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laissant leur bien à la discrétion d'un dépositaire peu scrupuleux, ils ont tacitement accepté la situation qui leur est imposée. Du vendeur sans terme, il en est tout autrement. Lui précisément n'a pas eu cette confiance que les autres ont à se reprocher, il n'a pas voulu s'exposer à laisser les meubles entre les mains du locataire sans avoir payement, en deux mots, il n'a pas suivi sa foi. On ne peut donc pas dire, comme l'enseigne Pothier, qu'il ait consenti, ni directement, ni indirectement, à ce que sa chose fût obligée aux loyers du propriétaire.

Il faut donc, si je ne me trompe, abandonner ce premier moyen d'argumentation.

Le second a une force plus réelle. Je crois cependant qu'il est possible de lever l'obstacle qu'il présente au droit de revendication.

Écartons d'abord ce qui a trait au délai. Il n'y a pas là de différence sérieuse entre l'ancien droit et le nouveau. Pothier dit que la revendication doit s'exercer peu après la livraison, qu'elle n'est plus recevable s'il s'est écoulé un temps un peu considérable. Notre Code a fixé le délai de huitaine. Évidemment il y a identité de pensée dans les deux temps. J'ajoute d'ailleurs que plus le délai sera court, moins le propriétaire aura pu compter sur les meubles, plus grande raison il y aura par suite d'être favorable au vendeur.

Reste la seconde différence, à savoir que la revendication est subordonnée, selon le Code, à ce fait que les objets soient en la possession de l'acheteur, tandis qu'autrefois elle s'exerçait contre tous, contre les tiers acquéreurs. De là on conclut que la quasi-possession du bailleur doit mettre obstacle à la revendication.

Je dis, quant à moi, qu'il n'y a pas dans la quasi-possession invoquée une perte de possession pour l'acheteur telle que la loi l'a comprise; je dis que la loi elle-même nous enseigne que cette quasi-possession du bailleur n'est en aucun cas suffisante pour lui faire attribuer la priorité sur le vendeur. Et, en effet, que l'on considère le premier alinéa de notre même article 2102, no 4 ; il y est question du privilége du vendeur. Ce privilége est subordonné, comme la revendication, au fait de la possession du dé

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biteur. S'il est vrai que la quasi-possession du bailleur fasse défaillir cette condition de l'existence du privilége, alors il ira de soi que le privilége du bailleur passe toujours avant celui du vendeur. Cette préférence résultera du seul fait de la quasi-possession; une disposition pour l'établir sera chose superflue. Pour le privilége comme pour la revendication, la préférence due au propriétaire réside dans ces mots : s'ils sont encore en la possession du débiteur. On l'en induit dans un cas comme dans l'autre. Rien de plus inutile qu'un texte exprès qui la consacrera de

nouveau.

C'est pourtant ce qui existe; un texte exprès énonce la priorité concédée au bailleur. Mais au moins confond-il les deux cas, et ne contient-il ainsi qu'une rédondance, qu'une répétition de deux solutions que des textes identiques doivent motiver? Non, il n'en est pas ainsi, et c'est là où je voulais en venir.

Le texte exprès consacre exclusivement la priorité du bailleur en ce qui concerne le privilége. Pourquoi donc l'avoir fait, si la solution était déjà contenue dans ces mots du premier alinéa : s'ils sont encore en la possession du débiteur? Incontestablement, parce qu'aux yeux du législateur la quasi-possession du bailleur n'avait pas fait perdre à l'acheteur sa possession, parce que la perte de possession à laquelle il fait allusion, c'est celle qui résulte d'une revente des objets vendus. C'est le mot qu'il emploie, pour empêcher la REVENTE; ce mot exprime la dépossession qui arrête l'exercice du droit du vendeur.

Notre honorable adversaire est donc en présence de ce dilemme : ou bien son explication est plausible, mais alors le dernier paragraphe de notre texte est complétement inutile, car la solution qu'il émet était contenue dans le premier paragraphe relativement au privilége, comme elle l'est dans le second, selon lui, relativement à la revendication : voudra-t-il donc effacer ce texte de la loi? ou bien ce dernier alinéa a un sens : il nous révèle que la quasi-possession du bailleur n'eût pas suffi pour lui faire accorder la préférence sur le vendeur; il nous révèle de plus, par ses termes restrictifs, que le droit de revendication est affranchi de cette priorité du droit du propriétaire. Et c'est là, en effet, le résultat auquel il faut arriver.

Dans toute cette rédaction, on retrouve la trace des anciens auteurs et des coutumes. Un texte de celles-ci contenait la préférence du bailleur sur le vendeur; on l'a reproduit. A l'égard de la revendication, plus de texte pareil : nos législateurs gardent le même silence, c'est-à-dire excluent la même décision. Voyez la discussion au conseil d'État; elle est nulle en tous ces points. On a accepté le passé sans controverse, on n'a pas eu l'idée d'une innovation. Reconnaissons donc dans l'espèce, comme nos devanciers, l'effet absolu de la revendication dans son très-court délai, et n'hésitons pas à consacrer une décision où la loi se trouve si bien d'accord avec le bon sens et l'équité.

CHARLES BALLOT.

COMMENTAIRE THÉORIQUE ET PRATIQUE DU CODE CIVIL; par A. M. Du Caurroy, professeur à la Faculté de droit de Paris, avec la collaboration de E. Bonnier, professeur, et de J. B. Roustain, professeur suppléant à la même Faculté. Tome Ier, comprenant les 515 premiers articles du Code.

Compte rendu par M. GASLONDE, professeur à la Faculté de droit de Dijon.

Voici un commentaire du Code par trois professeurs de Paris. Le nom seul des auteurs recommande ce livre au public et suffit pour en assurer la popularité dans nos écoles. Aussi je ne veux point, sous les apparences d'un compte rendu, déguiser assez mal des éloges dont les savants professeurs n'ont certes pas besoin. Mais, par ses dimensions, par sa méthode autant que par le but avoué des auteurs, le nouveau Commentaire est un ouvrage d'initiation, un véritable manuel; c'est à ce titre qu'il m'a paru mériter l'attention sérieuse de tous ceux qui s'intéressent à l'avenir et aux progrès de nos études juridiques. Une pareille publication est presque un événement, soit à raison des antécédents scientifiques, de la position et de l'autorité des auteurs, soit enfin et surtout parce que les ouvrages de ce genre ont, jusqu'à présent, rencontré, et particulièrement auprès des maîtres de l'enseigne

ment, plus d'oppositions que de faveur. En un mot, j'ai saisi l'occasion de traiter une question de méthode. Donnons avant tout une idée de celle des auteurs.

A chaque division du Code, placer une introduction philosophique et historique; indiquer la raison et l'origine de chaque institution; mettre en lumière les principes dont les textes ne sont qu'une application, une extension ou une limitation; dans les questions, viser au choix, non au nombre; au lieu de l'isoler, fondre habilement la discussion dans le développement dogmatique, mener logiquement l'esprit à une solution, au lieu de l'éblouir par un symétrique et désespérant tableau du sic et non: tel est le plan suivi par les auteurs. Ils ont voulu, disent-ils, exposer des principes, tout en se renfermant dans le cadre du Code civil; c'est dire qu'ils sont dogmatiques autant qu'il leur a été permis de l'être en adoptant l'ordre et la disposition du Code. Et, en effet, dans chaque matière, ils dégagent les idées fondamentales, ils vont des généralités aux détails, ils descendent des causes aux effets. Les auteurs ont compris que telle est la loi des intelligences, et que c'est par sa conformité avec cette loi que la méthode dogmatique excelle comme méthode d'enseignement, comme moyen d'initiation. Nous les en félicitons : ce n'est qu'à cette méthode qu'il appartient d'aplanir les abords de la science; c'est le fil d'Ariane, ce sont les jalons qui conduisent vite et sûrement au but. L'analyse, plus elle serait irréprochable, plus elle serait complète, plus elle risquerait de rebuter et de déconcerter le lecteur. L'esprit se perd et s'égare facilement au milieu de cet éparpillement de toutes choses qui en est l'inévitable résultat. Diffusum est quidquid in pulvere sectum est.

L'apparition d'un tel livre dans nos anciennes universités eût été chose naturelle et ordinaire. Qui ne sait que, sous mille noms divers, ces sortes d'ouvrages y pullulaient, au siècle dernier? aujourd'hui, c'est presque une nouveauté. Et ce qui la rend piquante, c'est qu'elle est commise par l'auteur des Institutes expliquées, par l'un des plus ardents et des plus spirituels collaborateurs de la Thėmis, par l'un des romanistes les plus dévoués à la cause de l'analyse, et qui ont le plus fait, chez nous, pour en assurer le triomphe. Il ne faudrait pas remonter beaucoup d'années pour

se retrouver au temps où, bons et mauvais, les manuels étaient indistinctement proscrits, universellement condamnés dans l'école de Paris, où toute synthèse y était en suspicion, et où, dominé par les procédés de l'analyse, son enseignement affectait la forme d'une glose sur les articles de nos Codes.

Tentée par trois professeurs de cette école, la réhabilitation des manuels n'accuse-t-elle pas une salutaire réaction contre l'exagération des tendances analytiques? ne fait-elle pas pressentir un retour que nous croyons heureux, dans une certaine mesure, aux traditions et à la méthode de nos anciens jurisconsultes? Certes il serait curieux de rechercher et de constater les causes des différences si profondes que quinze ans de révolutions politiques et sociales avaient suffi pour mettre entre l'esprit et la direction de l'enseignement des anciennes écoles et ceux qui ont prévalu dans les nouvelles. Jusqu'à la fin du siècle dernier, l'enseignement avait été, en France, dogmatique jusqu'à l'excès. Par quel miracle s'est-il trouvé tout à coup, au début de ce siècle, exclusivement voué à l'exégèse, destitué de toute philosophie, de toute idée générale? La cause en a été, si je ne me trompe, dans l'influence d'un grand fait qui est venu renouveler la face de notre législation, je veux dire dans les codifications contemporaines.

Il devait se produire, à l'apparition de nos Codes, ce qui s'était produit, au XII et au XIIIe siècle, dans de plus vastes proportions, lorsque les compilations de Justinien vinrent à se répandre en Italie. La codification moderne devait, à son tour, enfanter une école de glossateurs. Et ce rapprochement n'a rien de blessant pour les maîtres de l'exégèse moderne; car l'imperfection des travaux des glossateurs fut moins leur faute que la faute des temps. Au moyen âge, ils manquaient de ressources critiques, d'éléments d'interprétation, et de ces trésors de l'antiquité grecque et romaine où put puiser si largement Cujas, et auxquels il fut en partie redevable de la nouveauté et de l'éclat de son enseignement. Mais pour avoir tué les glossateurs, Cujas n'en est pas moins leur illustre et heureux héritier. C'est en lui que se résume au XVIe siècle l'école exégétique, dont les glossateurs représentent l'enfance, comme il en représente lui-même la virilité.

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