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VI

A propos de la pêche.

Assez de science comme cela, du moins pour le moment; - cessons quelques instants de professer,

-

causons. Il est évident que l'homme est né pêcheur et chasseur; puis, comme sa consommation l'emportait sur la production de la nature, ou plutôt, comme il s'obstinait à s'entasser dans des coins au mépris de la prudence, et ignorant sans doute cet adage :

APHORISME.

« N'ayez pas de voisins si vous voulez vivre en paix avec eux, »

Il a été forcé de se faire agriculteur.

Ce sont les trois seuls métiers qui soient dignes d'une âme élevée.

Et encore les pêcheurs méprisent les agriculteurs, toutes leurs plaisanteries se font aux dépens des laboureurs; quand ils ont dit d'un homme que c'est un laboureur et un berquer (berger), tout est dit. Cependant le berger, le laboureur à la terre, est maire, adjoint, curé c'est égal, un homme qui n'est ni «< marin, ni soldat » ne paraît pas grand'chose à nos gens des côtes, et encore ajoutent-ils : «Qu'est-ce qu'un soldat à côté d'un marin? » Si la pêche et la chasse ont précédé l'agriculture, qui a été un signe de pauvreté avant d'être la plus sûre richesse des nations, la pêche a été antérieure à la chasse; - en effet, voyez les premières armes pour la chasse en comparaison d'un fusil de Devisme ou de Lepage, et cependant voyez comme le premier arc était plus compliqué que le premier hameçon.

La pêche est le premier des arts de l'homme; la chasse, sauf certains grands propriétaires, n'offre guère de plaisir aujourd'hui, du moins en France; les propriétés morcelées, opiniatrément cultivées, n'offrent plus d'asile au gibier à poil pour le cacher, aux oiseaux pour faire leurs nids.

Il faut un port d'arme, un permis,- que sais-je? -il faut un fusil, de la poudre; c'est assez cher,

de plus, c'est dangereux. Tous les ans, un mois après l'ouverture de la chasse, on constate tristement qu'il s'est tué plus de chasseurs que de perdreaux.

Que font la plupart des chasseurs parisiens? Ils se promènent toute la journée, ils rentrent suants, harassés, chargés de ce poids fatigant d'un carnier vide, et ils tuent des moineaux sur le bord du toit d'une des premières maisons du faubourg.

La chasse quand on ne tue pas est une fatigue sans plaisir ; j'ai établi dans un chapitre précédent — que la pêche serait un plaisir ravissant — même quand il n'y aurait pas de poissons au monde.

il se

Le chasseur à chaque instant est humilié — sent pauvre, - il a toujours un pied sur la terre de quelqu'un.

Mais le pêcheur, celui de la mer surtout, tout est à lui, tout est au plus adroit et au plus brave.

Ensuite, comme profession, la pêche a tout l'attrait du jeu.

Un autre ouvrier sait ce que lui rapporte sa journée - en déduisant les chômages; -le pêcheur ne gagne pas plus que l'ouvrier; mais si parfois il ne

prend rien, il y a un jour où il gagne cent francs;

le menuisier qui prend son rabot sait bien qu'il va faire une table, il en a tant fait ! et quand la table est faite, il n'a pas lieu d'être fier. Mais le pêcheur, il jette sa ligne à l'eau: prendra-t-il du poisson? et quelle espèce de poisson? et de quelle grosseur sera-t-il?

Et un jour de bonne pêche, il a l'orgueil du vainqueur et du joueur heureux.

La pêche est la mère de la navigation; - c'est dans la grande famille des pêcheurs que se recrute sans cesse la marine.

J'allais oublier un des avantages de la pêche sur la chasse.

Il n'est personne qui ne souffre en voyant un chevreuil, un lièvre, un oiseau, mort, sanglant, blessé.

La nature ne nous a pas inspiré la même pitié pour les poissons.

Le raisonnement vous dira que c'est absurde; le poisson hors de l'eau se noie dans l'air, comme vous vous noierez dans l'eau, la blessure de l'hameçon le déchire.

Eh bien, l'agonie d'un poisson ne nous touche pas.

Sans doute parce que sa nature et sa conformation, trop différentes des nôtres, ne nous permettent pas de faire ce retour sur nous et ce rapprochement qui sont le fond de la sensibilité.

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