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collectivités décentralisées d'un Etat unitaire ? Les auteurs qui admettent l'existence d'Etats non souverains cherchent vainement à déterminer ce critérium. On dit habituellement que ce qui distingue l'Etat non souverain et la collectivité décentralisée, ce n'est pas l'étendue de la puissance, mais ceci que le droit de puissance qu'exerce la collectivité décentralisée est un droit étranger et le droit de puissance exercé par l'Etat non souverain est un droit propre (Laband, loc. cit., I, p. 66). On a critiqué très justement cette formule un droit propre, a-t-on dit, est un droit qui appartient à celui qui l'exerce, un droit étranger est celui qui n'appartient pas à celui qui l'exerce; voilà toute la différence qui peut exister entre un droit propre et un droit étranger. Or par définition mème l'unité décentralisée exerce bien un droit dont elle est titulaire ; donc comme un Etat non souverain elle exerce un droit propre. Que ce droit résulte d'une concession de l'Etat ou d'une autre cause, peu importe, il est un droit propre puisqu'il a pour titulaire le sujet de droit qui l'exerce.

On a alors modifié la formule et on a dit : le droit de puissance d'un Etat non souverain est un droit originaire, et celui d'une unité décentralisée est un droit dérivé ou concédé. La formule n'est pas meilleure que la précédente. D'abord la différence de source du droit n'implique point une différence dans la nature du droit; le droit de propriété est toujours le même qu'il soit né de l'occupation ou d'une transmission; le droit de puissance est toujours le même qu'il soit originaire ou dérivé. D'autre part, il n'est pas vrai de dire que le droit des unités décentralisées soit toujours un droit dérivé. En France, avant 1789, beaucoup de communes ont toujours été considérées comme ayant certains droits publics à elles propres, leur appartenant originairement sans concession du roi, et ces droits paraissent bien avoir été reconnus par l'art. 49 de la loi du 14 décembre 1789, qui parle des « fonctions propres au pouvoir municipal ». A l'inverse il n'est point exact de dire que le droit de puissance d'un Etat non souverain soit toujours un droit originaire, jamais un droit concédé. Dans un pays d'abord unitaire el qui s'organise fédéralement, comme le Brésil en 1891, peut-on dire que le droit de puissance des Etats-membres soit un droit originaire, n'est-il pas au contraire le résultat d'une concession de l'Etat central?

M. Jellinek, comprenant la faiblesse des critères proposés, a essayé, dans son livre Allgemeine Staatslehre, p. 475, de préciser la différence qui sépare les unités décentralisées et les Etats non souverains, et il a eru la trouver dans ce qu'il appelle l'auto-organisation. L'Etat seul, même non souverain, possède, dit-il, le pouvoir de s'organiser par ses propres lois; l'unité décentralisée n'a point ce pouvoir; la loi organique est toujours une loi de l'Etal dont elle dépend. Ce critérium ne vaut pas mieux que les autres. M. Gierke a fait observer que pareille autonomie appartient à cer

taines villes, à certaines provinces qui ne sont certainement pas des Etats; et d'autre part, pour les Etats-membres d'un Etat fédéral le pouvoir constituant peut être considérablement réduit, par exemple les constitutions fédérales suisse et américaine interdisent aux Etats d'adopter une autre forme politique que la République Gierke, Jahrbücher de Schmoller, VII, 1883, p. 1130). Il n'est pas vrai non plus de dire encore avec M. Jellinek, que ce qui caractérise l'Etat, même non souverain, c'est que lui seul, et non pas l'unité décentralisée, a tous les attributs de la puissance politique, pouvoir législatif, pouvoir administratif, pouvoir juridictionnel, sans doute réduits à un certain domaine qu'il ne fixe pas lui-même, mais existant tous. Et en effet nos communes françaises ont eu, à un certain moment, la législation, la juridiction, l'administration; elles n'étaient point cependant des Etats, mais seulement des corps decentralisés. Aujourd'hui encore, elles ont une sorte de pouvoir constituant, elles organisent leur police quand elles ont moins de 40.000 habitants (L. 5 avril 1848, art. 103); elles ont le pouvoir legislatif, le maire fait des règlements de police qui, au point de vue matériel, sont de véritables lois; et jusqu'à la loi du 27 mai 1873 les maires avaient des attributions juridictionnelles. Il ne viendra à l'idée de personne de dire que les communes françaises du XIXe siècle étaient des Etats non souverains.

D'après M. Michoud, le critérium de la distinction entre les Etats et les collectivités décentralisées est le suivant : « Le pouvoir qui domine l'Etat non souverain est juridiquement limité, il ne peut détruire entièrement les droits de puissance publique, qui appartiennent à cet Etat, que par la force brutale. Au contraire le pouvoir qui domine la commune ou la province peut, sans violer le droit, diminuer ou même supprimer les droits de puissance qui appartiennent à ces personnes >> (Michoud, Théorie de la personnalité morale, 1906, p. 239. Cf. Michoud et de Lapradelle, La question finlandaise, Revue du droit public, 1901, I, p. 42 et suiv.).

Est-ce que le raisonnement de M. Michoud ne ressemble pas un peu à un cercle vicieux? En effet, il dit qu'on reconnait l'Etat non souverain à ce que l'Etat auquel il est subordonné ne peut lui enlever juridiquement sa situation. Mais est-ce qu'en même temps on ne conclut pas, de ce qu'une collectivité subordonnée est un Etat, que sa situation ne peut lui être enlevée ? Est-ce bien l'intangibilité de la situation qui fait l'Etat? Ou n'est-ce pas plutôt parce que la collectivité est un Etat, que sa situation est intangible? Ajoutons qu'il ne nous paraît pas du tout établi que dans un Etat fédéral, constitué comme le Brésil en 1891, par un acte purement unilatéral, le gouvernement central ne puisse pas juridiquement par sa seule volonté supprimer les Etats-membres. D'autre part, en Allemagne, și on reconnaît que l'empire ne peut pas supprimer un Etat-membre, on admet qu'il pourrait, par un changement de la constitution, acte unilatéral, modifier la sphère juridique des Etats (Laband,

Droit public, édit. franç., 1900, I, p. 115). Aux Etats-Unis, les amendements à la constitution, 13, 14 et 15 de 1865, 1866 et 1869 ont sensiblement restreint, au point de vue notamment de la législation électorale, le pouvoir législatif des Etats. Si la sphère d'activité juridique des Etats-membres peut être ainsi diminuée par un acle unilateral de l'Etat central, pourquoi ne pourrait-elle pas être entièrement supprimée? — Pour la question des droits des cantons suisses à l'égard du pouvoir central, cf. Burckardt, Schweizerische Bundesverfassung, 1905, p. 21 et suiv.

De tout cela nous croyons donc qu'on peut conclure, comme M. Gierke (Jahrbücher de Schmoller, VII, 1883, p. 1137), que c'est une recherche vaine que de vouloir trouver une différence entre un Etat non souverain, dépendant d'un Etat souverain, et la circonscription décentralisée d'un pays unitaire. Cf. aussi pour la critique de la théorie des Etats non-souverains, Mérignhac, Droit public internat., 1905, I, p. 173 et suiv.

32. La question de la souveraineté dans l'Etat fédéral. On vient de voir au § 31 que le besoin de faire la construction juridique des Etats fédéraux et des Etats protégés avait donné naissance à une théorie particulière de la souveraineté et à la doctrine d'après laquelle il existe des Etats non souverains. Mais il n'est pas inutile de consacrer quelques lignes particulièrement aux Etats fédéraux. Cette forme politique a eu au XIXe siècle une fortune singulière. La constitution fédérale des Etats-Unis de l'Amérique du Nord, établie à la fin du XVIIe siècle, a servi de modèle à presque tous les pays américains, et aujourd'hui le Mexique, le Brésil, le Vénézuéla, la République Argentine, pour ne citer que les principaux, sont constitués en la forme fédérale. Qu'on les considère comme des Etats ou comme des provinces décentralisées de l'Empire britannique, le Dominion canadien et la Commonwealth australienne ont aussi adopté la forme fédérale. En Europe, la Suisse est une république fédérale, et l'Empire allemand, bien qu'il reste encore quelques traces de l'ancienne Confédération allemande, est surtout un empire fédéral. Si dans un avenir plus ou moins lointain l'unité politique de l'Europe s'établit, ce sera très probablement en la forme fédérale.

Réduit à ses éléments simples, l'Etat fédéral est un Etat qui se compose d'un certain nombre d'Etats, ou Etat d'Etats suivant l'expression allemande (Staatenstaat), de telle sorte que qui veut faire la théorie de l'Etat fédéral doit ajouter aux éléments déterminés précédemment (Nation, territoire, souveraineté) un quatrième élément, l'union d'un certain nombre d'Etats. De cette structure il résulte que les manifestations politiques qui se produisent dans un Etat fédéral sont de deux ordres : les manifestations de l'Etat fédéral lui-même et celles des Etats composants, appelés Etatsmembres; il y a la puissance publique de l'Etat fédéral et la puissance publique de chacun des Etats-membres.

Il faut se garder de confondre l'Etat fédéral (Bundesstaat) et la confédération d'Etats Staatenbund). Dans la confédération d'Etats, il n'y a pas d'Etat central; existe seulement la puissance politique de chacun des Etats confédérés. Chaque membre de la confédération conserve son autonomie entière; seulement il est convenu, par un contrat de droit international, que certaines affaires considérées comme étant d'intérêt commun, seront réglées et gérées en commun. L'assemblée qui gère ces affaires n'est pas le parlement d'un Etat; elle est une conférence diplomatique composée des délégués de chaque Etat. Dans l'Etat fédéral, au contraire, il y a un Etat central; et les organes fédéraux sont les organes de cet Etat central. Dans la confédération d'Etats, les individus ne sont soumis qu'à une puissance, celle de celui des Etats confédérés dont ils sont les sujets ou sur le territoire duquel ils se trouvent; dans l'Etat fédéral les individus sont toujours soumis à deux puissances: celle de l'Etat central et celle de l'Etat-membre dont ils sont les sujets ou sur le territoire duquel ils se trouvent.

C'est là précisément qu'apparaît le gros problème de l'Etat fédéral. La souveraineté étant ce que nous avons dit qu'elle était, d'après la théorie classique et dans la conception française, il en résulte (v. § 30) que le même territoire et les mêmes individus ne peuvent jamais être soumis à deux souverainetés; or, dans l'Etat fédéral les mêmes individus et le même territoire sont toujours, par définition même, soumis à deux souverainetés: celle de l'Etat central et celle d'un Etat-membre.

L'antinomie n'avait point échappé aux auteurs français de la première moitié du xixe siècle. M. de Toqueville (La démocratie en Amérique, 1835) l'avait bien aperçue. Il voyait dans le système fédéral le produit de circonstances particulières; il pensait que la puissance fédérale américaine irait en s'affaiblissant au profit du pouvoir des Etats-membres. Les faits ont démenti ces prévisions Cf. La démocratie en Amérique, 70 édit., 1839, I, p. 266, et II, p. 366). La forme politique fédérale se propage, et son domaine s'accroît. En Amérique et en Suisse, la puissance de l'Etat fédéral, au lieu de décroitre au profit des Etats-membres, s'augmente au contraire, restreignant d'avantage le domaine d'action des Etatsmembres.

Les auteurs français contemporains, si l'on en excepte M. Lefur L'Etat fédéral, un gros vol. in-8°, 1897, traduit en allemand, 2 vol., 1903, avec une bibliographie très complète) et M. Mérignhac loc. cit., p. 190) ne se sont guère occupés de la question. M. Esmein paraît négliger la difficulté. Il écrit en effet : « Dans les Etats unitaires la souveraineté est une... L'Etat fédératif au contraire, bien que répondant à une véritable unité nationale, fractionne la souveraineté... Certains attributs de la souveraineté sont enlevés par la constitution aux Etats particuliers et sont transférés à l'Etat fédéral » Droit constitutionnel, 4 édit., 1906, p. 7). Comment

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M. Esmein concilie-t-il ce fractionnement de la souveraineté avec la définition qu'il donne de la souveraineté à la page 1: Cette autorité qui naturellement ne reconnaît pas de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu'elle régit » ?

Tous les auteurs, qui se sont occupés de la question et qui ont maintenu la notion de souveraineté puissance indépendante de l'Etat, caractère essentiel de tout Etat, ont été obligés de dire, ou que l'Etat fédéral n'avait pas la souveraineté et n'était pas véritablement un Etat, ou que les Etats-membres n'étaient pas des Etats parce qu'ils n'avaient pas la souveraineté.

En Allemagne, le jurisconsulte bavarois Seydel a soutenu que seuls les Etats-membres de l'empire allemand avaient la souverainelé, étaient seuls des Etats, que l'Empire pris en lui-même n'était point un Etat et n'avait point la souveraineté (Seydel, Kommentar zur Verfassungskunde für das deutsche Reich, 2o édit., 1897, p. 6 et 23). Cette doctrine a naturellement soulevé de très vives critiques en Allemagne. V. notamment Laband, Droit public, édit. française, 1900, 1, p. 80, et Rosenberg, Archiv für offent. Recht, XIV, 1899, p. 328.

D'autres auteurs, au contraire, notamment M. Borel en Suisse, soutiennent que dans l'Etat fédéral il n'y a qu'un Etat, l'Etat central, qu'il ne peut y avoir que des Etats souverains, que l'Etat central a seul la souveraineté et que, par conséquent, les parties composantes ne sont jamais des Etats quelque nom qu'on leur donne. « La souveraineté, dit M. Borel, est un élément essentiel de la nature de l'Etat; l'Etat fédératif étant un Etat souverain, les Etats particuliers dont il se compose ne sont pas des Etats au sens juridique du mot. Qu'on les appelle cantons, Etats ou provinces, ils ne présentent pas, aux yeux du droit public, le caractère suprême que ce dernier exige de l'Etat » (Etude sur la souveraineté et l'Etat fédératif, Genève, 1886, p. 103).

Sans discuter en détail ces diverses théories, on comprend aisément qu'elles ne sont pas admissibles. D'une part, on ne saurait admettre évidemment que la République américaine, la Confédération helvétique et l'Empire allemand ne soient pas des Etats au sens juridique du mot. D'autre part, il est certain aussi qu'on ne saurait assimiler à des circonscriptions décentralisées d'un Etat unitaire les cantons suisses et les Etats de l'Union américaine et de l'Empire allemand.

C'est ce qu'a bien compris M. Lefur. Comme M. Borel, il estime que l'Etat central possède incontestablement la souveraineté, qu'il est un Etat, et que, puisqu'il ne peut exister sur un même territoire et sur les mêmes individus qu'une seule souveraineté, les Etats-membres n'ont point la souveraineté et, par conséquent, ne sont pas des Etats. Mais notre collègue pense en même temps que c'est aller contre les faits et contre le droit, de soutenir, comme le fait M. Borel, que les Etats-membres d'un Etat fédéral ont le même

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