop souvent dans la phrase de ces poètes qu'une froide beauté de surface; dans leurs vers, que des mots bien rangés. C'est une trompeuse façade.

A la fin du XVIIe siècle et au XVIII, la langue semble avoir atteint un degré de perfection immuable;

1 Victor Hugo l'appelle le poète de la description et de la périphrase et il ajoute sans qu'on sache bien sur quelle autorité il se base, que Delille, vers la fin de sa vie, se vantait, à la manière des dénombrements d'Homère, d'avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d'échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d'étés, force printemps, cinquante couchers de soleil, et tant d'aurores qu'il se perdait à les compter. Préface de Cromwell.

XVII ET XVIII® SIECLES

elle est logique, elle est claire, tour à tour majestueuse et alerte, mais nullement pittoresque. La périphrase très employée qui élimine le mot technique et qui a pour but d'être intelligible à tout le monde donne au style une allure déclamatoire que l'emploi des termes généraux vient encore accentuer. En poésie cela mène à la convention et à la pompe des abstractions. Ce style devient fatalement monotone et il n'est guère apte à donner de sentiments personnels une expression également personnelle. Aussi les œuvres des versificateurs que nous venons de passer en revue ont-elles de nombreux points de ressemblance. Ce sont des cousines germaines. « La Poésie sans poésie », dit M. Lanson. Il n'est pas loin de la vérité, car, à part quelques strophes bien venues, sinon d'une grande envolée, où l'on sent passer le frisson des sens, la vraie poésie est inconnue au XVIII° siècle où l'on ne trouve que vers de rhétoriciens, vers d'intellectuels et vers de libertins. Toute la production littéraire du siècle a surtout le caractère d'une collection d'exercices de rhétorique. C'est là le défaut dominant jusqu'à la révélation romantique. A chacun de ces rimeurs on est souvent tenté de dire avec La Fontaine :

Faisons taire

Cet ennuyeux déclamateur :

Il cherche de grands mots......1

car la poésie au XVIII° siècle ne se montre au public qu'après avoir passé par les mains d'un costumier plus ou moins habile, qui ne réussit, la plupart du temps, qu'à lui donner un air apprêté.

Le XVIII siècle nous présente donc en définitive l'étrange anomalie d'une époque scientifique et libertine où l'on abandonne l'idole de l'antiquité pour l'idole du progrès, mais où, en même temps, les poètes se contentent d'un idéal qui ressemble à celui des précieux, et où l'esthétique se résume dans l'application de procédés dont la réédition est précisément le contraire du progrès.

1 L'homme et la couleuvre, Livre X, fable II.

CHAPITRE X.

ANDRE CHENIER ET LE RETOUR A L'ART ANTIQUE POETES DE LA REVOLUTION ET DE L'EMPIRE

BIBLIOGRAPHIE1

Villemain. Tableau de la Littérature du XVIII° siècle, 1828, Paris, Didier.

E. Egger. L'hellénisme en France, 1869, Paris, Didier.

Fournel. De J.-B. Rousseau à Chénier, 1886, Paris, F. Didot.

L. Bertrand. La fin du classicisme et le retour à l'antique, 1897, Paris, Hachette.

H. Potez. L'élégie en France avant le romantisme, 1898, Paris, Calmann-Lévy.

Chénier. Première éd. 1819 publiée par H. de_Latouche, Paris, Beaudoin, Foulon et Cie; ed. Becq de Fouquières, 1862, Paris, Charpentier; éd. G. de Chénier, 1874, Paris, Lemerre; Euvres poétiques d'André Chénier,, éd. L. Moland, 1884 et 1889, Paris, Garnier.

Sainte-Beuve. Préface des Pensées de Joseph Delorme; Mathurin Regnier et André Chénier, 1829, Portraits littéraires, I; Causeries du lundi, IV; Nouveaux lundis, III; Portraits contemporains, II et V ouv. cit.

Brunetière. Etudes critiques, VI, Paris, Hachette.

Anatole France. La Vie littéraire, I et II, Paris, CalmannLévy.

B. Faguet. Dix-huitième siècle, 1890, Paris, Lecène et Oudin; André Chénier, 1902, Paris, Hachette.

Jules Haraszti. La Poésie d'André Chénier, 1892, Paris, Hachette.

P. Morillot. André Chénier, 1894, Paris, Lecène et Oudin. P. Glachant. André Chénier critique et critiqué, 1902, Paris, Lemerre.

M.-J. Chénier. Tableau historique de l'état et des progrès de la littérature française depuis 1789, 1816, Paris.

G. Merlet. Tableau de la littérature française de 1800 à 1815, 1877-1884, Paris, Didier et Cie.

Maurice Albert. La littérature française sous la Révolution, l'Empire et la Restauration, 1891, Paris, Lecène et Oudin. Bernard Jullien. La poésie française à l'époque impériale, 1844, Paris, Paulin.

1 Voir la Bibliographie générale, page VI.

Aulard. Les orateurs de l'Assemblée Constituante, 1882; Les orateurs de la Législative et de la Convention, 1885, Paris, Cornély.

Brunetière. La littérature française sous le Premier Empire, Etudes Critiques, I, ouv. cit.

Cependant, les vingt-cinq dernières années du siècle sont marquées par un retour à l'art antique dont le développement des études archéologiques et la multiplicité des relations de voyage sont la cause. La science, qui avait d'abord contribué à évincer la poésie, contribue maintenant à la renaissance de l'art. On reprend plus étroitement contact avec l'antiquité que l'on n'avait guère connue pendant tout le XVII siècle qu'au point de vue de la philosophie, de la morale ou plus simplement encore de la rhétorique. Des progrès de la science tend ainsi à se dégager une connaissance plus vraie et plus profonde de la vie et de l'art antiques. Les signes de ce retour se multiplient à mesure que le siècle avance. L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, fondée en 1663, continue dans l'archéologie, la philologie et l'érudition l'œuvre monumentale des Bénédictins. Le Président de Brosses (1709-1777), érudit et archéologue, qui voyage en Italie, écrit entre 1739 et 1740 les Lettres que lui inspire la vue des œuvres d'art. On poursuit à Pompéi les fouilles commencées en 1748. En 1751, le comte de Caylus (1692-1765) publie sa Lettre sur les peintures d'Herculanum. Il indique la voie que les peintres et sculpteurs devront suivre; puis de 1752 à 1767 paraissent ses Antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises; en 1757, Cochin (17151790), graveur et antiquaire, donne ses Observations sur les antiquités d'Herculanum, en 1758, Leroy (17281803), architecte et archéologue, son ouvrage sur les Ruines des plus beaux monuments de la Grèce; en 1771, Guys (1720-1779), son Voyage littéraire en Grèce; de 1772 à 1776, Brunck (1729-1803), célèbre philologue, publie son édition de l'Anthologie grecque: les Analecta veterum patarum græcorum; en 1788, l'abbé Barthélémy (1716-1795), son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce; en 1792, Choiseul-Gouffier (1752-1817) commence la publication de La Grèce pittoresque; enfin, de 1766 à 1793, il ne paraît pas moins

de trois traductions de l'Histoire de l'Art chez les anciens de l'Allemand Winckelmann (1717-1768).

Les découvertes archéologiques éveillent des recherches de toutes sortes. C'est une révélation grandissante et sans cesse renouvelée de la civilisation et de l'Art antiques. L'architecture, la peinture, la sculpture et l'ameublement s'en inspirent. Des formes pures et harmonieuses s'imposent aux esprits, le goût de l'antique s'implante dans la littérature à son tour, l'emportant peu à peu sur celui des élégances frivoles. Il en sort une conception toute plastique de la poésie qui donne une impression d'équibre et d'harmonie. Cet art vivra pendant toute la Révolution et même au delà, assez avant dans le XIX° siècle, chez les poètes académiques, corrects, possédant parfaitement le sens des proportions, mais doués de peu de sensibilité.

L'antiquité a toutefois inspiré un poète dont les œuvres éclipsent celles de ses contemporains. Ce fut André Chénier. Ce demi-Grec était né le 30 octobre 1762 à Galata, faubourg de Constantinople, d'un père français et d'une mère cypriote, Elizabeth SantiLomaca. Il eut trois frères, deux ainés, ConstantinXavier, né en 1757, Louis-Sauveur, né en 1761, et un plus jeune, Marie-Joseph, né en 1764. Son mari ayant été nommé consul-général au Maroc, Mme Chénier vint demeurer à Paris et ouvrit son salon à tous ceux qui aimaient la Grèce. On y recontrait Lebrun-Pindare, Brunck, qui avait édité l'Anthologie grecque, Guys, Alfieri, Vigée et Mme Vigée-Lebrun, l'abbé Barthélémy, Florian et le peintre David. En 1773, André Chénier entra au Collège de Navarre. Il s'y lia avec les frères de Pange et les frères Trudaine et il y poursuivit ses études jusque vers 1780. En 1782, il fut attaché comme cadet-gentilhomme au régiment d'Angoumois, alors en garnison à Strasbourg. Six mois. plus tard, il donnait sa démission à cause de sa santé trop faible et de son peu de goût pour la carrière militaire. A peine est-il de retour à Paris qu'il tombe malade. Ses bons amis, les frères Trudaine, lui proposent de les accompagner dans un voyage en Grèce. Il

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