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qu'à la condition qu'elle possède la puissance politique sur un territoire déterminé, c'est-à-dire qu'elle puisse imposer sa volonté comme telle à toute personne se trouvant sur ce territoire. Cette puissance politique, est-elle la souveraineté ? Nous avons déjà, à plusieurs reprises, employé le mot de souveraineté dans le sens de puissance politique ainsi définie. Certainement c'est en ce sens que les auteurs de nos constitutions ont pris ce mot; et c'est en ce sens qu'il est employé le plus souvent dans la langue du droit public français. Mais il a parfois d'autres sens et pour éviter des confusions, il importe de les indiquer. C'est en partie faute de cette précaution que se sont élevées des controverses très obscures sur le caractère de la souveraineté.

On emploie souvent le mot souveraineté et le mot souverain pour désigner l'organe suprême de l'Etat, compris comme étant l'organe duquel dérivent directement ou indirectement tous les autres organes de l'Etat. Ainsi, on dit que dans une monarchie absolue, le monarque est le souverain ou possède la souveraineté, parce que c'est de lui qu'émanent directement ou indirectement tous les autres organes de l'Etat. De même on dit qu'à l'heure actuelle en France, le corps électoral est le souverain, parce que tous les organes de l'Etat, tous les agents de l'Etat sont créés directement ou indirectement par lui. Nous n'avons point pour le moment à nous occuper de la souveraineté ainsi comprise. Cet organe dit souverain en réalité n'exerce que la puissance de l'Etat; ce caractère de souverain qu'on lui attribue qualifie sa situation à l'égard des autres organes de l'Etat considéré et la question de savoir quel est l'organe souverain ainsi compris est résolue par la loi constitutionnelle du pays.

Les mots souverain et souveraineté sont encore employés pour désigner le caractère d'un organe ou d'un agent qui, d'après le droit positif d'un pays, prend des

décisions insusceptibles d'un recours ou du moins insusceptibles d'un appel. On dit que le parlement en France est souverain, possède la souveraineté, parce que ses décisions sont, d'après le droit positif français, insusceptibles d'un recours quelconque. On en dit autant de la cour de cassation et aussi du conseil d'Etat, statuant au contentieux (L. 24 mai 1872, art. 9) et des cours d'appel, nommées encore quelquefois, comme les anciens parlements, cours souveraines, leurs arrêts étant insusceptibles d'appel. Dans la question de la souveraineté ainsi comprise, il y a une simple question de hiérarchie des différents organes d'un Etat, hiérarchie réglée par les lois positives organiques de cet Etat et qui ne touche en rien à la théorie générale de l'Etat.

Le mot souveraineté est employé très fréquemment dans la terminologie du droit international public. M. Despagnet définit ainsi qu'il suit la souveraineté en droit international. « La souveraineté externe est le pouvoir qu'a un Etat de s'affirmer comme personne morale indépendante vis-à-vis des autres Etats » (Droit intern. public, 3e édit., 1905, p. 82). Ainsi la souveraineté en droit international implique d'une part la personnalité d'un Etat s'imposant au respect des autres Etats, et, d'autre part, la capacité de l'Etat considéré d'entrer en relations juridiques avec les autres Etats, sans qu'il ait besoin d'être représenté ou autorisé par un autre Elat. C'est ainsi qu'au point de vue du droit international, les Etats dits protégés n'ont pas la souveraineté, parce que, dans les formes très diverses de protectorat qui existent en fait, on retrouve cependant toujours ceci l'Etat protégé est représenté dans ses relations extérieures par l'Etat protecteur, ou il ne peut faire aucun acte international sans l'autorisation de l'Etat protecteur. Cf. Despagnet, Essai sur les protectorats, 1896.

Nous n'avons point à étudier la souveraineté ainsi comprise. On s'est demandé si la notion de souveraineté en droit international était distincte de la notion de souveraineté en droit interne. Les juristes allemands, notamment MM. Laband, Jellinek, Rehm, et quelques auteurs français, par exemple M. Moreau, semblent bien considérer que la notion de souveraineté est une et qu'un Etat ne peut pas par exemple posséder la souveraineté interne et point la souveraineté externe. Les internationalistes français distinguent au contraire en général la souveraineté interne et la souveraineté externe. Cf. Despagnet, loc. cit., p. 82. Nous n'avons point à nous prononcer sur la question. Nous essaierons de déterminer la notion de

souveraineté interne telle qu'elle nous semble être comprise dans le droit positif français, et après cela la réponse à la question apparaîtra d'elle-même.

Ce qui vient d'être dit montre que, pour déterminer la notion de souveraineté, il ne faut point considérer telle ou telle forme d'Etat, tel ou tel organe étatique, mais l'Etat pris en lui-même, comme personne juridique, quelle que soit sa forme, quels que soient ses organes. D'autre part, nous considérons la souveraineté uniquement dans les rapports internes de l'Etat, c'est-à-dire dans ses rapports avec les personnes individuelles ou collectives qui se trouvent sur son territoire.

Dans la doctrine française, qui est certainement l'expression exacte de notre droit positif, la souveraineté interne est tout simplement la puissance publique, et ainsi la souveraineté est un élément même de l'Etat au point de vue interne. S'il peut y avoir des Etats non-souverains, dans les rapports internationaux, en droit interne il ne peut point y avoir d'Etat non-souverain, puisque par définition même, l'Etat est investi de la puissance commandante, et que la souveraineté est précisément cette puissance commandante. C'est la souveraineté ainsi comprise qu'il faut analyser, car la notion n'en est pas aussi simple qu'elle peut le paraître au premier abord.

Pendant longtemps cette notion de la souveraineté, conçue comme étant la puissance commandante de l'Etat, avait été à peu près unanimement admise en France et à l'étranger sous l'influence de J.-J. Rousseau et de la Révolution. Mais elle est venue se heurter à certains faits politiques modernes, notamment le fédéralisme et le protectorat, qu'il est difficile de faire rentrer dans le cadre traditionnel de la souveraineté. C'est alors qu'invoquant les précédents historiques, le sens originaire du mot souveraineté, certains jurisconsultes, particulièrement en Allemagne, ont enseigné que la souveraineté n'était point la puissance

politique elle-même, mais un certain caractère de cette puissance politique, qu'ainsi il pouvait y avoir puissance politique sans qu'il y eût souveraineté, que par suite il pouvait y avoir des Etats véritables sans qu'ils eussent la souveraineté, des Etats non-souverains.

On reviendra (§ 31) sur cette théorie. Elle n'a encore que peu pénétré dans la doctrine française. Elle est d'ailleurs certainement contraire aux principes de notre droit public. La souveraineté, dont parlent nos constitutions et nos Déclarations des droits, dans les articles déjà cités (notamment Déclaration des droits de 1789, art. 3; Const. 1791, tit. III, pr., art. 1; Déclaration des droits de 1793, art. 23, 25; Const. 1793, art. 7; Déclaration des droits an III, art. 17 et 18; Const. de l'an III, art. 2; Const. 1848, art. 1 et 18), c'est la souveraineté comprise comme étant la puissance politique, la puissance commandante de l'Etat; et c'est la souveraineté ainsi comprise qu'il nous faut analyser.

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29. Analyse de la souveraineté conçue comme la puissance commandante de l'Etat. Les définitions données de la souveraineté sont innombrables. Chaque auteur a la sienne. Nous n'essaierons point d'en donner une; notre but est d'analyser la nature intime de la souveraineté, en observant ses diverses manifestations, et ainsi peut-être arriverons-nous à préciser sa vraie nature.

Voici, à titre d'indication, la définition donnée par M. Esmein : « L'Etat est le sujet et le support de l'autorité publique... Cette autorité, qui naturellement ne reconnait point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu'elle régit, s'appelle la souveraineté. Elle a deux faces: la souveraineté intérieure ou le droit de commander à tous les citoyens composant la nation et même à tous ceux qui résident sur le territoire national... La souveraineté est la qualité essentielle de l'Etat (Droit constitutionnel, 4e édit., 1906, p. 1).

En prenant la souveraineté puissance commandante de l'Etat comme un fait et en observant ses manifes

les

tations, il nous semble qu'elle est constituée par trois éléments suivants. La souveraineté est : 1° un pouvoir de vouloir; 2° un pouvoir de commander; 3 un pouvoir de commander indépendant.

1o La souveraineté est un pouvoir de vouloir. - On dira peut-être plus exactement qu'elle est la volonté de cette personne, formée par une corporation territoriale munie d'un gouvernement, qui est l'Etat, en tant qu'elle est investie de certains pouvoirs. Dans la conception française, la souveraineté originaire appartient à la collectivité, à la nation; c'est-à-dire qu'avant que la nation soit organisée en Etat, elle est une personne, possédant une volonté et cette volonté est souveraine. Par un phénomène, du reste inexpliqué, lorsque la nation s'organise en Etat, cette volonté de la nation se communique à l'Etat, bien que son essence reste à la nation. Ou si l'on veut, plus simplement, la nation ne se distingue pas de l'Etat, qui est la nation organisée fixée sur un territoire, et la souveraineté, c'est la volonté de l'Etat-nation. La souveraineté est pour l'Etat-personne, ce qu'est la volonté pour l'individu-personne.

La conception de la souveraineté, volonté de l'Etat, remplit tout le Contrat social de J.-J.-Rousseau; c'est la volonté générale dont il est question dans tous les chapitres de l'ouvrage. Un auteur allemand moderne, Gerber, a bien exprimé cette conception : « La puissance de l'Etat, c'est la volonté d'un organisme moral personnellement conçu » (Staatsrecht, 3e éd., 1880, p. 19). Comme Rousseau, nos constituants ont vu dans la loi la manifestation par excellence de la souveraineté. L'idée que la loi est la volonté de la société elle-même, du moi-commun créé par le contrat social, est une des idées maitresses du célèbre livre. D'où cette formule qui revient constamment dans les discussions de l'Assemblée de 1789 : « La loi est la volonté des gouvernés », et les définitions données dans l'art. 6 de la Déclaration des droits de 1789 : « La loi est l'expres

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