Page images
PDF
EPUB

caractère que les circonscriptions plus ou moins décentralisées d'un Etat unitaire, et il explique ainsi la différence. L'Etat fédéral doit être compris comme une corporation d'Etats; par suite, les Etats-membres concourent à former la souveraineté fédérale; les Etats-membres sont dans un Etat fédéral ce que les citoyens sont dans un Etat unitaire démocratiquement conçu : « Si le membre de l'Etat fédéral, écrit M. Lefur, ne possède pas le caractère d'Etat, il est cependant inexact de conclure de là qu'il n'est qu'une collectivité publique inférieure analogue à celles qui constituent l'Etat unitaire (provinces, départements, communes). Il s'en distingue par un trait essentiel : la participation à la formation de la volonté de l'Etat, et par conséquent à la substance même et non pas seulement à l'exercice de la souveraineté, grâce auquel se trouvent réunies dans un même être les caractères distinctifs de la province autonome et du citoyen d'une république » (Lefur, L'Etat fédéral, 1897, p. 680-682). Cf. une doctrine analogue chez Gierke, Jahrbücher de Schmoller, VII, 1883, p. 1097 (doctrine discutée par Laband, I, p. 75); Hænel, Studien, 1887, I, p. 63 et suiv. — V. critiques de ces théories, Jellinek, Allgemeine Staatslehre, p. 749 el suiv.

Si l'on maintient la théorie française de la souveraineté, puissance indépendante, une et indivisible de l'Etat, cette théorie de l'Etat fédéral est certainement celle qui prête le moins à la critique. Cependant elle ne nous satisfait pas entièrement. En effet, en disant avec M. Lefur que les Etats-membres sont participants à la substance de la souveraineté fédérale, comme les citoyens d'une république démocratique unitaire le sont à la substance de la souveraineté nationale, on arrive logiquement à une conséquence qui ne cadre pas avec les faits. On a montré (§ 23) que si la souveraineté en sa substance appartient à la nation composée des citoyens, il ne s'ensuit pas que les citoyens aient un droit subjectif à l'exercice de cette souveraineté. De même si la souveraineté appartient dans sa substance à la corporation des Etats-membres, il ne s'ensuit pas que les Etats-membres aient un droit à l'exercice de la souverainelé. Or, il semble bien qu'en fait ce qui caractérise le fédéralisme, c'est le droit appartenant aux Etats composants de participer à la souveraineté. Il est vrai qu'on pourrait dire que de même que les individus ont le droit d'être reconnus comme membres de la nation cf. § 23), de même les Etats-membres ont le droit d'être reconnus comme membres de la corporation fédérale.

On a vu (§ 31) que devant toutes ces difficultés certains auteurs allemands et français ont imaginé la théorie des Etats non souverains, et enseignent que l'Etat central est seul souverain et que les membres sont des Etats, mais des Etats non souverains. On a essayé de montrer (§ 31) que les partisans de cette théorie ne peuvent pas établir la distinction entre l'Etat-membre non souverain d'un Etat fédéral et la circonscription décentralisée d'un Etat uni

taire. En outre, cette doctrine de la souveraineté et des Etats non souverains serait-elle vraie, elle ne donne point une explication juridiquement satisfaisante de l'Etat fédéral. En effet, on dit que l'Etat central est seul souverain; cela explique comment il peut déterminer sa sphère d'action propre, comme aussi celle des Etatsmembres non souverains; cette sphère d'action respective est déterminée par la constitution fédérale, qui est, dit-on, une émanation de la volonté fédérale. A cela nous répondons : Tant que la constitution fédérale n'est pas faite, il n'y a pas d'Etat fédéral; c'est donc un Etat fédéral qui n'existe pas encore, qui fait sa constitution, laquelle détermine la sphère d'action respective de l'Etat central et des Etats-membres. C'est un pur cercle vicieux. Sur la nature juridique de l'acte fédéral, cf. Pohl, Bundesstaatsschöpfung, Archiv für offent. Recht, XX, 1905, p. 173.

Une pensée vient à l'esprit; elle parait bien conforme aux fails pour les Etats-Unis, la Suisse et l'Empire d'Allemagne : la constitution fédérale n'est pas l'œuvre de la volonté unilatérale de l'Etat fédéral, mais d'une collaboration (Vereinbarung) intervenue entre les Etats-membres. Ce sont donc eux, en fait, qui ont fixé la sphère d'action respective de l'Etat central et des Etats-membres. Ce seraient donc eux qui, dans la fédération, seraient seuls Etats souverains. Mais il est bien difficile de dire que l'Etat central n'a pas la souveraineté. On est donc ramené à la même impasse : il y a sur le même territoire deux souverainetés.

Finalement, bien que nous ayons exprimé nos préférences pour la doctrine de la corporation fédérale, exposée par M. Lefur, notre conclusion sera plutôt négative, et nous persistons à penser que quelle que soit la notion qu'on se forme de la souveraité, on ne peut, en maintenant ce concept, fondé sur la personnalité de l'Etat, édifier une construction juridique satisfaisante de l'Etat fédéral. Pour le développement de cette idée, cf. Duguit, L'Etat, les gouvernants et les agents, 1903, chap. VI.

CHAPITRE II

LES FONCTIONS DE L'ÉTAT

33. Les fonctions de l'Etat au sens juridique. Bien souvent en parlant des fonctions de l'Etat on a en vue l'intervention de celui-ci dans la vie sociale, économique, intellectuelle de la nation. Les uns veulent réduire au minimum cette intervention; ils prétendent que l'État doit se borner à assurer la sécurité extérieure de la nation et du territoire, la sécurité des individus à l'intérieur, et ne doit intervenir d'aucune manière dans les relations économiques, dans la vie intellectuelle et morale du pays. Ce sont les partisans, d'ailleurs chaque jour moins nombreux, de la maxime célèbre : « Laissez faire, laissez passer ». D'autres, au contraire, estiment que l'Etat a une mission très étendue, qu'on ne peut point déterminer par des règles fixes, qui est très variable, et qui de nos jours tend naturellement à s'accroître. Ils estiment que l'Etat a un but de culture, et qu'il ne peut remplir ce but qu'en intervenant activement dans les relations économiques des individus, dans les rapports du capital et du travail, en prenant en main la gestion des intérêts matériels, moraux, intellectuels de la nation. Nous ne voulons point discuter cette question, mais nous devons constater que la tendance générale est dans tous les pays modernes l'augmentation considérable de l'activité étatique. On peut le regretter; on peut au contraire s'en réjouir; on n'y changera rien; il y a là un fait inévitable et indéniable.

En parlant des fonctions de l'Etat, nous avons seu

lement en vue les fonctions juridiques de l'Etat. Ce sont évidemment les fonctions qui se manifestent dans le domaine du droit. Mais cette définition est trop vague et doit être précisée. Pour cela, on rappelle que le droit, soit le droit objectif, soit le droit subjectif, touche essentiellement aux volontés; que le droit objectif est une règle qui s'impose aux volontés, et que le droit subjectif est un pouvoir des volontés. De cela il résulte que les fonctions juridiques de l'Etat impliquent une manifestation de volonté de l'Etat, considérée au point de vue de son action sur les autres volontés. Etudier les fonctions juridiques de l'Etat, ce n'est point étudier le résultat que poursuit l'Etat au point de vue social, intellectuel, moral, économique; c'est étudier les effets que produit sur les volontés une manifestation de volonté, par laquelle l'Etat poursuit un but quelconque.

Il importe de bien saisir cela et de comprendre que pour classer les différentes fonctions juridiques de l'Etat, on ne doit point considérer le but poursuivi. L'Etat poursuit un but quelconque; pour atteindre ce but, il veut; cet acte de volonté produit un effet dans le monde du droit, c'est-à-dire un effet sur les volontés: il crée, constate ou modifie le droit objectif, crée ou constate un droit subjectif. Voilà la fonction juridique. C'est uniquement d'après l'action que les actes de l'Etat produisent sur les volontés, d'après leurs effets dans le domaine du droit objectif ou du droit subjectif, que nous devons déterminer les différents modes de la fonction juridique de l'Etat.

Dans la doctrine dominante, on distingue aujourd'hui trois grandes fonctions de l'Etat : A. La fonction législative; B. La fonction administrative; - C. La fonction juridictionnelle. Mais des divergences existent sur la notion que l'on doit se former de chacune de ces fonctions. Voici, sauf à discuter et à justifier ces définitions, comment nous les entendons. Par la fonction législative l'Etat formule le droit objectif; par

la fonction administrative l'Etat crée une situation de droit subjectif; par la fonction juridictionnelle l'Etat constate l'existence et l'étendue d'une règle de droit ou d'une situation de droit, au cas de violation ou de contestation et ordonne les mesures nécessaires pour en assurer le respect.

Ces très brèves définitions suffisent à montrer que nous considérons les fonctions de l'Etat en elles-mêmes, abstraction faite complètement des organes ou des agents qui en fait sont chargés de les remplir. D'après une terminologie aujourd'hui communément admise, nous étudions ces fonctions au point de vue purement matériel, c'est-à-dire nous cherchons à déterminer leur nature intrinsèque, sans tenir compte du caractère de l'organe ou de l'agent qui les remplit. Au contraire on définit les fonctions au point de vue formel, quand on les spécifie d'après le caractère de l'organe ou de l'agent qui les remplit.

Cela ne veut pas dire cependant que le point de vue formel soit sans importance. Le plus souvent pour déterminer les recours dont un acte est susceptible, il faut se placer au point de vue formel, et non au point de vue matériel.

On a souvent confondu le point de vue matériel et le point de vue formel; le législateur lui-même a fait parfois cette confusion. Ainsi on confond souvent la fonction juridictionnelle et la fonction judiciaire. La fonction judiciaire est la fonction que remplissent les fonctionnaires, existant dans la plupart des pays et formant l'ordre dit judiciaire; c'est le point de vue formel. Or l'ordre judiciaire fait sans doute beaucoup d'actes juridictionnels, mais il fait aussi beaucoup d'actes qui n'ont pas ce caractère. D'autre part de nombreux actes juridictionnels sont faits par des organes ou des agents qui n'appartiennent pas à l'ordre judiciaire. C'est pourquoi, si l'on veut être précis et éviter les confusions, il faut dire fonction juridictionnelle et non fonction judiciaire.

« PreviousContinue »