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La France a appliqué ce principe en 1860 au moment de l'annexion de Nice et de la Savoie, et on a souvent reproché à l'Allemagne de n'avoir point fait en 1870 un plébiscite d'annexion en Alsace-Lorraine. Incontestablement il y a dans les plébiscites d'annexion une pratique très louable; mais nous n'y voyons point comme certains la conséquence nécessaire d'une sorte de dogme politique, qui ne serait d'ailleurs autre chose que le faux dogme du contrat social. Quant au problème qui nous occupe maintenant, nous ne voyons pas quelle solution peut bien lui apporter cette pratique. Que l'annexion soit faite avec l'assentiment des populations annexées, il reste à expliquer comment, le territoire étant un élément de la personnalité de l'Etat, le démembrement territorial n'entraîne pas anéantissement de cet Etat.

La conséquence de tout cela c'est que la théorie juridique du territoire, telle qu'elle est communément admise et telle qu'elle ressort de nos constitutions, est peut-être quelque chose de bien artificiel.

26. Le territoire limite de la puissance politique. Si le territoire est élément de la personnalité juridique de l'Etat, n'est-il pas en même temps objet d'un droit appartenant à l'Etat? On a déjà dit que dans la théorie patrimoniale, on reconnaissait au prince sur le territoire de ses Etats un droit réel analogue au droit de propriété. Cette idée est encore défendue par quelques auteurs, comme Seydel, qui n'admettent pas la personnalité de l'Etat, et qui ne voient dans le territoire que l'objet d'un droit dont le Herrscher est titulaire. Cette doctrine ne compte d'ailleurs que de rares partisans. Mais certains publicistes, qui admettent la personnalité juridique de l'Etat et qui voient même dans le territoire un élément de cette personnalité, enseignent en même temps que l'Etat a sur le territoire un droit public, qui est distinct du droit de puissance qu'il exerce sur les personnes. Les auteurs français et particulièrement les auteurs de droit international parlent constamment de la souveraineté territoriale, voulant désigner cerLainement par là un droit qui appartiendrait à l'Etat sur son territoire. La nature de ce droit, ils ne la déterminent point d'une manière précise. Cependant il

semble bien que les idées de Proudhon (Traité du domaine public, 1844, 2o édit.) sont encore dominantes. Ce droit de l'Etat sur son territoire est, dit-on, un droit réel, mais un droit réel de droit public. On doit distinguer ce que Proudhon appelait le domaine de propriété et le domaine de souveraineté. Le domaine de propriété, c'est la propriété du droit civil; le domaine de souveraineté, c'est le droit réel d'ordre public que l'Etat possède sur son territoire.

En Allemagne, M. Laband, partisan convaincu de la personnalité de l'Etat, enseigne que celui-ci possède un droit réel de droit public sur son territoire. « On doit reconnaître, dit-il, que l'Etat a un droit sur son territoire, qui est substantiellement différent de ses droits de puissance sur ses sujets et que l'on doit considérer comme étant un droit réel de droit public. Par là l'Etat peut remplir ses fonctions; il n'atteint pas seulement ses sujets, mais aussi le sol et le soumet à sa volonté, à sa puissance (Droit public, édit. franç., 1900, I, p. 287).

Nous estimons que l'on ne doit point reconnaître à l'Etat sur son territoire un droit réel de droit public, un droit de puissance distinct de son droit de puissance sur les personnes. Il ne faut point distinguer une souveraineté territoriale et une souveraineté personnelle. L'Etat n'a qu'un seul et unique droit de puissance, et ce droit de puissance ne peut s'exercer que sur des personnes. Si l'on emploie le mot de souveraineté, qui prête à beaucoup de confusions, mais qui est passé dans l'usage, il faut dire que l'Etat n'a et ne peut avoir de souveraineté que sur les per

sonnes.

Cela se comprend aisément. Nous employons, suivant l'habitude française, le mot souveraineté dans le sens de puissance politique. Or, la puissance politique. c'est ce pouvoir de formuler des commandements. Cette puissance politique est sans doute le pouvoir de formuler des ordres inconditionnés. Mais ce dernier caractère est ici indifférent, car il reste toujours que la puissance politique est le pouvoir de commander. Or on ne peut commander qu'à des personnes. Le

commandement suppose deux personnes, une qui le donne, une qui le reçoit. Par conséquent, parler de souveraineté ou de puissance politique sur le territoire, c'est employer une formule qui contient une contradiction en soi.

Quel est donc exactement le rôle du territoire au point de vue objectif? Il détermine les individus auxquels peuvent s'adresser les commandements de l'Etat. Quand on dit, dans le langage courant, que l'Etat a une souveraineté territoriale, on ne peut pas vouloir dire autre chose que ceci : l'Etat exerce sa puissance sur toutes les personnes qui se trouvent sur son territoire; et l'Etat ne peut pas, en principe, exercer sa puissance sur des personnes qui sont en dehors de son territoire. Sans doute ses nationaux restent, à certains égards, même en pays étranger, soumis à sa puissance, mais il ne peut ramener à exécution en dehors de son territoire les ordres qu'il leur adresse, de sorte que l'Etat n'a de puissance effective que sur les personnes qui se trouvent sur son territoire et sur toutes les personnes, sans exception, qui se trouvent sur son territoire. Ainsi le territoire nous apparaît, au point de vue objectif, comme la limite de la puissance publique. C'est ce qu'on appelle la théorie du territoire limite, opposée à la théorie du territoire objet, qui doit être, ce nous semble, abandonnée.

D'après M. Jellinek, le territoire n'est point objet autonome de la puissance étatique; le droit sur le territoire n'est qu'un réflexe de la puissance sur les personnes; la souveraineté territoriale n'est point une fonction autonome du pouvoir étalique; elle coïncide en droit public avec la puissance étatique toute entière exercée sur les personnes se trouvant sur le territoire (Allgemeine Staatslehre, 2e édit., 1905, p. 385-388).

Cette théorie du territoire limite, qui nous parait seule admissible, rencontre cependant certaines objections dont l'une est particulièrement sérieuse. La preuve, dit-on, que l'Etat est titulaire ou peut être titulaire d'un droit de puissance spécial sur son territoire, distinct de son droit sur les personnes, c'est que beaucoup d'Etats modernes possèdent des territoires inhabités, par exemple la France possède beaucoup d'ilots déserts notamment sur les côtes

de Bretagne, de vastes territoires inhabités dans ses colonies. On ne peut méconnaître, ajoute-t-on, que l'Etat ait un certain droit sur de pareils territoires; on ne peut prétendre que le territoire soit seulement la limite du droit de puissance politique sur les personnes. L'objection n'est pas sans réponse. M. Jellinek écrit que l'existence de territoires inhabités appartenant aux Etats ne démontre aucunement que l'Etat ait véritablement un droit de puissance territoriale distinct de son droit de puissance sur les personnes, parce que le territoire inhabité est toujours une sphère possible pour l'activité du pouvoir étatique, laquelle ne pourra s'exercer sur ce territoire que lorsqu'en fait il sera habité. La réponse ne nous paraît pas bien bonne. Nous préférons dire que l'objection ne porte pas contre une théorie qui repose tout entière sur l'idée de l'unité, de l'indivisibilité du territoire; en effet, en vertu même de cette idée, on doit considérer les différentes parties du territoire. non pas comme indépendantes les unes des autres, mais comme formant un tout unique; et ce territoire tout entier, dans ses parties habitées et dans celles qui ne le sont pas, forme la limite générale dans laquelle peut s'exercer effectivement, s'il y a lieu, la puissance de l'Etat sur les personnes.

De la théorie du territoire limite résultent certaines conséquences. D'abord (et cela n'est que le résumé de la théorie) toutes les personnes qui se trouvent sur le territoire d'un Etat sont soumises à la puissance de cet Etat, qui peut contre toutes procéder à des actes de contrainte, et qui ne peut y procéder que contre les personnes qui se trouvent dans ses limites territoriales.

D'autre part la vieille idée de propriété éminente de l'Etat sur toutes les terres dépendant de son territoire, même sur celles objet d'une appropriation privée, doit être complètement abandonnée. Encore invoquée au point de vue fiscal au XVII et au XVIIIe siècle, elle a depuis la Révolution complètement disparu du droit public français. Ici encore les principes du droit public français coïncident avec les solutions théoriques. Par suite l'expropriation d'une propriété privée ne doit point être considérée comme l'exercice par l'Etat d'un droit de propriété éminente, mais est tout simplement un acte de la puissance publique ordonnant au propriétaire d'une chose de la mettre à la disposition de l'Etat moyennant une indemnité.

Jusqu'à la Révolution le roi de France prétendit à une propriété éminente sur toutes les terres de son royaume; l'expropriation n'était, disait-on, qu'une conséquence de ce droit supérieur. Sans doute quelques ordonnances, comme celle de mai 1705, reconnurent une indemnité au propriétaire dépossédé; mais ce n'était qu'une concession gracieuse et jamais l'indemnité d'expropriation ne fut regardée comme un droit général du propriétaire dépossédé, parce l'expropriation n'était que l'exercice d'un droit réel supérieur appartenant au roi. En formulant le principe de la propriété, droit individuel et sacré (Décl. des droits de 1789, art. 17), la Révolution fit disparaitre tous les restes de la propriété éminente du roi. L'Etat n'a plus aucun droit supérieur sur la terre, objet d'appropriation privée et l'expropriation n'est plus que l'ordre donné par l'Etat à raison de son imperium sur les personnes, à un individu d'abandonner sa chose moyennant une indemnité.

C'est encore par suite de la disparition de toute propriété éminente de l'Etat sur les terres privées, que l'impôt foncier ne doit point être considéré comme la contribution récognitive d'une prétendue propriété éminente, comme le loyer d'une concession faite par l'Etat. Lui donner ce caractère ce serait maintenir. dans l'Etat moderne l'idée de seigneurie féodale et de souveraineté patrimoniale qui en était directement dérivée. La contribution foncière est un impôt personnel et le fonds possédé est le signe de la richesse que veut atteindre la législation fiscale.

27. Droits de l'Etat sur quelques parties de son territoire. Si l'Etat n'a aucun droit réel sur les parties du territoire qui sont l'objet d'une appropriation privée, il est incontestable qu'il existe certaines parties du territoire qui sont l'objet d'un droit appartenant à l'Etat.

D'abord, il est certaines choses immobilières, qui ne sont affectées ni à un usage public, ni à un service public, et qui cependant, pour une raison ou une autre, ne sont pas objet d'appropriation particulière. On dit que ces choses appartiennent à l'Etat et, suivant une expression consacrée, forment le domaine privé de l'Etat. Il est impossible de méconnaître que l'Etat possède sur ces choses un droit réel; et comme elles ne sont par hypothèse affectées ni à un usage

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