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sion de la volonté générale », dans l'art. 4 de la Déclaration des droits de 1793: « La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté générale » et dans l'art. 6 de la Déclaration des droits de l'an III: « La loi est la volonté générale exprimée par la majorité, ou des citoyens ou de leurs représentants ».

La souveraineté étant conçue comme un pouvoir de volonté de l'Etat, il en résulte qu'elle est par là même conçue comme un droit subjectif, dont l'Etat est titulaire. Quoi qu'on fasse, on est toujours obligé de ramener la notion du droit subjectif à celle d'un pouvoir de volonté (v. supra, § 1). Quelque fondement que l'on donne au droit subjectif, on ne peut dire d'une personne qu'elle a un droit subjectif que lorsqu'elle peut vouloir effectivement une certaine chose, et que la volonté exprimée en vertu de ce pouvoir s'impose comme telle à d'autres volontés. Or c'est précisément avec ce caractère que nous apparaît la souveraineté. Elle est donc un droit subjectif dont le titulaire est l'Etat.

Ce caractère de la puissance publique, conçue comme droit subjectif de la personne Etat, est accepté par la plupart des jurisconsultes qui ont écrit de nos jours sur le droit public en Allemagne par Gerber (Staatsrecht, 3e édit., 1880), M. Jellinek (System der subjecktinen Rechte, 1893 et 1905), Laband Droit public, édit. franç., I, 1900), Rehm (Staatsrecht, dans Handbuch de Marquardsen, 1900); en Italie par M. Orlando, Principes de droit public (trad. Bouyssy et Mestre), 1902. Cf. Forti, Il realismo nel dirrito publico, 1903 (très important travail où l'auteur a bien voulu discuter en détail les solutions proposées dans notre livre L'Etat, le droit objectif et la loi positive, 1901) et Biglioli, Dirrito internazionale e dirrito costituzionale, 1904. V. aussi Seidler, Das juristische Kriterium des Staates, 1905; Affolter, Zur Lehre von der Personlichkeit des Staats, Archiv für offent. Recht, XX, 1905, p. 374. En France, cf. Esmein, Droit const., 4e édit., 1906 et Hauriou, Droit administr., 5e édit., 1903. M. Berthélemy, suivant sur ce point M. Ducrocq, au contraire, n'admet pas cette idée, et oppose l'Etat-puissance à l'Etat-personne, qui seul serait titulaire de droits, c'est-à-dire de droits patrimoniaux (Droit administr., 3e édit., p. 45). Nous regrettons que l'auteur ne développe pas sa pensée sur ce point.

De la conception de la souveraineté comme droit subjectif, beaucoup d'auteurs tirent cette conséquence qu'elle doit être construite suivant les procédés de la dialectique juridique. On en tire aussi celte autre conséquence que l'Etat, étant sujet d'un droit, peut et doit être en retour sujet d'obligations, que s'il peut par sa volonté limiter une autre volonté, sa volonté elle-même peut être limitée par le droit d'une autre volonté. Dans quelle mesure et comment ? Ce n'est pas le lieu de le rechercher. Mais ce qu'il faut répéter

(cf. § 16), c'est que l'Etat étant considéré comme un sujet de droit, sa souveraineté étant considérée comme un pouvoir de vouloir, c'est-à-dire comme un droit subjectif, il entre, par là même, dans le monde du droit; il devient, selon l'expression allemande, un Etat de droit (Rechtstaat, et le droit public objectif est comme tout droit objectif un ensemble de règles régissant les volontés, et particulièrement la volonté de l'Etat.

2o La souveraineté est un pouvoir de commander. L'Etat a le pouvoir de vouloir et d'imposer sa volonté. Ce pouvoir appartient à tout sujet de droit voulant dans les limites de sa sphère juridique. Toute personne individuelle ou collective peut imposer sa volonté à d'autres volontés, quand elle veut ce qu'elle a le pouvoir juridique de vouloir. L'Etat a ce pouvoir; mais il a plus que ce pouvoir: il a le pouvoir d'imposer sa volonté comme volonté commandante. Les manifestations de sa volonté ont le caractère impératif ; elles sont des ordres.

Les manifestations de la volonté de l'Etat ont-elles toujours le caractère impératif ou ne l'ont-elle que sous cette condition qu'elles se produisent dans les limites du droit, c'est une question qui sera étudiée plus tard et qui ne vient pas ici. V. infra, ch. IV, L'Etat et le droit.

Le commandement, l'ordre, implique une volonté supérieure qui s'adresse à une volonté inférieure. L'ordre est un acte juridique unilatéral. Mais il y a beaucoup d'actes juridiques unilatéraux qui ne sont pas des ordres. Un acte unilatéral qui n'est pas un ordre peut produire un effet de droit; mais cet effet se produit alors, non pas parce que la volonté de la personne qui fait l'acte est supérieure à d'autres volontés, mais parce qu'elle veut dans les limites de sa capacité juridique et en vue d'un but reconnu légitime par le droit objectif. Au contraire, dans l'ordre, il y a une volonté qui commande, et qui est, par son essence, supérieure aux volontés auxquelles elle commande.

Cela posé, on dit que la volonté de l'Etat est supérieure aux autres volontés se trouvant sur son territoire, qu'elle est une volonté commandante, qu'elle n'est pas seulement une volonté juridique, mais qu'elle

est une puissance juridique. Il en est ainsi parce que la volonté de l'Etat est par sa nature même supérieure à toute autre volonté individuelle ou collective se trouvant sur son territoire.

Pourquoi la volonté de l'Etat est-elle supérieure aux autres volontés existant sur son territoire ? C'est le problème connu sous le nom de problème de l'origine de la souveraineté. On a indiqué aux §§ 9-13 les diverses doctrines proposées sur cette question, à vrai dire insoluble et aussi le point de vue auquel, à notre estime, il convient de se placer.

Cette conception de la souveraineté, puissance commandante de l'Etat, soulève dans l'application de très grandes difficultés. Si, comme on le dit, par sa nature même, la volonté de l'Etat est une puissance, une souveraineté, elle ne peut jamais perdre ce caractère, l'Etat, au moins sur son territoire, ne peut jamais intervenir que comme puissance publique, et tous les actes faits au nom de l'Etat devront être des actes de puissance publique, c'est-à-dire des actes unilatéraux et contenant un commandement s'imposant comme tel.

Or, cela est absolument contraire aux faits. Il arrive constamment que l'Etat n'agit pas comme puissance publique, qu'il fait des actes qui n'ont pas le caractère de commandement. Il suffit d'indiquer les nombreux contrats que fait l'Etat avec des personnes individuelles ou collectives. Nous ne parlons pas des conventions internationales qui se présentent avec un caractère spécial. L'Etat traite avec un autre Etat; c'est la souveraineté internationale qui se manifeste; ce sont deux personnes souveraines et égales qui entrent en relation. Nous considérons seulement les contrats de droit interne. Comment l'Etat, qui est par définition même la puissance, peut-il être lié par un contrat et par là ne cesse-t-il pas d'être puissance publique ?

Le problème n'a point échappé aux publicistes, qui se sont efforcés de lui donner une solution.

Une doctrine, qui jusqu'à ces derniers temps a été très accréditée en Allemagne, résoud la difficulté en disant que l'Etat est un, mais un en deux personnes, une personne de puissance publique qui, lorsqu'elle intervient, agit par voie de commandement et une personne fiscale (le fiscus), qui elle n'est point investie de la puissance publique et fait des actes juridiques ordinaires, des contrats notamment, qui n'ont point le caractère d'ordre. Cf. Hatschek, Die rechtliche Stellung des Fiscus im bürgerlichen Gesetzbuche, 1899; C. civil allemand, art. 89. S'il est déjà difficile de démontrer que l'Etat forme une personne, il est encore plus difficile, si non impossible, d'établir qu'il en forme deux. Il y aurait là un mystère de la dualité dont on est dans l'impossibilité absolue de donner l'explication. Cette notion de l'Etat conçu comme fisc est une survivance injustifiable de la patrimonialité de la souveraineté.

En France, cette théorie n'a jamais eu grand crédit. Pour résoudre le problème, M. Hauriou enseigne que l'Etat est une personnalité juridique, mais une personnalité à double effet. qu'il convient d'y rattacher la jouissance de droits privés et celle des droits de puissance publique (Droit administratif, 5e édit., 1903, p. 372). Dans ses précédentes éditions M. Hauriou s'était servi de l'expression personnalité à double face. C'est aussi l'expression dont se sert M. Michoud (La responsabilité de l'Etat, Revue du droit public, 1895, II, p. 2). M. Michoud a précisé ses idées dans son livre La théorie de la personnalité morale, 1905. Il écrit : « L'Etat puissance publique et l'Etat personne morale de droit privé constituent un seul et même sujet de droit... En matière de contrat, il est inadmissible que l'Etat puissance publique puisse violer sans indemnité le contrat passé par l'Etat personne privée. Les deux actes, contrat et acte d'autorité, sont faits en vue du même intérêt collectif et par conséquent pour le compte de la même personne... Sans doute il peut être utile, à certains points de vue, de distinguer dans l'Etat les deux faces de sa personnalité et nous essaierons nous-même de le faire plus tard... >> (p. 271, 272 et 276). Cette personnalité à double effet ou à double face nous a toujours paru aussi mystérieuse que la double personnalité des juristes allemands.

M. Jellinek, qui n'admet pas la doctrine du fisc, expose toute une théorie sur les contrats de l'Etat, qui peut se résumer ainsi. Sans doute l'Etat peut imposer des prestations par son imperium, mais ce droit a une limite; par suite de la reconnaissance d'un statut négatif des sujets de l'Etat, il y a nécessairement un domaine dans lequel l'Etat et l'individu sont indépendants l'un de l'autre sur la base de l'ordre juridique existant. Si l'Etat veut, sans changer l'ordre existant, se servir du statut négatif de l'individu, le contrat est le seul moyen juridique de le faire (Jellinek, System, 1905, p. 203 et suiv.; Cf. Ibid., p. 8, la définition du statut négatif). Cette doctrine ne résoud pas le problème. Dans la pensée de l'auteur ce statut négatif, ce statut de liberté, est créé par la volonté seule de T'Etat. Cela revient à dire que l'Etat, par sa faculté d'auto-détermination et d'auto-limitation, détermine les cas où il agira par voie de commandement et ceux où il ne pourra intervenir que par voie de contrat. Sans discuter la théorie de l'auto-limitation, il nous semble bien qu'elle n'explique pas comment l'Etat, qui a fait un contrat, peut être lié par ce contrat sans cesser d'être une puissance souveraine.

La conception individualiste, qui est encore dominante dans le droit positif français et dans la doctrine française, explique assez bien le caractère obligatoire des contrats de l'Etat. Par suite de Texistence de droits intangibles appartenant à l'individu, il est un domaine où l'Etat ne peut intervenir comme puissance commandante, et dès lors si l'Etat intervient dans un pareil domaine, il ne

peut le faire que comme personne égale à celle avec laquelle il entre en relation; par conséquent il intervient alors par voie de contrat, et ce contrat l'oblige parce que, s'il ne l'obligeait pas, il y aurait une atteinte aux droits de l'individu qui s'imposent au respect de l'Etat. Le raisonnement se tient incontestablement, si du moins on admet la conception individualiste. Cependant, même en raisonnant dans cette hypothèse, on n'explique pas ainsi, nous semble-t-il, comment l'Etat peut cesser d'être à certains moments une puissance commandante. La doctrine individualiste permet d'établir une limitation à la souveraineté de l'Etat, mais elle n'explique point comment l'Etat, qui est de nature et par définition une puissance, peut cesser de l'être à un moment donné.

3o La souveraineté est un pouvoir de commander indépendant. Il importe tout d'abord d'éviter une confusion. Quelques auteurs estiment que la souveraineté est le droit qui appartient à l'Etat et seulement à l'Etat de formuler un ordre général ou individuel sans aucune restriction, sans aucune limite, et que tout commandement émanant de l'Etat a une valeur juridique, quel que soit le domaine dans lequel il intervient, quel que soit son contenu. En Allemagne, Seydel (Grundzüge, 1873), a écrit à plusieurs reprises (notamment, p. 14) qu'il n'y avait pas de droit au-dessus ou à côté du souverain; il n'y a de droit que par le souverain (Herrscher). A la puissance politique, a-t-on dit, il y a des limites de fait, des limites politiques, des limites morales, mais des limites juridiques, il n'y en a point, et cela est précisément ce qui fait que la puissance étatique est souveraine. V. notamment Saripolos, L'Election proportionnelle, I, p. 276.

On a fait très justement observer que c'était là confondre la souveraineté et l'arbitraire. M. Esmein dit très justement (p. 1) dans sa définition de la souveraineté : « Cette autorité qui... ne reconnaît point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu'elle régit... ». Oui, il y a des rapports qui échappent à la puissance de l'Etat; il y a un domaine dans lequel la puissance de l'Etat ne peut pas juridiquement intervenir; et l'existence de ce domaine ne fait. point que sa puissance ne soit pas une puissance sou

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