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Mais il ne faut point en conclure que par là ils échappent à tout recours, et que le président de la république puisse par un décret réglementaire modifier la loi ou y déroger. En effet la force obligatoire d'un acte et les voies de recours dont il est susceptible ne dépendent point de la nature intrinsèque de cet acte, mais du caractère de l'organe ou de l'agent qui l'a fait. Un acte fait en forme de loi ne peut être modifié ou abrogé que par un acte fait en forme de loi. Le décret réglementaire du président de la république est une loi au point de vue matériel, mais il n'est pas fait en la forme de loi; il est fait en la forme de décret présidentiel; il est donc de toute évidence qu'il ne peut modifier ou abroger une loi formelle ou y déroger. D'autre part de ce que le règlement présidentiel est un acte législatif au point de vue matériel, on ne peut point en conclure qu'il soit insusceptible du recours contentieux en annulation ou de l'exception d'illégalité. La recevabilité du recours et de l'exception dépend du caractère que l'on attribue au président de la république exerçant le pouvoir réglementaire. Si l'on voit en lui un organe représentatif agissant avec le concours du parlement, il n'y a pas évidemment de recours possible. Si au contraire, comme c'est aujourd'hui la tendance générale (cf. supra, § 62), on voit dans le président de la république simplement une autorité administrative, le recours contentieux et l'exception d'illégalité sont toujours recevables. On indiquera plus loin les solutions aujourd'hui données par la jurisprudence.

L'accroissement constant du nombre des règlements a provoqué sur cette question l'éclosion d'une littérature abondante. En France: Valegeas, Du pouvoir réglementaire, thèse Bordeaux, 1892; Raiga, Le pouvoir réglementaire du président de la république, thèse Paris, 1900; Mme Balakowski-Pelit, La loi et l'ordonnance dans les Etats qui ne connaissent pas la séparation des pouvoirs, 1901; Moreau, Le règlement administratif, 1902; Cahen, La loi et le règlement, 1903. Revues : Bazille, Revue générale d'administration, 1881, I, p. 271; Dejamme, même Revue, 1892, III, p. 257; Esmein, De la délégation du pouvoir legislalif, Revue politique et

parlem., août 1894, p. 209; Berthélemy, Le pouvoir réglementaire du président de la république, même Revue, janvier et février 1898, p. 5 et p. 322. Parmi les ouvrages généraux, lire surtout Hauriou, Droil administratif, 5e édit., 1902, p. 19 et suiv. et 6e édit., 1907, p. 298 et suiv.; Esmein, Droit const., 4° édit., 1906, p. 438 et 574. En Allemagne, le livre fondamental sur le pouvoir réglementaire est celui de Jellinek, Gesetz und Verordnung, 1887. Cf. aussi Laband, Droit public, édit. franç., 1901, I, tout le chap. VI, p. 260 et suiv.; Rosin, Polizeiverordnungsrecht, 2o édit., 1895.

Les différents cas où le président de la république exerce le pouvoir réglementaire peuvent se grouper sous cinq chefs généraux :

1° Le président de la république légifère par voie de décret réglementaire dans certaines colonies, en vertu d'une compétence permanente à lui donnée par une loi formelle. La constitutionnalité d'une loi qui donne au chef de l'Etat le droit de légiférer dans les colonies n'est pas douteuse. En effet aujourd'hui la loi constitutionnelle proprement dite ne s'applique certainement pas aux colonies, et partant la disposition de l'art. 1, § 1 de la loi const. du 25 février 1875, qui décide que le pouvoir législatif s'exerce par le sénat et la chambre des députés, ne saurait être invoquée.

Il y a eu à cet égard dans notre droit public, depuis la Révolution, une évolution qu'il n'est pas inutile d'indiquer. La tendance de l'Assemblée constituante et surtout de la Convention fut d'assimiler les colonies à la métropole au point de vue des régimes constitutionnel et législatif. A l'art. 6 de la const. de l'an III, notamment, il est dit : « Les colonies françaises sont parties intégrantes de la république et sont soumises à la même loi constitutionnelle ». Mais sous le consulat et le premier empire, la tendance fut toute différente. La constitution de l'an VIII (art. 91; décide que les colonies ne sont pas soumises à la constitution générale, mais à des lois spéciales. Conformément à ce principe, la loi du 30 floréal an X (art. 4) décidait que nonobstant toutes les lois antérieures, le régime des colonies serait soumis, pendant dix ans, aux règlements qui seraient faits par le gouvernement ». Ce système était complété par l'art. 54, no 1 du sénatusconsulte const. du 16 therminor an X, qui décide que « le sénat règle par un sénatusconsulte organique : 1o la constitution des colonies... » Mais absorbé par les guerres européennes, le gouvernement impérial se détourna des colonies.

La Charte de 1814 (art. 73) décida que les colonies seraient régies par des lois et des règlements particuliers. Mais le texte n'indiquait point dans quel cas il fallait une loi, dans quel cas un règlement

suffisait. En fait, à la faveur de ce texte, pendant toute la Restauration, le gouvernement légiféra seul par voie d'ordonnance dans toutes les colonies. Ce procédé fut très vivement criliqué par le parti libéral, et c'est pour cela que l'art. 64 de la Charte de 1830 porte que les colonies seront régies par des lois particulières. Le mot règlement de l'art. 73 de la Charte de 1814 n'était pas reproduit. En fait, rien ne fut changé et le gouvernement continua à légiférer dans les colonies par voie d'ordonnance. Mais la loi du 24 avril 1833 vint faire une distinction. Pour les anciennes colonies la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane, le gouvernement ne peut pas légiférer par voie d'ordonnance; les conseils coloniaux, créés par cette loi dans ces colonies, peuvent voter des règlements applicables dans la colonie avec l'approbation du roi. Mais, pour les matières les plus importantes, il faut une loi formelle exercice des droits politiques, législation civile et criminelle, pouvoirs des gouverneurs en matière de police et de sürele générale, organisation judiciaire, commerce, régime douanier Dans certains cas limitativement énoncés, le gouvernement peul légiférer par voie d'ordonnance: organisation administrative sauf le régime municipal, police de la presse, instruction publique, milice. Les autres colonies (Etablissements français des Indes orientales, d'Afrique, Saint-Pierre et Miquelon continuent d'être régies par ordonnances du roi (L. 24 avril 1833, art. 25). Cet art. 25 étail certainement contraire à l'art. 64 de la Charte de 1830, qui avait pour but de soustraire toutes les colonies au régime des ordonnances. Mais il n'était pas pour cela inconstitutionnel, parce que pendant le Gouvernement de juillet la distinction des lois constitutionnelles rigides et des lois ordinaires n'était pas faite et que certainement les dispositions de la Charte de 1830 pouvaient être modifiées par une loi ordinaire (cf. infra, §147).

L'art. 109 de la constitution de 1848 porte : « Le territoire de l'Algérie et des colonies est déclaré territoire français et sera régi par des lois particulières jusqu'à ce qu'une loi spéciale les place sous le régime de la présente constitution ». Le coup d'Eta! du 2 décembre 1851 arriva avant qu'on n'eût rien fait.

La const. de 1852, reproduisant un texte précité (art. 54, no 1 du sénatusconsulte du 16 thermidor an X), porte à l'art. 27: « Le sénal règle par un sénatusconsulte: 1o la constitution de l'Algérie et des colonies... ». Il ne faut pas oublier que le sénat était un corps conservateur de la constitution et non point une assemblée législative. En vertu de cette disposition de la constitution de 1852, deux sénatusconsultes furent portés : les sénatusconsultes des 3 mai 1854 et 4 juillet 1860. Le second ne règle que des points de détails. Mais le premier est très important; il est encore aujourd'hui la base du régime législatif et réglementaire des colonies.

D'après le sénatusconsulte du 3 mai 1854, on doit distinguer d'une part les anciennes colonies Guade

loupe, Martinique et Réunion, et d'autre part les autres colonies, y compris l'Algérie. Pour la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion, le sénatusconsulte énumère certaines matières sur lesquelles il ne pouvait être légiféré que par sénatusconsulte; et, comme aujourd'hui il n'y a pas de sénatusconsultes, il ne peut être légiféré actuellement dans ces trois colonies que par une loi formelle sur ces différentes matières. Ce sont : l'état des personnes, le régime de la propriété, les contrats, l'exercice des droits politiques, la législation criminelle, le recrutement de l'armée. Sur toutes les autres matières, en vertu du sénatusconsulte du 3 mai 1854, le gouvernement a encore compétence pour légiférer par décrets réglementaires, suivant certaines distinctions, par décrets réglementaires simples, par décrets portant règlement d'administration publique (rendu après avis du conseil d'Etat délibéré en assemblée générale), ou par décret en conseil d'Etat. En principe le gouvernement peut légiférer par décrets réglementaires simples. Mais il faut noter qu'aujourd'hui beaucoup de lois formelles, portant sur des matières qui certainement auraient pu être réglées par un décret, ont été expressément déclarées par le législateur applicables à ces colonies (Guadeloupe, Martinique et Réunion). On peut citer comme exemple la loi municipale du 5 avril 1884, art. 165.

Pour les autres colonies y compris l'Algérie, l'art. 18 du sénatusconsulte du 3 mai 1854 porte: « Les colonies autres que la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion seront régies par décrets de l'empereur, jusqu'à ce qu'il ait été statué à leur égard par un sénatusconsulte ». Ce sénatusconsulte n'a jamais été porté; aucune loi générale n'a jamais été faite; et aujourd'hui encore en vertu de ce texte, sur toutes les matières, même en matière criminelle, dans toutes les colonies sauf la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion, le gouvernement légifère par simple dé

cret.

Le gouvernement, en légiférant ainsi par décret dans les colonies, ne viole point la loi constitutionnelle. Sous le second empire cela était incontestable. La constitution de 1852 donnait au senat pouvoir pour régler la constitution des colonies; le sénat avait ainsi une sorte de pouvoir constituant et c'est en vertu de ce pouvoir qu'il donnait par le sénatusconsulte de 1854 compétence au gouver nement de légiférer par décret. Aujourd'hui le sénatusconsulte de 1854 a force de loi ordinaire; et c'est ainsi en vertu d'une loi ordinaire que le gouvernement a compétence législative aux colonies. Or cette loi n'est pas contraire à notre constitution de 1875, parce que certainement, suivant la tradition établie depuis l'an VIII, suivie même en 1848 (cf. supra), elle n'était point, dans la pensée de ses auteurs, applicable aux colonies et que celles-ci restaient soumises ainsi au sénatusconsulte du 3 mai 1854.

Précisément parce que celle compétence législative du gouvernement aux colonies ne lui appartient qu'en vertu d'une loi ordinaire, les chambres peuvent toujours décider qu'une loi s'appliquera aux colonies, même aux autres colonies que la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion, par exemple à l'Algérie. Les exemples de lois de ce genre sont nombreux. On citera seulement la loi municipale du 5 avril 1884 déclarée applicable à l'Algérie par l'art. 164. Il est incontestable que lorsqu'une loi proprement dile a décidé expressément qu'elle serait applicable aux colonies, le gouvernement ne pourrait point alors modifier ou abroger par un décret les dispositions législatives déclarées applicables aux colonies. C'est ainsi par exemple que nous n'hésitons pas à considérer comme illégal le décret du 13 octobre 1906 (J. off. 18 octobre), qui déclare punissable de deux à cinq ans de réclusion cellulaire tout condamné aux travaux forcés à perpétuité qui se sera rendu coupable d'évasion; ce décret modifie en réalité l'art. 7, § 3, de la loi du 30 mai 1854, qui, en pareil cas, édicte la peine de la double chaine.

Dans le cas où par un décret le gouvernement déclare applicable à telle colonie une loi de la métropole, l'acte du gouvernement n'a que la valeur d'un décret. Il en est ainsi alors même que cette loi contienne, comme cela est fréquent, un article chargeant le gouvernement « de déterminer par un règlement les conditions d'application de ladite loi aux colonies ». Cf. notamment l'art. 33 de la loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique et l'art. 43, § 2 de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des églises et de l'Etat. Les règlements faits dans ces conditions restent des règlements el pourraient être modifiés ou abrogés par d'autres règlements. Ces textes en effet ne donnent au gouvernement aucune compétence nouvelle : le gouvernement avait certainement pouvoir de faire aux colonies des règlements sur l'hygiène publique et sur le régime des cultes; le législateur l'invite à prendre pour base de la réglementation qu'il édictera les dispositions d'une loi, mais le règlement qui est fait ne devient point par là une loi formelle.

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