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CHAPITRE VI

EFFETS DU CONTRAT. DROITS ET OBLIGATIONS RÉCIPROQUES DU PRÊTEUR ET DE L'EMPRUNTEUR

1176. I. Nous chercherons d'abord à caractériser l'action issue du contrat.

« Un contrat à la grosse, dit le jurisconsulte américain Dixon (1), n'engendre pas d'action personnelle contre l'emprunteur (2) ». Il n'en est pas de même en droit français. Sans doute, quand le créancier ne peut exiger le montant de sa créance que jusqu'à concurrence de certains objets déterminés, l'action qui lui compète est, en général, purement réelle (3). Mais il résulte manifestement des dispositions combinées du titre IX du livre II du code de commerce que le législateur français a entendu laisser coexister, en cette matière, l'action réelle et l'action personnelle (4). L'article 326 est, à ce point de vue, particulièrement décisif. Puisqu'en maintes circonstances la perte de l'objet affecté n'éteint pas les droits du prêteur, c'est qu'il n'est pas réduit à l'action réelle. C'est d'ailleurs ainsi que, de tout temps, la question a été envisagée: Emérigon n'a pas cessé de reconnaître au prêteur, en même temps que l'action réelle, une action « personnelle directe » (5).

(1) n. 694. (2) << Does not make the owners personally debtors ». (3) Cf. notre t. III, n. 714. — (4) Sic Cresp, II, p. 283; Hoechster et Sacré, JI, p. 1162. — (5) V. entre autres fragments la première phrase de la section II du chapitre XI. M. Romain de Sèze, professeur à l'Institut catholique de Paris, n'a peut-être pas tenu, dans la savante dissertation qu'il vient de publier (Rev. prat., t. LI, p. 134 et s.), un compte suffisant de cette antique tradition française. Le bond of bottomry n'engendrait pas, à la fin du dix-huitième siècle, une action de même nature que notre contrat à la grosse. Ce n'est ni les récents travaux de l'Allemagne ni même l'ancienne coutume britannique que les docteurs et les juges doivent interroger pour connaître la véritable pensée des législateurs de 1807. M. de Sèze suppose

Le prêteur peut donc, en principe, actionner l'emprunteur en paiement de ce qui lui est dâ, par application de l'article 2092 c. civ., sans que ce dernier le contraigne à procéder contre le gage lui-même. Si l'emprunteur ne réalise que dans des conditions désavantageuses l'objet affecté, dont la valeur avait paru tout d'abord équivalente au montant du prêt, cet évènement laisse subsister, le cas échéant, pour le recouvrement de ce qui échapperait au privilège, l'action personnelle dans toute son étendue (1). A la suite d'une baisse subite, la marchandise sur laquelle le chargeur avait affecté son emprunt n'a pas suffi à désintéresser le donneur ; celui-ci pourra faire saisir, le cas échéant, les immeubles de son débiteur.

Il n'y a d'ailleurs aucune contradiction entre la coexistence des deux actions et la faculté d'abandon écrite dans l'article 216 co. C'est précisément parce que l'action personnelle subsiste et pour en débarrasser l'armateur que la loi, par un motif d'intérêt général, lui permet de s'affranchir par l'abandon du navire et du fret de l'obligation contractée par le capitaine. Encore ni cet armateur, s'il a lui même emprunté sur corps, ni le chargeur, s'il a emprunté sur le chargement ne peuvent-ils, bien entendu (v. ci-dessus n. 1167 et ci-dessous n. 1177 bis), se débarrasser ainsi de l'action personnelle. Le donneur peut donc être réduit, dans un cas, à l'action réelle par l'exercice de la faculté que le titre III du

que l'armateur va tomber en faillite et se place dans les dix jours qui précèdent la suspension de ses paiements. « Un de ses navires a péri, dit-il : il avait été, au cours du voyage, grevé par le capitaine d'un emprunt à la grosse de 200,000 fr. Le créancier vient réclamer le paiement de cette somme. L'armateur, qui se croit obligé en conscience de payer les dettes du navire, verse les 200,000 fr. en espèces ou en effets de commerce. J'écarte de sa part toute pensée de fraude et, pour cela, je me place avant la suspension des paiements... Le paiement du billet de grosse fait dans ces conditions est-il valable ou tombe-t-il sous le coup de la condamnation prononcée par l'art. 446 co?... Il suffit de reconnaître que l'obligation du propriétaire de navire est une obligation simple, ayant pour unique objet l'abandon du navire, pour que le remboursement du prêt constitue une modification à l'exécution du contrat, une dation en paiement et dès lors un de ces actes que la loi des fallites annule en dehors de toute fraude, par cela seul qu'ils sont faits intra dies proximos decoctioni». Nous ne saurions aboutir à cette conclusion: c'est méconnaître les termes et l'esprit de notre loi commerciale (art. 216 co,) que d'envisager le remboursement d'un emprunt fait par le préposé, alors que le préposant est formellement tenu des engagement contractés par ce préposé, comme une modification à l'exécution du contrat. (1) Cf. dans le traité d'Emerigon le parag. 4 de la section III du chap. XI, intitulé « Si par les occurrences des affaires la spéculation du preneur n'a pas un heureux succès ».

livre II confère au propriétaire-armateur; mais cela n'empêche pas que les deux actions n'aient en principe, même dans cette hypothèse, coexisté.

1177. La règle est-elle encore applicable dans le cas où le capitaine emprunte à la grosse sur un objet qui n'appartient pas au propriétaire-armateur, par exemple sur les marchandises de tel ou tel chargeur? La question est très délicate et doit être subdivisée.

A. Le contrat engendre-t-il une action personnelle contre le propriétaire de la chose grevée, en cours de voyage, d'un emprunt à la grosse qui ne la concerne pas ? Non, à notre avis. C'est sous l'empire d'une nécessité pressante et par une dérogation aux règles ordinaires du droit que la chose de Paul est engagée dans l'intérêt de Pierre; il serait exorbitant que Paul fût, en outre, tenu personnellement (1).

B. Mais l'action personnelle n'est-elle pas, dans ce cas, purement et simplement déplacée? Je le crois. Le capitaine a emprunté, je le suppose, sur la cargaison dans l'intérêt de l'armement. Au demeurant, qui a emprunté? Un préposé pour le compte d'un préposant: comment le préposant ne serait-il pas personnellement tenu? Le même contrat, dira-t-on peut-être, ne peut pas engendrer une action réelle contre l'un, une action personnelle contre l'autre. A coup sûr, c'est une anomalie, mais qui résulte du pouvoir même, conféré par la loi commerciale au capitaine, de grever la chose de l'un dans l'intérêt exclusif de l'autre. D'ailleurs, il est hors de doute (2) que ce chargeur garde son recours contre le propriétaire-armateur (3): comment celui-ci serait-il exposé à

(1)«< Attendu, a dit la cour d'Aix le 18 juillet 1862 (D. 66. 1. 55), à l'égard du réceptionnaire de la cargaison, que le billet de grosse, d'après ses causes, était dû par l'armateur seul; que la cargaison en répondait seulement par l'effet du droit réel et privilégié dont l'avait grevée le capitaine ou le vice-consul à sa place pour des dettes ne concernant que le navire; que l'action du porteur de billets de grosse contre le réceptionnaire s'est trouvée par suite attachée à ce droit réel pour s'éteindre avec lui ». La cour de cassation a rejeté le 8 janvier 1866 le pourvoi dirigé contre cet arrêt, mais en évitant de s'expliquer sur la question. Le tribunal de commerce de Marseille a aussi jugé le 5 août 1862 (Rec. de M. 62. 1. 323) que si le capitaine a fait, en cours de voyage, un emprunt à la grosse au remboursement duquel il ait affecté plusieurs choses, celle qui n'a pas nécessité la dépense n'est grevée que d'un droit réel à titre de ga rantie. (2) « Je conviens, dit Emérigon (II, p. 447), que, si le navire arrive à bon port, les armateurs sont obligés de payer la valeur des marchandises vendues en cours de voyage pour les nécessités de la navigation... » − (3) Qui garde lui-même, il est vrai, tant qu'il ne s'agit que d'un

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ce recours s'il n'était personnellement tenu? Puisqu'il peut être actionné par ricochet, pourquoi ne le serait-il pas directement ? Se figure-t-on, dira-t-on peut-être encore, que la perte par cas fortuit de facultés n'appartenant pas à l'armateur l'affranchisse de son obligation personnelle? Oui sans doute, puisque tel est le trait caractéristique de toute obligation personnelle issue de ce contrat: il n'importe que l'obligé soit tel ou tel (1).

1177 bis. C. Le donneur est-il réduit à l'action réelle quand le capitaine, en cours de voyage, a emprunté sur la cargaison dans l'intérêt de la cargaison?

Peu de questions sont, aujourd'hui, plus vivement débattues dans notre droit commercial maritime.

Premier système. Le donneur n'a plus rien à réclamer s'il lui est fait abandon de la marchandise. « Si les armateurs, disait Emérigon (Contr. à la gr., ch. IV, sect. XI, § 3), refusent de remplir les engagements contractés par leur capitaine géreur (de la cargaison), ils doivent abandonner le navire et la cargaison ». Donc tout autre chargeur pouvait aussi, même sous l'empire de l'Ordonnance, se libérer par l'abandon de la marchandise. En effet, pourquoi les chargeurs seraient-ils traités plus rigoureusement que les propriétaires de navires? On le comprendrait d'autant moins que, sauf dans des cas fort rares, ils ne participent pas au choix du capitaine. Tel est d'ailleurs le mouvement des idées contemporaines, et la cour de cassation elle-même, après avoir autrefois interprété dans un sens si restrictif l'article 216 co., incline de plus en plus vers une séparation profonde entre la fortune de terre et la fortune de mer. Le commerce maritime lui paraissant devoir gagner à une large application des idées professées par Emérigon, elle tend à protéger le patrimoine terrestre du chargeur au même titre que celui du propriétaire-armateur (2 avril 1884) (2).

engagement du capitaine, la faculté d'abandon (cf. notre tome II, n. 280), de quelque façon qu'il soit actionné.

(1) L'arrêt précité de la cour d'Aix énonce expressément, en effet, que le billet de grosse «< est dû par l'armateur seul ». Conf. Caen 15 janv. 1867 (S. 67. 2. 177) : « Que sans nul doute il peut alors, dit ce deuxième arrêt, aux termes de l'art. 1166 c. civ., exercer contre les affréteurs le recours pour avaries qui appartient, dans certains cas, au capitaine et à l'armateur; mais qu'alors ce n'est plus en vertu du contrat de grosse qu'il s'agit, que c'est au lieu et place du capitaine et de l'armateur qui sont ses débiteurs et que l'exercice qu'il fait de leurs droits est subordonné dans ses mains aux mêmes conditions que si l'action était intentée directement par le capitaine et l'armateur ». (2) V. dans ce sens Caumont, vo. Abandon, n. 105 et s.; J.-V. Cau

Deuxième système. L'opinion d'Emérigon, qui s'est glissée furtivement et comme à la dérobée dans un passage isolé du Traité des contrats à la grosse, était déjà contraire à l'esprit de l'Ordonnance; mais elle est contredite par le texte même du code. D'abord, en effet, l'article 216 déroge au droit commun et c'est exceptionnellement qu'il limite la responsabilité des propriétaires de navires par la faculté d'abandonner le navire et le fret (1). Donc on n'en peut pas tirer par induction la faculté d'abandonner la cargaison à la suite des obligations contractées par qui que ce soit dans l'intérêt de la cargaison. Ce qui est vrai de l'emprunt conclu par le subrécargue ne peut pas être faux de l'emprunt conclu par le capitaine, et la discussion même de la loi du 14 juin 1841 ne laisse pas croire qu'on ait permis au juge de multiplier par voie d'interprétation les cas de responsabilité limitée. D'accord, diton; mais le capitaine n'a pu conférer aux tiers une action directe et personnelle contre les chargeurs, s'il n'est leur mandataire : or le capitaine n'est pas, quoi qu'on ait pu dire, le « mandataire légal >> des chargeurs ; ceux qui lui ont attribué cette qualité ont employé une expression erronée ou plutôt émis une idée fausse (2).

Je reconnais avec M. de Courcy qu'on a très souvent donné, à la légère, cette qualification au capitaine. Il y a maintes circonstances où le capitaine n'est à aucun point de vue, quoi qu'on ait pu dire, le mandataire des chargeurs, et j'écarte notamment du débat actuel tout ce qui a trait au règlement d'avaries et aux principes spéciaux de la contribution. Mais, quand le capitaine, au cours du voyage, emprunte à la grosse sur la cargaison dans l'intérêt de la cargaison, en quelle qualité peut-il bien emprunter? Ou comme gérant d'affaires ou comme mandataire. Telle est, ce me semble, l'alternative.

Quand le capitaine serait, en pareil cas, regardé comme un gé

vet, 1, n. 68 et s.; de Valroger, I, n. 280; Lyon-Caen et Renault, Précis, n. 1677. Cf. Marseille, 24 janvier 1868; 6 octobre 1869; 15 nov. 1880. Rec. de M. 1868. 1. 89; 1869. 1.299; 1881.1. 47.

(1) « L'abandon libératoire est une faculté exceptionnelle, exorbitante du droit commun, qui ne saurait être étendue au-delà des cas expressément prévus par la loi » (M. de Courcy; Rev. crit. de législ. et de jurispr., livraison de mai 1885). (2) M. de Courcy, Quest. I, p. 221. L'éminent publiciste vient de reprendre et de développer cette idée avec beaucoup de talent dans la Revue critique (même livraison). D'abord le chargeur n'a pas donné au capitaine le pouvoir de faire quoi que ce soit en son nom (cf. art. 1984; ensuite il ne peut pas le révoquer (cf. art. 2003); enfin le capitaine représente continuellement des intérêts opposés à ceux des chargeurs. Il faudrait citer tout l'article.

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