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BULLETIN DES LOIS

DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

N° 1305.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

V 21759. — RAPPORT au Président de la République française, suivi de deux DECRETS et de deux ARRÊTÉS MINISTÉRIELS sur le Notariul.

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Le notariat a subi depuis le commencement de ce siècle de nombreuses et profondes transformations. La différence est grande, en effet, entre le notaire de l'an x1, simple rédacteur des actes, conseiller désintéressé des clients, et le notaire d'aujourd'hui, dont la sphère d'action s'est démesurément agrandie, qui n'est plus seulement le fonctionnaire public chargé par la loi de donner l'authenticité aux conventions, mais qui s'est fait le conseil privé et incessant des parties, l'arbitre de leurs différends, le négociateur de leurs intérêts et souvent le dépositaire quotidien de leur fortune.

Quelques-unes de ces attributions nouvelles pouvaient être considérées comme une conséquence naturelle des fonctions notariales; mais, en l'absence de toute réglementation, elles devaient nécessairement être la source et l'occasion de nombreux abus.

C'est pour y remédier et pour prévenir des désordres dont le notariat avait déjà commencé à souffrir que, dans l'ordonnance de 1843, le législateur crut devoir édicter certaines prohibitions que la jurisprudence des tribunaux et les pouvoirs disciplinaires des chambres avaient déjà signalées. Il fut interdit aux notaires, soit par euxmêmes, soit par personnes interposées, de se livrer à aucune opération de bourse, de banque ou de commerce, de s'immiscer dans l'administration d'aucune société, entreprise ou compagnie de finances, de commerce ou d'industrie; de s'intéresser dans aucune affaire pour

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laquelle ils prêteraient leur ministère; de se servir de prête-nom en aucune circonstance; de placer en leur nom personnel des fonds qu'ils auraient reçus, même à la condition d'en servir l'intérêt; de se constituer garants ou cautions des prêts faits par leur intermédiaire ou qu'ils auraient été chargés de constater par acte public ou privé. Mais, soit que les parquets et les chambres n'aient pas tenu suffisamment la main à l'exécution de ces prescriptions, soit que des moyens suffisants de surveillance et de contrôle leur fissent défaut, un grand nombre de notaires continuèrent à s'adonner aux pratiques vicieuses condamnées par le législateur. Les désastres qui, dès 1840, avaient commencé à jeter l'inquiétude dans le public s'accrurent progressivement, à ce point qu'en 1876 un de mes prédécesseurs dut appeler spécialement l'attention des magistrats du parquet sur la situation du notariat et les inviter à prendre des mesures pour ramener les notaires à l'observation des règlements. «Grâce à ces mesures, dont le succès, disait M. Dufaure, dépend de votre fermeté et de celle des chambres de discipline, j'espère que nous ne serons pas obligés de recourir à des moyens plus énergiques, ni à l'intervention du pouvoir législatif,

Cet appel pressant ne fut pas entendu. Les destitutions et les catastrophes notariales se reproduisirent avec un caractère de gravité et de fréquence inaccoutumé. Le chiffre des sinistres s'élevait successivement à trente et un en 1882, à quarante et un en 1883, à cinquante-cinq en 1884, à soixante et onze en 1886, et le total des détournements commis par les notaires représentait plus de soixantedeux millions pour la période comprise entre 1880 et 1886.

En 1888, un de mes prédécesseurs, M. Ferrouillat, jugea le moment venu de prendre les mesures que commandait cette situation, Il saisit le Conseil d'Etat d'un règlement d'administration publique destiné à compléter et à renforcer l'ordonnance de 1843. Les résultats de l'année qui vient de s'écouler justifient amplement cette initiative. En 1889, en effet, cent trois notaires ont dû être destitués ou contraints de céder leur étude. Pour quarante-six seulement, il a été possible de fixer dès à présent le passif d'une façon approximative, et les pertes subies par leurs clients s'élèvent à un total de près de treize millions.

Sans doute, les crises industrielles et agricoles que nous avons subies à différentes époques n'ont pas été sans influence sur cette situation. Lorsqu'il se produit une diminution des transactions ou une baisse importante sur la valeur immobilière, bien des chutes se trouvent précipitées qu'un meilleur état des affaires eût sans doute retardées; mais l'institution notariale est organisée par la loi de façon à traverser victorieusement ce genre d'épreuves. Les atteintes qu'elle a reçues tiennent surtout à des habitudes de spéculation qui se sont introduites dans presque toutes les régions et qui s'y sont maintenues par suite de l'absence de réglementation et de mesures prohibitives sérieuses et pratiques. Elles tiennent encore à l'impuissance de

l'autorité disciplinaire, dont l'action ne peut s'exercer utilement, faute de moyens suffisants de surveillance et de contrôle.

L'enquête à laquelle mon département a fait procéder a permis de constater que les notaires reçoivent des fonds en dépôt de toutes personnes, sans affectation déterminée, les conservent indéfiniment et en disposent sans contrôle, souvent 'sans que le déposant puisse invoquer, pour sa garantie, soit un récépissé, soit même les registres de la comptabilité de l'officier public; car il existe encore un certain nombre de notaires qui n'ont aucune comptabilité ou ne tiennent qu'une comptabilité incomplète.

Ces pratiques vicieuses, qui donnent aux officiers publics gênés ou malhonnêtes la facilité de puiser sans cesse dans la caisse de leurs dépôts et d'employer l'argent de leurs clients soit à leurs dépenses personnelles, soit à des placements aventureux ou à des spéculations illicites, ces pratiques sont, de l'avis général, la principale cause des abus qui existent aujourd'hui dans le notariat et des désastres financiers qui ont éprouvé cette honorable et grande corporation.

Dans ces circonstances et en présence de l'émotion qui s'était manifestée dans l'opinion publique et le Parlement, le Gouvernement de la République ne pouvait rester indifférent; il avait le devoir de remédier aux abus qui lui étaient signalés, et il devait d'autant plus s'efforcer d'y mettre un terme que le mal atteint le plus souvent ceux qui ont particulièrement besoin de sa protection et qui sont le moins en état de se défendre.

Les notaires ne sont-ils pas, d'ailleurs, des fonctionnaires publics? Vest-ce pas du Gouvernement qu'ils reçoivent l'investiture et le droit d'exercer les pouvoirs que la loi leur confère? Ce mandat légal qui leur est donné est assurément la cause la plus fréquente des dépôts faits entre leurs mains. Il importe donc que les fonctionnaires désignés à la confiance des citoyens en soient véritablement dignes. Il faut que des garanties sérieuses soient instituées pour prévenir autant que possible les prévarications.

Tel est l'objet du décret que j'ai l'honneur de soumettre aujourd'hui à votre approbation.

Les prescriptions adoptées par le Conseil d'État mettent en harmonie la législation antérieure avec les besoins nouveaux qu'ont créés la multiplicité des transactions et les exigences sociales actuelles. Elles ont surtout en vue les dépôts de fonds et la comptabilité notariale.

Les détournements de fonds sont le danger le plus pressant qui menace le notariat. Il est absolument nécessaire de protéger les notaires contre les tentations multiples de spéculations qui les assaillent et de leur rappeler qu'ils doivent se renfermer rigoureusement dans l'exercice de leurs fonctions. L'article 12 de l'ordonnance de 1843 a bien établi certaines prohibitions dont l'utilité est incontestable; mais l'expérience a démontré que les prescriptions de ce texte sont à divers points de vue insuffisantes. Aussi l'article 1" du

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décret contient-il plusieurs interdictions qui n'avaient pas été formellement édictées par l'ordonnance et que des abus nouveaux obligent à préciser. Chacune d'elles s'applique à des agissements répréhensibles, sous le couvert desquels trop de notaires ont l'habitude de dissimuler des spéculations ou des opérations de banque.

Par ces prohibitions, dont les parquets auront à surveiller la stricte exécution, on veut empêcher les notaires de recevoir les dépôts illicites, qui échappent actuellement à toute surveillance, que l'officier public accepte ou provoque, soit en promettant d'en servir di rectement l'intérêt, soit en les plaçant par billets où le nom des créanciers reste en blanc, soit en se faisant, sous le nom de mandataires fictifs, le banquier et l'agent d'affaires responsable de ses clients.

Quant aux autres dépôts, ceux qui sont la conséquence de la réception ou de l'exécution d'un acte notarié, il n'a pas paru possible de les interdire sans apporter dans les habitudes actuelles un trouble général et dans les affaires des entraves incessantes dont le public eût été le premier à souffrir; il y a tout lieu de croire, d'ailleurs, qu'il sera possible d'arriver, par des moyens moins rigoureux, à prévenir les détournements.

C'est le but de l'article 2 du décret. Cet article impose aux notaires l'obligation de verser à la Caisse des dépôts et consignations toutes sommes par eux reçues dont le payement ou l'emploi n'aurait pas été effectué dans le délai de six mois.

A l'aide de cette prescription, on évitera vraisemblablement l'ac cumulation des fonds dans les études et on éloignera des notaires, qui pourraient être entraînés à puiser dans leur caisse de dépôts, ces tentations qui ont occasionné la ruine et le déshonneur de tant d'officiers publics.

Les formalités du dépôt, qui sera constaté par un simple récépissé au nom du notaire, et celles du retrait des fonds ont été simplifiées de telle sorte qu'aucune difficulté ni même aucun retard appréciable ne sont à prévoir dans la pratique des affaires. L'ensemble de ces formalités a été minutieusement réglé par un second décret, concerté entre mon département et celui des finances, et que j'aurai l'honneur de soumettre incessamment à votre approbation.

Les articles 3, 4, 5, 6 et 7 sont relatifs à une prescription non moins importante; ils imposent à tout notaire une comptabilité spéciale, constatant les receites et les dépenses de toute nature effectuées pour le compte des clients. Ils indiquent les registres essentiels qu'il y aura lieu d'exiger et dont le modèle sera ultérieurement déterminé.

L'obligation de la comptabilité ne saurait être discutée. En raison du mouvement de fonds qui se produit actuellement dans les plus petites études, la comptabilité est devenue indispensable pour le bon exercice des fonctions notariales. Tous les magistrats, tous les publicistes, les notaires eux-mêmes, sont d'accord pour demander qu'elle soit obligatoire.

Mais l'obligation de tenir une comptabilité ne serait qu'une mesure illusoire et stérile, si l'on n'instituait en même temps un service de surveillance et de contrôle destiné à en assurer l'exécution. Ce contrôle est reconnu si nécessaire que, déjà, dans un certain nombre de compagnies, où les notaires se sont concertés pour établir la comptabilité, les chambres ont dû organiser aussi une inspection. exercée soit par le syndic, soit par d'autres officiers délégués.

Ce même système pouvait-il être appliqué par le décret? Devait-on charger les chambres de discipline du contrôle de la comptabilité notariale? De sérieuses objections pouvaient s'élever contre ce mode de procéder; elles étaient signalées dans le rapport par lequel mon honorable prédécesseur vous demandait de renvoyer le projet de décret préparé par lui à l'examen du Conseil d'État. L'extension du pouvoir disciplinaire conféré aux chambres par l'ordonnance de 1813 n'avait pas donné les résultats qu'on était en droit d'en attendre. Quelques chambres de discipline, notamment parmi les plus importantes, se sont toujours montrées vigilantes et soucieuses des intérets qui leur sont confiés; dans un grand nombre d'arrondissements, u contraire, les chambres avaient donné des preuves fréquentes de leur faiblesse et laissé voir combien elles possédaient peu d'autorité sur les membres de la corporation. Mais on a fait valoir, et le Conseil d'Etat a considéré, en définitive, que c'est aux chambres, sous la haute surveillance des parquets, que le législateur a confié la discipline intérieure des compagnies. Si elles n'ont pas montré, dans la répression de certains abus, toute l'énergie et toute la vigilance désirables, c'est peut-être qu'elles ont pu croire, en l'absence de texte exprès, que leur initiative ne serait pas suffisamment justifiée. Fortifiées par les dispositions formelles d'un décret, elles ne pourraient se soustraire désormais à son application et ne négligeraient plus d'en faire exécuter les prescriptions impérieuses. Le Conseil d'Etat a donc estimé qu'il y avait lieu de les charger du contrôle de la comptabilité notariale et déterminé de quelle façon ce contrôle devrait s'accomplir. Le projet que j'ai l'honneur de vous soumettre, Monsieur le President, consacre l'avis adopté par cette haute assemblée.

Au-dessus et en outre du contrôle ainsi établi, une autre garantie Paiste encore. C'est la surveillance que les magistrats du ministère public ont le droit et auront le devoir rigoureux d'exercer sur les aotaires et les chambres de discipline pour s'assurer que les dépôts Sont régulièrement conservés ou versés à la caisse, que la comptabilité est bien tenue et que les chambres effectuent leurs vérifications périodiques.

De graves sanctions sont, d'ailleurs, édictées contre les chambres qui auraient négligé d'exécuter les dispositions du décret et qui, par leur incurie, se rendraient complices des fautes de leurs membres. L'article 12 dispose que la suspension et même la dissolution peuvent être prononcées par arrêté du garde des sceaux, après avis de la première chambre de la cour d'appel.

Si ces mesures, qui ont pour but évident l'intérêt général

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