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ment proclamé dans plusieurs de nos constitutions. <«< La souveraineté est... indivisible. Elle appartient à la nation; aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice » (Const. 1791, tit. III, art. 1); La souveraineté est indivisible »

...

(Déclaration des droits de 1793, art. 25).

De l'indivisibilité de la souveraineté découle un autre dogme, le dogme de la République une et indivisible, proclamé par la Convention dès le 24 septembre 1792 « La Convention nationale déclare que la République française est une et indivisible », et proclamé depuis à nouveau par toutes nos constitutions républicaines jusqu'en 1848 Const. de 1793, art. 1; an III, art. 1; an VIII, art. 1; 1848, Pr., art. II et art. 48. La règle de l'indivisibilité de la République est du reste bien moins une conséquence de l'indivisibilité de la souveraineté qu'un principe d'organisation républicaine de la souveraineté. En vertu de ce principe, dans aucun Etat et particulièrement dans aucun Etat républicain, un homme, un corps, une section du peuple, une circonscription ne peuvent prétendre avoir une portion quelconque de la souveraineté. De là il résulte d'abord que l'électeur ne peut pas prétendre qu'il est titulaire d'une quote-part de la souveraineté, que l'individu membre de la nation n'a pas comme tel droit à être électeur, et que le législateur peut déterminer les conditions auxquelles un individu doit être électeur (V. le développement de cette idée, $ 23).

Il résulte aussi de l'indivisibilité de la souveraineté et de la république, qu'aucune collectivité ne peut être investie d'une quote-part de la souveraineté, et que le fédéralisme, contradictoire avec la nature même de la souveraineté, est contraire aux principes essentiels du droit public français. On connaît la rigueur avec laquelle la Convention appliqua ces principes et comment les Girondins tombèrent, le 31 mai 1793, sous l'accusation de fédéralisme.

Il est incontestable que, logiquement, l'existence dans un pays de collectivités territoriales distinctes de l'Etat et investies de droits de puissance publique, est en contradiction avec la conception française de la souveraineté une et indivisible. Cette contradiction existe non seulement lorsque ces collectivités locales sont déclarées être des Etats souverains, comme les Etats-membres de l'Union américaine ou les cantons de la Suisse, mais encore même lorsqu'elles sont considérées seulement comme des circonscriptions administratives décentralisées. La commune française (cf. § 29. no 3) a, d'après une opinion aujourd'hui presque unanimement acceptée, des droits de puissance publique; ces droits ne peuvent être qu'une portion détachée de la souveraineté nationale; et cela est contraire au principe de l'indivisibilité de la souveraineté. On dit bien que ces droits sont concédés par l'Etat, qui peut toujours retirer cette concession. Sans doute; mais tant que cette concession subsiste la souveraineté est démembrée. Pour qu'elle ne le fût point, il faudrait que la commune exerçât comme organe, comme représentant, ces droits de puissance dont le seul titulaire resterait l'Etat. Mais cela serait justement le contraire de ce qu'on dit exister en droit français. En résumé, la souveraineté étant indivisible, logiquement, sur un même territoire, une seule personne peut posséder des droits de puissance publique, l'Etat; et il n'y a et il ne peut y avoir qu'un Etat. Pour la question de la souveraineté dans les Etats fédéraux, v. les §§ 31 et 32.

On a parfois décidé que l'indivisibilité de la souveraineté devait avoir pour conséquence l'unité de la représentation populaire, c'est-à-dire que dans une constitution logiquement ordonnée le parlement, corps représentatif de la volonté nationale, ne devait se composer que d'une seule assemblée. Lorsque la question de la dualité du parlement se posa en 1789, en 1791 et en 1848, le principal argument qu'on fit valoir, surtout en 1848, pour établir l'unité du parlement, fut de dire la souveraineté étant une dans son essence ne peut être qu'une dans sa représentation. Cf. rapport d'Armand Marrast, rapporteur de la constitution de 1848, Moniteur, 31 août 1848. Cet argument n'est certainement pas suffisant pour priver un pays des avantages incontestables que présente la dualité du parlement. Mais, en même temps, on comprend aisément que ce raisonnement fit une grande impression sur des esprits passionnés de logique. Si

DUGUIT

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en effet, d'une part, on admet l'existence d'une volonté nationale souveraine, et, d'autre part, une représentation de cette volonté souveraine, en ce sens qu'une autre volonté prend les lieu et place de la volonté nationale, de même qu'il n'y a qu'une volonté représentée, de même il ne peut y avoir qu'une volonté représentante; de même qu'il n'y a qu'une souveraineté directe, de même il ne peut y avoir qu'une souveraineté par représentation. Cf. sur la question des deux Chambres, § 56.

Une dernière conséquence résulte logiquement de l'indivisibilité de la souveraineté, c'est l'impossibilité de créer une séparation des pouvoirs.

Rousseau l'avait bien compris et dans un passage curieux il écrit: «Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe la divisent dans son objet; ils la divisent en forme et en volonté, en puissance législative et en puissance exécutive, en droit d'impôts, de justice et de guerre, en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l'étranger; tantôt ils confondent toutes ces parts et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées; c'est comme s'ils composaient l'homme de plusieurs corps, dont l'un aurait les yeux, l'autre les bras, l'autre les pieds et rien de plus. Les charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs, puis jetant en l'air tous ses membres l'un après l'autre, ils font retomber l'enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu près des tours de gobelet de nos politiciens; après avoir démembré le corps social, par un prestige de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment >> (Contrat social, livre II, chap. 11).

Rousseau avait absolument raison. Avec l'idée de souveraineté indivisible la séparation des pouvoirs, telle que l'ont comprise les auteurs de la Déclaration des droits de 1789 (art. 16), de la constitution de 1791 (tit. III, pr.), de la Déclaration des droits (art. 22) et de la constitution de l'an III (art. 45) et de la constitution de 1848 (art. 19) est logiquement impossible. En effet, dans la conception que nos constituants ont voulu réaliser, les pouvoirs étaient des portions démembrées de la souveraineté et confiées à des organes distincts et non pas seulement des fonctions exercées séparément par des organes distincts

au nom d'une souveraineté restée une et indivisible. Les trois organes créés parlement, chef de l'Etat, ordre judiciaire n'étaient pas seulement investis de fonctions différentes; ils devenaient titulaires chacun d'une quotepart de la souveraineté, et c'est pour cela même qu'ils étaient des pouvoirs. On créait trois souverains l'un dans l'ordre législatif, l'autre dans l'ordre exécutif, le troisième dans l'ordre judiciaire. Kant était seul vraiment logique quand il déclarait que dans la souveraineté une, il y avait trois personnes souveraines distinctes, dont la réunion ne formait cependant qu'une seule personne souveraine, celle de l'Etat. Nouveau mystère de la Trinité que nous ne nous chargeons pas d'expliquer (Kant, Théorie du droit, édit. franç., 1855, p. 175 et 180. Cf. infra, § 54).

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Lorsqu'en 1789-91 on voulut proclamer le principe de la séparation des pouvoirs, divers orateurs, et particulièrement Ræderer, soutinrent fortement que le système des trois pouvoirs était en contradiction complète avec le principe de l'indivisibilité de la souveraineté. Mais on croyait lire au Livre XI de l'Esprit des lois cette théorie de la séparation des pouvoirs, et l'on passa outre aux arguments logiques de Roederer (Discours du 10 août 1791, Archives parl., 1re série, XXIX, p. 323). En 1848, l'objection ne fut même pas faite, et on ne comprit pas que si l'on eût peut-être violé en établissant une seconde chambre le principe de l'indivisibilité de la souveraineté, on lui portait une atteinte bien plus grave en proclamant et en organisant la séparation des pouvoirs. Seuls les constituants de 1793 étaient dans la logique en rejetant la séparation des pouvoirs, et en déclarant que la garantie sociale ne peut exister, si les limites des fonctions publiques ne sont pas clairement déterminées par la loi »> (Déclaration des droits de 1793, art. 23. Cf. Duguit, La séparation des pouvoirs et l'Assemblée nationale de 1789, 1893 el infra, §§ 54 et 55.

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Chacun sait

3° La souveraineté est inalienable. que Rousseau a développé cette idée au chapitre 1 du Livre II du Contrat social où nous relevons le passage suivant : « Je dis donc que la souveraineté n'étant que l'exercice de la volonté générale ne peut jamais s'aliéner et que le souverain qui n'est qu'un être collectif ne peut être représenté que par lui-même le pouvoir peut bien se transmettre, mais pas la vo

lonté ». L'auteur du Contrat social était dans la pure logique du système : la souveraineté est la personnalité de la nation en tant qu'elle est douée d'une volonté commandante; or il est évident qu'une personnalité ne peut pas s'aliéner. En s'aliénant, elle disparaît; elle cesse d'être une personne. Sans doute la souveraineté est un droit, et un droit peut s'aliéner. Mais la souveraineté est un droit qui est constitué par le caractère même de la personnalité qui en est titulaire. C'est parce que la nation est la nation qu'elle a la souveraineté, et si elle aliénait la souveraineté, elle disparaîtrait comme nation. En d'autres termes, la souveraineté est à la fois et d'une manière indivisible la personnalité de la nation et le droit de commander: la nation ne peut aliéner celui-ci sans aliéner celle-là. Or comme la personnalité de la nation est inaliénable, sa souveraineté l'est aussi.

Nos constitutions ont affirmé, d'une manière très nette, le principe de l'inaliénabilité de la souveraineté. La disposition de l'art. 1, du préambule du titre III de la constitution de 1791 : « La souveraineté est inaliénable » reparaît à l'art. 25 de la Déclaration des droits de 1793, aux art. 17 et 18 de la Déclaration de l'an III et aux art. 1 et 18 de la constitution de 1848. Nos constituants de 1791 et de 1793, en reproduisant la formule de Rousseau, voulaient comme lui protester contre les doctrines, antérieures au XVIII° siècle, qui, tout en proclamant le principe de la souveraineté du peuple, enseignaient cependant que celui-ci pouvait abdiquer son pouvoir entre les mains d'un prince, et particulièrement contre la doctrine de Hobbes, qui, tout en plaçant la souveraineté originaire dans le peuple, aboutissait cependant au pur despotisme (cf. supra, § 11). D'autre part, l'affirmation de l'inaliénabilité de la souveraineté impliquait l'abandon complet de la vieille conception de l'Etat patrimonial, suivant laquelle la souveraineté est une propriété qui, en principe, peut être aliénée comme toute propriété.

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