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Ainsi malgré son pouvoir réglementaire colonial très étendu, le gouvernement ne peut édicter aucune disposition en violation d'une loi s'appliquant à la colonie considérée. La sanction de cette prohibition se trouve évidemment dans la responsabilité ministérielle, le contrôle des chambres, le droit qu'ont toujours les chambres d'inviter le gouvernement a rapporter un décret, ou de faire une loi anéantissant ce décret. En outre, les intéressés peuvent-ils attaquer par le recours pour excès de pouvoir, devant le conseil d'Etat, un décret colonial fait en violation d'une loi applicable à la colonie considérée ? La réponse à cette question, comme à toutes les questions analogues que nous rencontrerons dans la suite, dépend du caractère que l'on attribue au président de la république exerçant le pouvoir réglementaire. Si l'on voit en lui un organe de représentation, le recours contentieux pour excès de pouvoir, seulement recevable contre les actes des autorités administratives (L. 24 mai 1872, art. 9), n'est certainement pas recevable. Si au contraire on voit dans le président de la république une autorité administrative, très haut placée, mais une simple autorité administrative, le recours pour excès de pouvoir est certainement recevable. Aujourd'hui (cf. §§ 59 et 60), le caractère représentatif du président de la république tend à disparaitre; par conséquent, on marche certainement vers la recevabilité d'un pareil recours. A notre connaissance, le conseil d'Etat n'a pas eu l'occasion de se prononcer. Pour la même raison, on sera recevable à opposer l'exception d'illégalité, sur le fondement de l'art. 471, no 15 du code pénal, permettant même aux tribunaux judiciaires d'apprécier la légalité des règlements dont on demande l'application devant eux. La cour de cassation (chambre criminelle) s'est, conformément à cette idée, reconnue compétente pour statuer sur la légalité des décrets du 29 mars et du 18 mai 1902, établissant des tribunaux répressifs indigènes en Algérie et en fait a reconnu leur légalité (Cass., 28 août 1902, S., 1903, I, p. 489). Ces décrets ont été depuis abrogés et remplacés par le décret du 9 août 1903.

M. Laferrière (Juridiction et contentieux, 2e édit., 1896, II, p. 422) écrit: « Echappent au recours pour excès de pouvoir les décrets du chef de l'Etat, réglant des matières sur lesquelles la constitution ou les lois lui ont conféré la puissance législative, notamment des matières de législation algérienne et coloniale ». Par celle formule M. Laferrière veut exprimer certainement une idée que nous allons rencontrer constamment dans la suite, contre laquelle nous voulons protester immédiatement. C'est l'idée de la délégation de la puissance législative faite par le parlement au chef de l'Etat; les actes du chef de l'Etat se trouvant, par l'effet de ce'te délégation, investis du caractère même qu'ont les actes du parlement. L'idée de délégation doit être bannie du droit public; on ne peut déléguer qu'un droit qu'on a; or le parlement n'a pas en réalité la puissance législative, qui appartient à la nation ou plus exacte

ment à l'Etat. Le parlement a compétence pour faire des actes en forme de loi et qui sont, parce qu'ils émanent du parlement, insusceptibles de recours. Le parlement peut donner compétence au chef de l'Etat pour édicter des dispositions par voie générale, des lois au sens matériel. Les actes qu'il fera ainsi seront toujours des actes du président de la république; et la question est seulement de savoir si le président de la république est une autorité dont les actes sont susceptibles d'être critiqués par la voie contentieuse. Cf. infra, no 2.

2o Le président de la république légifère sur certaines matières déterminées, en vertu d'une compétence qui lui est donnée expressément par une loi formelle. Les exemples sont assez nombreux où une loi formelle donne expressément compétence au gouvernement pour faire des règlements sur des matières déterminées.

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Nous citerons seulement les plus saillants: La loi du 27 juillet 1822 (douanes) (art. 10) porte : « Des ordonnances du roi prescriront les moyens d'ordre et de police jugés nécessaires pour empêcher la fraude ». La loi du 3 mars 1822 (loi sur la police sanitaire maritime) donne compétence au roi pour déterminer par des ordonnances «< les mesures extraordinaires que l'invasion ou la crainte d'une maladie pestilentielle rendraient nécessaires sur les frontières de terre ou de mer ». On doit rapprocher de ce texte l'art. 8 de la loi du 15 février 1902 (sur la protection de la santé publique): Lorsqu'une épidémie menace tout ou partie du territoire de la république ou s'y développe et que les moyens de défense locaux sont reconnus insuffisants, un décret du président de la république déterminera, après avis du comité consultatif d'hygiène, les mesures propres à empêcher la propagation de cette épidémie ». L'art. 21 de la loi du 15 juillet 1815 donne compétence au gouvernement pour faire des règlements sur la police, la sûreté, l'exploitation des chemins de fer » (cf. ordon. du 15 novembre 1846 remplacée par le décret du 1er mars 1901). L'art. 11 de la loi du 30 janvier 1893 porte: « Des décrets rendus en la forme des règlements d'administration publique... peuvent établir dans les ports maritimes des péages locaux temporaires pour assurer les services des emprunts contractés par un département, une commune, une chambre de commerce... ». L'art. 9 de la loi du 8 avril 1898 porte: « Des décrets rendus en la forme des règlements d'administration publique fixent, s'il y a lieu, le régime général des cours d'eau (non navigables ni flottables)... ». Enfin l'art. 38 de la loi des finances du 13 avril 1906 est ainsi conçu : « Jusqu'à la promulgation d'une loi organique sur les conditions de nomination et d'avancement dans la magistrature, un règlement d'administration publique, rendu en exécution de la

présente loi dans les trois mois qui suivront la promulgation, fixera les garanties spéciales de capacité professionnelle pour les candidats aux fonctions judiciaires et instituera pour les magistrats un tableau d'avancement ». V. les décrets des 18 août et 10 nov, 1906.

Il importe de bien comprendre la différence essentielle, souvent inaperçue, qui sépare l'exercice du pouvoir réglementaire, dans cette hypothèse et dans celle qui sera examinée sous le n° 3. Dans celle-ci (no 3), sur l'invitation du parlement, le gouvernement fait un règlement pour compléter la loi elle-même qui contient cette invitation, un règlement sur des matières réglées par cette loi même et dont le décret vient compléter les dispositions. Le décret est en quelque sorte le prolongement de la loi. Au contraire, dans notre hypothèse actuelle, le gouvernement reçoit d'une loi formelle compétence pour réglementer des matières qui sont en dehors de cette loi; le règlement qui sera fait en vertu de cette compétence n'est point un prolongement de la loi; on ne peut dire de lui qu'il est fait pour compléter la loi, pour en régler les détails d'application, pour en assurer l'exécution et par conséquent on ne peut prétendre en aucune manière qu'il soit un acte d'exécution. Ces règlements sont incontestablement des actes législatifs matériels et portent sur des matières qui, certainement, sans la disposition légale expresse donnant compétence au gouvernement, n'auraient pu être réglées que par le parlement.

L'exemple de l'art. 38 précité de la loi des finances du 17 avril 1906 est particulièrement probant. On ne dira pas sans doute, malgré l'expression « en exécution de la présente loi », que ce règlement du 18 août 1906 est le complément de la loi des finances, vient en régler les détails d'application et en assurer l'exécution. Le caractère d'un pareil règlement est parfaitement déterminé par le début de l'article: « Jusqu'à la promulgation d'une loi organique sur les conditions de nomination et d'avancement dans la magistrature... ». Donc le règlement tiendra lieu de loi organique sur les conditions de la nomination et d'avancement dans la magistrature, jusqu'à ce que cette loi soit faite.

M. Hauriou, qui a bien mis en relief cette différence capitale entre le cas où le législateur charge le gouvernement de compléter une loi et celui où il donne compétence au gouvernement pour faire un

règlement sur une matière distincte de la loi dans laquelle il donne celte compétence, dit que dans le premier cas il y a règlement d'administration publique et dans le second cas règlement en forme des règlements d'administration publique. Cette dernière expression n'a été employée ni par la loi ni par l'administration: mais le législateur a dit tantôt décret en la forme des règlements d'administration publique et tantôt règlement d'administration publique, sans avoir une terminologie bien fixe. Si ce que dit M. Hauriou était exact, dans l'art. 38 de la loi du 17 avril 1906 le législateur aurait dit: Règlement en la forme des règlements d'administration publique ou du moins décret en la forme des.....; or, il y est parlé de règlement d'administration publique.

Au reste, le règlement d'administration publique n'est pas forcément le règlement fait sur invitation du législateur et délibéré en assemblée générale du conseil d'Etat. Le plus souvent, quand le législateur charge le gouvernement de faire un règlement pour compléter une loi ou lui donne expressément compétence pour faire un règlement, il parle de règlement d'administration publique. Mais il y a règlement d'administration publique toutes les fois qu'un règlement est fait après avis du conseil d'Etat délibéran! en assemblée générale, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas invitation expresse du législateur ou compétence spéciale donnée par lui. Cela est si vrai que dans les visas de l'arrêt du conseil d'Etat du 19 février 1904, reproduisant les observations du ministre du commerce, sont qualifiés de règlements d'administration publique les décrets du 10 août 1899. Or ces décrets du 10 août 1899 ont été porlés spontanément par le gouvernement. Il est vrai que le premier vise l'art. 12 de la loi du 31 janvier 1833, portant: Une ordonnance royale réglera les formalités à suivre dans tous les marchés passés au nom de l'Etat ». Mais ce texte n'avait rien à faire puisque le décret du 10 août 1899 ne réglemente point les formalités, mais bien le fond même des marchés de l'Etat, en rendant obligatoire l'introduction, dans les cahiers des charges, de clauses relatives au salaire normal et au maximum d'heures de travail. Quant aux deux autres décrets du 10 août 1899, relatifs aux marchés passés par les départements et les communes, l'un vise la loi du 10 août 1871, qui évidemment ne contient aucune invitation adressée au gouvernement de faire un décret de ce genre, et l'autre ne vise aucune loi.

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Quant au décret en la forme des règlements d'administration publique, celle expression indique suffisamment que c'est un décret qui a la forme du règlement d'administration publique, mais qui n'en a pas le fond: la forme c'est l'avis du conseil d'Etat délibérant en assemblée générale; le fond c'est le caractère de généralité. La seule définition exacte du décret en la forme... est donc celle déjà donnée une décision individuelle du président de la république rendue sur avis du conseil d'Etat délibérant en assemblée générale. V. supra § 138 et cf. L. 10 août 1871, art. 33 et 47.

Comment expliquer que le chef de l'Etat puisse faire un règlement sur une matière ainsi déterminée par une loi formelle, et sur laquelle incontestablement, sans cette disposition, le parlement aurait été seul compétent pour statuer, comme par exemple dans les cas cités précédemment, établir des droits de péage, faire une loi organique provisoire sur la magistrature (L. 17 avril 1906, art. 38). L'explication donnée couramment est celle déjà indiquée pour les règlements coloniaux, la délégation législative.

M. Moreau a essayé de rajeunir cette théorie de la délégation législative et soutient que toutes les objections faites contre elle sont des objections de mots, des subtilités sans valeur. Il affirme que « dans le domaine ainsi déterminé, le président de la république, selon la doctrine traditionnelle et selon la jurisprudence, agit comme délégué du parlement et en exerce les pouvoirs étendus » (Le règlement administratif, 1902, p. 180 et suiv.). M. Esmein (Droit const., 4° édit., 1906, p. 580, Revue politique et parlem., août 1894, p. 209) et M. Berthélemy (Droit admin., 4e édit., 1906, p. 102, et Revue politique el parlem., janvier 1898, p. 5 et suiv.), avec beaucoup de raison, repoussent énergiquement cette idée de délégation. M. Esmein écrit très exactement : « Le pouvoir législatif n'est point pour elles (les chambres) un droit propre; c'est une fonction que la constitution leur confie, non pour en disposer à leur gré, mais pour l'exercer elle-même d'après les règles constitutionnelles » (Droit const., p. 580).

Nous repoussons énergiquement cette idée de délégation pour les raisons déjà dites à propos des règlements coloniaux. Le parlement n'est pas titulaire d'un prétendu pouvoir législatif; il a une certaine compétence; cette compétence, il ne peut point la transmettre; la compétence n'est pas un droit qui se transmet; c'est. un pouvoir que le législateur peut modifier; et tout ce qu'on peut dire c'est que le parlement donne compétence au gouvernement pour faire des règlements dans des cas où sans cela il n'aurait pas eu cette compétence. Qu'on ne dise pas, comme le fait M. Moreau (ibid., p. 195) qu'il y a là une simple différence de mols, qu'au fond c'est la même chose de dire qu'il y a délégation législative ou détermination de compétence par la loi. D'abord s'il y a une différence de mots, c'est très probablement qu'il y a une différence de fond. Cette différence existe en effet. S'il y a délégation, le gouvernement est mis

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