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dans les limites générales tracées par le droit; mais cette réserve n'est point admise par tous les auteurs, et de plus elle est sans importance pour la théorie que nous exposons en ce moment). L'Etat possédant la puissance politique ainsi définie, celle-ci ne peut s'exercer qu'à la condition qu'un territoire soit exclusivement affecté à son exercice. Qu'on suppose, en effet, que deux puissances politiques prétendent s'imposer sur le même territoire. On peut toujours supposer des commandements contradictoires. Alors, ou bien l'une des puissances cèdera et acceptera les ordres donnés par l'autre; elle cesse par là d'être une puissance étatique et il ne reste sur ce territoire qu'un seul Etat; ou bien les deux puissances se limiteront, se conditionneront réciproquement, et alors l'une et l'autre cessent d'être puissances étatiques; il pourra y avoir sur le territoire deux corporatious, deux corporations politiques même, mais ce ne seront pas des Etats.

Ainsi l'attribution exclusive d'un territoire à une collectivité est indispensable pour qu'elle soit un Etat et cela parce qu'autrement elle ne pourrait avoir la puissance politique. En d'autres termes, l'exclusivité du territoire est la condition de la puissance politique. Or, la puissance politique est la manifestation par excellence de la personnalité de l'Etat; donc l'exclusivité du territoire est la condition même de la personnalité de l'Etat. C'est en ce sens que nous disons que le territoire est un élément subjectif de l'Etat, un élément constitutif de la personnalité juridique de l'Etat.

Cette conception du territoire a été certainement celle des fondateurs du droit public français moderne. On le verra surtout au § suivant où nous montrerons les conséquences qui résultent de cette notion et qui toutes ont été implicitement ou expressément indiquées par nos constitutions. Mais la preuve directe que les auteurs de la constitution de 1791 ont vu dans le territoire un élément de la personnalité même

de l'Etat, se trouve dans l'art. 2 de la section I du chapitre 1er du titre III: « Les représentants seront distribués entre les quatre-vingt-trois départements, selon les trois proportions du territoire, de la population et de la contribution directe ». Si l'Assemblée décide que le territoire doit être représenté au même titre que la population, c'est que dans sa pensée le territoire a le même caractère que la population; or celle-ci est évidemment un élément de la personnalité de l'Etat; il en est donc de même du territoire. Pour ce qui est de la contribution directe, il ne faut pas oublier que la qualité de citoyen actif n'était conférée qu'à ceux qui payaient une certaine contribution directe; il était donc très logique qu'elle fût une des bases de la représentation.

25. Conséquences du caractère subjectif du territoire. La première conséquence que les théoriciens modernes rattachent à cette conception, c'est Findivisibilité du territoire. En effet élément de la personnalité étatique, il est indivisible comme cette personnalité. Si le territoire était au contraire objet de la puissance publique et seulement objet, il ne serait point nécessairement indivisible, car rien ne s'oppose à ce que l'objet d'un droit soit divisible. Il en était ainsi à l'époque de l'Etat patrimonial: alors le prince personnifie l'Etat, et le territoire est l'objet de la puissance princière; la division des Etats d'un prince peut être faite comme celle de son patrimoine privé; l'histoire nous offre de nombreux exemples de partage de successions princières. Au contraire nos constitutions, appliquant le principe du territoire élément de la personnalité de l'Etat, affirment l'indivisibilité du territoire français. A l'article 1 du titre II de la constitution de 1791, on lit : « Le royaume est un et indivisible; son territoire est distribué en 83 départements ». La même idée est exprimée dans les divers textes qui déclarent que la république et est une indivisible, notamment, D. 23 septembre 1792; Const. 1793, art. 1;

Const. an III, art. 1; Const. an VIII, art. 1; Const. 1848, pr. art. 2 et art. 48.

Une seconde conséquence dérive du caractère subjectif du territoire, c'est l'impénétrabilité du territoire. Cela implique notamment le droit pour un Etat d'interdire tous actes d'un Etat étranger susceptibles de porter atteinte à son intégrité territoriale, et aussi le dreit pour un Etat d'interdire sur son territoire tout acte de puissance politique d'un Etat étranger. C'est le principe de non-intervention, duquel on peut dire cependant qu'il se rattache à l'obligation générale des Etats de respecter la personnalité même des autres États.

Nos constitutions ont à plusieurs reprises exprimé ce principe sous différentes formes. « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans le but de faire des conquêtes... » (Const. 1791, tit. VI); «Le peuple français ne s'immisce point dans le gouvernement des autres nations; il ne souffre pas que les autres nations s'immiscent dans le sien ». « Il ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire » (Const. 1793, art. 119 et 121). Même idée dans la constitution de 1848, pr. art. V.

L'exclusivité du territoire est une troisième conséquence logique du caractère subjectif reconnu au territoire. On l'indiquait déjà (§ 24), en montrant comment le territoire est un élément de la personnalité même de l'État, et en disant que deux États ne pouvaient exercer concurremment leur puissance politique sur un même territoire. Mais en fait cette conséquence se heurte à de très graves difficultés. D'abord dans les États fédéraux, il semble bien que le même territoire appartienne à deux Etats distincts, l'Etat fédéral et l'Etat-membre considéré. On étudiera plus loin spécialement la question de l'Etat fédéral (v. § 32). D'autre part on s'est trouvé parfois en présence de deux Etats exerçant en commun leur puissance sur le même territoire. On peut citer comme exemple le condominium,

que l'Autriche et la Prusse ont exercé sur le SchleswigHolstein depuis 1864 jusqu'en 1866, et celui qui appartient encore aujourd'hui, depuis le traité de Berlin de 1878, à l'Autriche et à la Hongrie sur la Bosnie et l'Herzégovine. Cf. Despagnet, Droit international public, 3e édit., 1904, p. 404. Ces faits sont difficilement explicables avec la théorie du territoire élément de la personnalité de l'Etat.

On a essayé de les expliquer en disant qu'il y avait là une situation tout à fait exceptionnelle, que le coimperium était le résultat d'un compromis temporaire entre les deux participants. On a dit surtout, en se plaçant à un point de vue purement théorique, que tant que dure le coimperium, le territoire qui en est l'objet est affecté à une puissance qui n'est point celle des deux participants exercée indivisément, mais à une puissance spéciale distincte de celle des deux Etats participants et ayant pour sujet une personne publique distincte d'eux. Assurément, il n'y a là qu'une fiction. M. Jellinek (Allgemeine Staalslehre, 2e édit., 1905, p. 383, voit dans ces cas de coimperium une survivance de la conception de l'Etat patrimonial; il a peut-être raison.

Une dernière conséquence de la théorie du territoire élément de la personnalité de l'Etat, c'est l'incessibilité du territoire. Logiquement il faut décider qu'un Etat ne peut céder tout ou partie de son territoire, définitivement ou pour un temps limité, et que toute cession totale ou partielle, temporaire ou définitive doit entraîner la mort de l'Etat cédant. Peu importe d'ailleurs que la cession soit volontaire ou forcée, c'est-à-dire imposée par la conquête. Il est évident qu'une cession totale du territoire d'un Etat entraîne sa mort, puisqu'il manque désormais un élément indispensable de sa personnalité. Du jour où le territoire de Madagascar a été déclaré annexé à la France, l'Etat malgache disparaissait. Au moment même où le territoire des républiques sud-africaines était annexé à l'Angleterre, elles disparaissaient comme Etats. Mais il doit en être logiquement de même d'une cession partielle, même temporaire, car cette cession a pour résultat de démembrer la personnalité même de l'Etat; or, par définition, toute personnalité est

indivisible, et démembrer une personnalité, c'est l'anéantir. Avec la conception de l'Etat patrimonial, les cessions territoriales se comprennent aisément; du jour où l'on a conçu l'Etat comme une corporation territoriale, les cessions territoriales sont devenues inexplicables logiquement et juridiquement.

Ici encore les faits donnent un formel démenti à la logique juridique. Nous Français ne savons que trop que des cessions territoriales ont encore lieu, sans que l'Etat cédant disparaisse. Et pour citer un exemple récent, nous rappelons le traité de Portsmouth d'août 1905 par lequel la Russie consent au Japon une cession territoriale. On peut rappeler aussi les cessions temporaires, les dations à bail faites fréquemment en Chine ou ailleurs au profit d'Etats européens. Tout cela est bien difficilement explicable avec la théorie du territoire sujet.

Cependant des explications ont été tentées. Les juristes allemands se devaient à eux-mêmes de concilier la possibilité des cessions territoriales avec leur théorie juridique du territoire. Ils n'y sont point arrivés. Nous ne considérons pas comme une explication sérieuse celle qui consiste à dire que l'Etat cédant disparaît pendant un instant de raison au moment de la cession et qu'il renaît immédiatement avec son territoire amoindri. N'est point non plus satisfaisante la formule de ceux qui disent qu'il n'y a point véritablement cession territoriale, mais que l'Etat cédant renonce à exercer sa puissance sur une partie de son territoire, el que ce territoire se trouvant dès lors sans maître peut s'adjoindre au territoire de l'Etat annexant. Il y a là une pure subtilité qui n'explique rien (Perrinjaquet, Des cessions temporaires de souveraineté, thèse Bordeaux, 1504). Prudemment M. Jellinek se contente d'une simple affirmation : « L'indivisibilité du territoire, dit-il, ne fait pas obstacle à ce que, à la suite d'une guerre, une partie du territoire étatique soit détachée et cédée à un autre Etat » (Allgemeine Staatslehre, p. 389). Il est vrai que l'auteur ajoute que ce qui est cédé, ce n'est point le territoire mort, que toute cession est exclusivement le transfert d'un imperium, que par la cession l'imperium de l'Etat cédant se trouve réduit et celui de l'Etat annexant augmenté. Cela n'explique rien du tout. Nous eussions préféré qu'on dit tout simplement qu'il y a encore dans les cessions territoriales un reste de la conception de l'Etat patrimonial.

Toute une école soutient qu'il ne peut y avoir de cession territoriale qu'avec le consentement des populations du territoire cédé.

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