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maniement territorial de l'ancienne Pologne en 1815, la part que l'Autriche avait gardée des dépouilles de ce pays se trouvait non-seulement beaucoup moindre que lors du troisième partage en 1795, mais aussi dans des conditions très-défavorables pour elle sous le point de vue stratégique. La Russie restait maîtresse de deux rives de la Vistule, tandis que l'Autriche ne touchait qu'à la rive droite de ce fleuve, et n'avait qu'une frontière sèche contre la Russie, depuis Radomysl jusqu'à Tschernowitz, c'est-àdire sur une étendue de près de cent cinquante milles d'Allemagne, trois cents lieues de France. Cette différence dans la nature des frontières permettait à la Russie, en cas de guerre, de porter ses armées à travers le royaume de Pologne et par une vingtaine de marches, jusqu'à l'entrée de la Silésie, tandis que l'Autriche aurait besoin d'une campagne pour franchir soit la Vistule, soit même le Bug, suffisamment défendus; il était donc naturel que l'Autriche élevât des difficultés contre un pareil arrangement, et visât à rétablir un équilibre stratégique par d'autres moyens. Pour ce qui concerne la balance simplement territoriale, l'Autriche se déclara satisfaite par cession de la co-propriété des mines de sel de Wielitschka qu'avait possédée le duché de Varsovie; sous le rapport stratégique, le point essentiel consista à procurer à l'Autriche au moins une position sur la rive gauche de la Vistule. Cracovie pouvait remplir ce but; située à douze milles (vingt-quatre lieues) des possessions héréditaires les plus importantes de l'Autriche, cette ville pouvait être convertie en forteresse et tête de pont imposante contre la Russie. Cracovie d'ailleurs, ville commerçante et populeuse, est le principal centre d'intersection des nombreuses chaussées et grandes routes conduisant d'Autriche en Prusse et en Russie; ce fut donc Cracovie, avec un territoire s'étendant jusqu'à la Nida (rivière qui se jette dans la Vistule à vingt-cinq lieues au-dessous de Cracovie), que l'Autriche demanda pour elle, afin de contrebalancer les

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avantages stratégiques qu'offrait à la Russie l'acquisition de la presque totalité du duché de Varsovie'. Cette proposition n'ayant point été agréée, malgré tous les efforts faits pour l'appuyer, l'Autriche demanda la possession de la ville de Cracovie avec la faculté de la convertir en forteresse, puis enfin elle consentit à se relâcher de cette dernière condition même 2. La Russie, voulant à son tour témoigner de son désir de satisfaire l'Autriche, proposa de déclarer la ville de Cracovie, avec un rayon convenable, territoire neutre; mais elle demandait que l'Autriche consentît à en faire autant de la petite ville adjacente de Podgorze avec un rayon situé sur la rive droite de la Vistule 3. Ces propositions de part et d'autre se rapprochaient encore trop peu pour qu'on pût augurer avec quelque certitude du sort futur de Cracovie, lorsque le débarquement de Napoléon en mars 1815 disposa les puissances alliées à se faire diverses concessions réciproques pour se retrouver fortes d'unité contre l'ennemi commun. Cette nécessité amena l'Autriche à consentir que Cracovie et son rayon fussent déclarés libres, et la Russie à retirer sa demande de la réunion de Podgorze au nouvel état à créer. Néanmoins l'Autriche consentit encore à faire de Podgorze, avec un rayon de cinq cents toises une ville franche pour le commerce, et promit de n'y jamais faire séjourner de troupes. Le traité additionnel portant la création de Cracovie comme ville libre, indépendante et strictement neutre, fut signé le 3 mai 1815. Une convention séparée conclue entre la Russie et l'Autriche stipula en même temps

'Note du prince de Metternich au comte de Nesselrode, du 10 décembre 1814, publiée dans le Recueil des pièces officielles relatives au congrès de Vienne.

1 Note du prince de Metternich au prince de Hardenberg, du 10 décembre 1814, publiée dans l'Histoire du Congrès de Vienne, par FLASSAN, p. 71. 3 Note du comte de Nesselrode, du 31 décembre 1814, adressée aux premiers plénipotentiaires de l'Autriche, de la Prusse et de la Grande-Bretagne, publiée dans le Recueil des pièces officielles de Schoell.

que les troupes de la première de ces puissances ne stationneraient jamais dans le Palatinat de Cracovie, convention qui éloignait les forces russes dans un rayon de quatorze milles de la frontière autrichienne près de Cracovie, et qui a été strictement observée jusqu'aux événements de 1831.

Telle est la nature des causes qui ont produit l'existence de la ville libre de Cracovie. On comprend, d'après cela, pourquoi ce fut l'Autriche qui, en 1831, demanda et obtint l'évacuation du territoire de Cracovie par les troupes russes qui l'avaient envahi en poursuivant les débris de l'armée polonaise; pourquoi, à l'occasion de l'insurrection polonaise de 1830, l'Autriche enfreignit les traités de 1815 en occupant militairement Podgorze; pourquoi enfin c'est elle qui tient aujourd'hui garnison à Cracovie et préside en quelque sorte aux changements intérieurs successivement introduits dans cette république. La conséquence inévitable à tirer des explications qui précèdent, c'est qu'aussi longtemps que les délimitations territoriales entre la Russie et l'Autriche sur le sol de la Pologne resteront dans le statu quo, Cracovie doit être nécessairement ou neutre ou au

trichienne.

Maintenant il nous reste à examiner les motifs qui ont porté les puissances réunies à Vienne à octroyer à Cracovie les institutions libérales consignées dans sa Charte constitutionnelle, qui fut déclarée partie intégrante des traités. Cette Charte fondait le gouvernement de la république sur des bases essentiellement démocratiques. La souveraineté y était répartie entre trois pouvoirs suprêmes : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Le premier, ou la Chambre des représentants (autrement dit la Diète), eut dans ses attributions le contrôle suprême de l'exécution des lois, l'examen des comptes rendus de l'administration, la nomination des sénateurs et des magistrats, la faculté de les mettre en accusation et de les traduire devant la cour suprême de la Diète; enfin le

droit exclusif de statuer sur le budget. Le Sénat, ou pouvoir exécutif, dirigeait l'administration, la police, la force armée, et possédait seul l'initiative des projets de lois. Enfin le pouvoir judiciaire était composé de magistrats inamovibles, jugeant les affaires civiles et criminelles en dernier ressort, et ne pouvant être accusés que par la Chambre des représentants, ni destitués que par la cour suprême de la Diète 3. La liberté de la presse, la publicité des débats judiciaires et politiques, l'introduction du jury en matière criminelle, stipulées expressément dans la Charte de Cracovie, complétaient le système des garanties accordées au peuple du nouvel état. Cette organisation politique, si exceptionnelle dans un petit pays entouré de trois monarchies à peu près absolues, ne saurait s'expliquer que par les sentiments et les idées qui dominèrent un moment à l'époque qui l'a vue naître. L'Europe coalisée venait de triompher de l'homme qui l'avait si puissamment comprimée ou menacée de son joug. La guerre, à laquelle ce triomphe mettait un terme et qui avait duré un quart de siècle, avait d'abord été dirigée contre les principes de liberté dont Napoléon avait paru être le représentant; mais, grâce à la manière dont il s'en affranchit, et les foula aux pieds, les souverains alliés s'en firent bientôt une arme puissante contre lui, se familiarisant ainsi avec ce qu'ils avaient longtemps combattu. Vainqueurs dans la lutte et arbitres des nouvelles destinées de l'Europe, les monarques alliés parurent disposés à accorder des institutions plus ou moins libérales, partout où leur intérêt direct n'en souffrait pas trop évidemment, et ce fut ainsi peut-être qu'ils virent sans répugnance la Charte française et les libertés helvétiques se consolider en 1815. Quant à la

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Article x de la Constitution de Cracovie, insérée dans le traité addi tionnel du 3 mai 1815.

'Articles vii, x et xxn de la même Constitution.

3 Articles xv et xvi de la Constitution.

Constitution de Cracovie, son établissement fut en grande partie l'œuvre de l'empereur Alexandre. Ce souverain briguait alors une popularité universelle et les suffrages de la presse libérale; il avait d'ailleurs à cœur de se concilier l'amour des Polonais. Aussi la clause du traité de Vienne qui garantit à toutes les parties de l'ancienne Pologne une représentation et des institutions nationales, fut adoptée sur ses instances particulières, et la Charte de Cracovie fut rédigée dans son cabinet".

L'organisation politique de Cracovie obtint du congrès de Vienne des garanties toutes spéciales. Non-seulement les principales dispositions du traité additionnel du 3 mai 1815 sur Cracovie se trouvent répétées dans les articles VI, VII, VIII, Ix et x de l'acte général du congrès en date du 9 juin de la même année, mais comme témoignage d'une sollicitude particulière pour le nouvel état, sa Charte constitutionnelle ellemême, contenue dans le traité additionnel du 3 mai, est déclarée par l'article cxvIII de l'acte général, « partie intégrante de cet acte, comme si elle y était textuellement insérée. » Remarquons encore à ce sujet, que l'acte général du congrès n'a précisé et consigné de la sorte ni les institutions promises à l'Allemagne, ni le genre de garanties assurées à la nationalité polonaise, ni même la Constitution par laquelle seule le royaume de Pologne devait tenir dorénavant à la Russie; au contraire, l'existence constitutionnelle de Cracovie est prise en quelque sorte sous une protection plus spéciale des puissances; et les ratifications ayant eu lieu dans les termes prescrits par l'article cxIx et dernier de l'acte général, il y a de la part de toutes les parties engage

'Idées fondamentales sur le partage du duché de Varsovie, présentées par M. le comte de Nesselrode aux plénipotentiaires de l'Autriche, de la Prusse et de la Grande-Bretagne, par sa note du 31 décembre 1814, publiée dans le Recueil des pièces officielles de Schoell.

2 Son rédacteur fut le prince Adam Czartoryski.

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