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quelques dispositions qui aient méconnu ces principes, cela ne prouve rien contre eux. Une violation accidentelle des règles ne les détruit pas; la vérité et le droit peuvent quelquefois être sacrifiés à la raison d'État, à la nécessité des temps, ou courbés par l'abus de la force; puis ils reprennent leur empire quand la violence cesse; ils se redressent quand l'orage a passé.

Les lois sur les matières qui tiennent à l'ordre public ou aux bonnes mœurs, celles dont le but est de garantir la sûreté des citoyens, et qui sont destinées à maintenir la paix dans la cité, doivent être assimilées, quant à leur influence sur le passé, aux lois constitutionnelles et politiques, dont il vient d'être parlé.

Il serait absurde de maintenir ce qui trouble l'ordre, ce qui offense les bonnes mœurs ; de laisser subsister le péril pour chaque citoyen, et l'anarchie dans le pays, de peur de blesser le principe de la non-rétroactivité.

La jurisprudence et les auteurs sont d'accord sur ce point. Cette doctrine a été aussi établie par les débats parlementaires, dans la discussion de la loi du 18 juillet 1828 sur la presse périodique. Cette loi indiquait de nouvelles conditions d'aptitude pour être gérant d'un journal; plusieurs orateurs l'accusaient en cela de rétroagir, mais M. Pardessus leur répondait avec raison : « L'article du projet n'est point rétroactif, parce que ne s'occupant que des rapports des établissements existants avec l'État et le public, il a pour objet de les assujettir aux mesures de garantie que l'intérêt de ce même État, de ce même public, rendent nécessaires. Ce n'est point là rétroagir. Je croyais que la question des rétroactivités avait été assez éclaircie pour qu'il ne vînt plus à la pensée de personne de renouveler cet éternel et insignifiant reproche. Une loi de police, une loi qui crée des mesures de garantie dans l'intérêt public, est nécessairement rétroactive dans le sens grammatical du mot; car elle s'adresse à des personnes, à des établissements existants au moment où elle est rendue; à des personnes ou à des établissements nés ou créés sous un ordre de législation qui alors n'exigeait pas ces garanties; mais ce n'est point là ce qu'on appelle dans le langage légal rétroagir; et si le législateur n'avait pas le droit d'imposer de nouvelles obligations, dans l'intérêt public, à des personnes qui jusqu'alors n'y avaient

pas été astreintes, le gouvernement, la police générale de la société seraient impossibles. Toutes les lois politiques rétroagissent; car elles substituent à des institutions existantes des institutions nouvelles auxquelles sont soumis les hommes nés sous l'empire des anciennes » (Mon. du 14 juin 1828, page 852, colonne 2.)

Examinons maintenant les lois qui ont pour objet direct les rapports et les intérêts privés des citoyens; elles sont renfermées dans un cercle plus étroit, moins intimement liées au gouvernement de l'État et au bien public; il y a donc, en général, une nécessité moins pressante d'en faire l'application. D'un autre côté, précisément parce qu'elles ont une action directe sur les relations entre particuliers, sur la jouissance des choses que chacun détient, leur exécution demande plus d'égards et de ménagements. Tout se réunit donc ici contre la rétroactivité. Cependant elle ne doit pas être absolument repoussée, et une première distinction doit être faite entre les diverses parties de la législation.

Celle qui touche à l'état des personnes a, avec l'ordre public, une connexité plus grande que celle qui ne s'occupe que des choses. Aussi ordinairement la dernière peut être modifiée par les conventions des parties; et la première est placée dans une sphère où les volontés privées ne peuvent atteindre. Cela se comprend très bien. Sans doute il n'est pas indifférent, par exemple, que les biens des époux soient régis par les règles de la communauté légale, ou par des stipulations spéciales qui modifient ces règles; mais enfin le régime adopté par ceux qui se marient ne peut menacer la société que d'un mal faible, éloigné, presque insaisissable. L'ordre public serait, au contraire, essentiellement troublé si, à la loi qui détermine les devoirs réciproques des époux, qui organise la famille, on substituait capricieusement tel ou tel système. Mais on a vu que quand l'ordre public est intéressé à l'exécution immédiate d'une législation nouvelle, le principe de la non-rétroactivité doit fléchir jusqu'à un certain point; ainsi, l'on est conduit à reconnaître qu'il ne faut point suspendre indéfiniment l'application des lois qui règlent l'état des personnes; qu'on doit leur donner effet du jour de leur émission, c'est-à-dire qu'à compter de ce jour, la capa

cité, l'aptitude de chaque individu doit être réglée par leurs dispositions, sauf à appliquer aux actes accomplis sous la législation précédente les textes de cette législation.

Rien de plus simple que cette théorie; mais convient-elle à toutes les situations; est-elle en harmonie avec les ménagements que commande le maintien de certains intérêts?

C'est ce que je vais examiner.

Remarquons d'abord que les faits qui ont de l'influence sur l'état des personnes sont ou des actes volontaires ou des événements indépendants de la volonté humaine. L'établissement et le séjour dans un pays, le mariage, l'adoption, le divorce, la perpétration de certains délits, composent la première classe.

Les circonstances, qui peuvent être rangées dans la seconde, sont la naissance, le sexe, l'âge, le développement physique et intellectuel.

Cette sous-distinction était utile pour l'application raisonnable de la règle que j'ai formulée.

Si la loi s'occupe de l'état des personnes, en tant qu'il est constitué par des actes émanés de leur volonté, elle ne peut détruire les conséquences qu'ont déjà produites ces actes, elle ne peut faire perdre les qualités qui ont été antérieurement conférées. Ainsi, l'étranger qui a obtenu la qualité de regnicole, en remplissant les conditions établies par la législation en vigueur, n'est point dépouillé par une législation nouvelle qui impose des conditions différentes.

Ceux qui se sont mariés valablement à une époque ne sont point privés du titre d'époux, parce que d'autres règles viennent à être établies pour la validité des mariages.

Il faut en dire autant de ceux qui ont divorcé; les qualités d'adoptant et d'adopté sont également indépendantes des changements qui surviennent dans la législation.

Il en est de même de celles de père et d'enfant, de parents et d'alliés, par un motif particulier que j'expliquerai plus tard.

Enfin la mort civile, ou la privation de certains droits résultant de condamnations judiciaires, subsisteront, quoique le législateur apporte par la suite certaines modifications aux lois pénales antérieures.

Mais la capacité attachée à chacune de ces qualifications n'est point soustraite à l'influence de la nouvelle législation, les rapports de ceux qui en sont revêtus seront restreints ou étendus, suivant les prescriptions de la loi nouvelle. Le pouvoir du mari sur sa femme, la subordination de la femme au mari, la force et la durée du lien qui les unit, l'autorité paternelle, les empêchements au mariage, naissant de la parenté ou de l'alliance, la successibilité, et toutes les autres aptitudes attachées au titre d'époux, de père, de parents, etc., devront être appréciées, d'après les dispositions en vigueur au moment où elles s'exerceront, et non d'après celles qui existaient au moment où elles ont été acquises.

Au contraire, lorsque l'état des personnes est le résultat de faits involontaires, il ne faut respecter que les actes accomplis, et tenir pour constant que les qualités que ces faits avaient conférées cesseront d'appartenir à ceux qui en étaient revêtus, si la législation nouvelle les leur refuse.

Ainsi, le mineur deviendra majeur, ou réciproquement le majeur retombera en minorité; l'interdit, ou celui qui est pourvu d'un conseil judiciaire, sera rétabli dans la plénitude de sa capacité; l'aptitude au mariage sera avancée ou reculée, par l'effet de l'application immédiate des innovations législatives.

Cette distinction entre les effets que produisent les lois relatives à l'état des personnes se justifie facilement. Celui qui par un acte de sa volonté s'est constitué une certaine manière d'être, qui a formé entre lui et les autres membres de la société certains rapports légaux, est présumé tenir à la stabilité d'une position qu'il a recherchée; il a droit, par cela même, à ce qu'elle lui soit conservée autant que possible. En sens inverse, celui qui en commettant un délit s'est exposé à l'application de peines corporelles, et, par suite, à être placé dans une classe d'incapables, ne peut, lorsqu'il est déjà condamné, se plaindre, s'il ne profite point du bénéfice de lois moins sévères.

Mais lorsqu'il s'agit d'un état qui est fondé sur des événements fortuits, que le hasard et non la volonté de l'homme a créés; celui qui en est investi n'a plus le même droit d'en exiger le maintien, puisque la capacité dont il jouit n'a point été le but de ses

actes, et n'est point le fruit de ses efforts personnels. Il est d'ailleurs vraisemblable, et précisément par les mêmes motifs, qu'il sera moins vivement blessé, s'il vient à perdre, par l'effet d'un changement dans la législation, une qualité dont il avait été précédemment revêtu.

On peut opposer à ce système, que puisque la loi nouvelle ne doit pas porter atteinte à une qualité acquise par l'effet de la volonté, on ne peut admettre qu'une ou plusieurs des conséquences de cette qualité soient modifiées ou détruites; qu'il est d'ailleurs indifférent que le législateur enlève d'un seul trait et par une disposition directe la qualité précédemment conférée, ou qu'il la retranche indirectement et en détail, en supprimant toutes les aptitudes que cette qualité produisait.

Je réponds d'abord que personne ne peut nier la différence qui existe entre une réunion de capacités, de relations, constituant une position sociale déterminée, et une ou plusieurs de ces capacités, de ces relations. Il est impossible de douter que l'on tient davantage à la qualité, qui en est le résumé, qu'à chacune d'elles en particulier; et qu'on éprouverait un froissement plus sensible, en perdant l'ensemble, qu'en étant privé d'un élément; en se voyant ravir le tout, qu'en étant obligé de supporter la privation d'une partie. Cela suffit pour justifier la distinction et pour faire comprendre qu'il n'y a rien de contradictoire à admettre la rétroactivité, s'il ne s'agit que d'une conséquence isolée, et à la repousser, si l'on touche au principe même. J'ajoute qu'il ne faut pas craindre que jamais le législateur s'abaisse jusqu'à dissimuler l'effet rétroactif qu'il donnerait à ses dispositions; et que n'osant pas arracher violemment à une certaine classe la qualification légale dont elle est saisie, il lui enlève chacun des droits dont cette qualification indique la réunion.

Si cela arrivait, le principe de la non-rétroactivité serait violé, non à force ouverte, mais par une combinaison frauduleuse; et de ce que les citoyens seraient forcé de subir la loi qui leur serait imposée, il n'y aurait rien à conclure contre la théorie des jurisconsultes. Ceux-ci, en formulant des règles qui doivent déterminer les effets des lois nouvelles sur les actes antérieurs et sur leurs conséquences, savent fort bien que l'autorité législative a

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