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sociale, il y a là simple métaphore; il faudrait dire le contenu social des consciences individuelles. On n'a pas vu davantage un organisme social distinct des organismes individuels. Il y a des individus, qui remplissent un rôle social, parce qu'ils travaillent à la réalisation de la solidarité sociale; mais si l'on parle d'organes sociaux, c'est encore pure métaphore, pour dire qu'il y a des organismes individuels qui remplissent un rôle social. Cf. Tarde, La réalité sociale, Revue philosophique, 1901, II, p. 464.

Quelques esprits ont vu dans les sociétés humaines des ensembles de forces naturelles et dans les faits sociaux des phénomènes identiques aux phénomènes de la nature et soumis à des lois de même ordre. Donnant à l'expression d'Auguste Comte une portée qu'elle n'avait certainement pas dans l'esprit du grand penseur, ils ont parlé d'une physique sociale. Que dans les sociétés humaines agissent un grand nombre de forces inconscientes et d'ordre biologique ou physique, on ne le saurait contester; il suffit de rappeler le climat, la configuration du sol, la force physiologique de la race, etc... Mais il est incontestable en même temps que le grand facteur des relations sociales est avant tout l'homme même, être conscient de lui-même, de ses aspirations et de ses besoins. Peutêtre y a-t-il des consciences et des volontés dans le monde physique; mais nul ne le sait et ne le saura jamais. Au contraire, le monde social est le monde des consciences et des volontés indivividuelles. C'est une aberration pure de vouloir transporter dans le monde des consciences et des volontés humaines les lois de l'univers physique. Le monde social a ses lois comme le monde physique; mais ce sont des lois d'un ordre différent. Les unes s'appliquent à des faits inconscients déterminés les uns par les autres et sont des lois de cause; les autres s'appliquent à des volontés qui poursuivent consciemment un but et sont des lois de but. Cf. Ihering, Der Zweck im Rechte, I, p. 2 et suiv.; - Tonnies, Zur naturwissenschafliche Gesellschaftlehre, Jahrbücher de Schmoller, 1905, p. 27; -Wundt, Ethik, p. 2 et suiv. et p. 462 et suiv.

Sur la conception morale et les applications sociales de la solidarité, cf. L. Bourgeois, Solidarité, 1896; Essai d'une philosophie de la solidarité, série de conférences faites sous la direction de M. L. Bourgeois, 1901-1902 et 1902-1903, 2 vol. Cf. notamment, dans le premier volume, la conférence de M. Darlu, Solidarité et morale personnelle.

7. Le droit fondé sur la solidarité sociale. L'existence, la nature et l'étendue de la solidarité sociale étant établies, il est aisé de montrer comment elle est le vrai fondement du droit. L'homme vit en société et ne peut vivre qu'en société; la société ne subsiste que par la solidarité qui unit entre eux les

individus qui la composent. Par conséquent, une règle de conduite s'impose à l'homme social par la force même des choses, règle qui peut se formuler ainsi : ne rien faire qui porte atteinte à la solidarité sociale sous l'une de ses deux formes et faire tout ce qui est de nature à réaliser et à développer la solidarité sociale mécanique et organique. Tout le droit objectif se résume en cette formule, et la loi positive pour être légitime devra être l'expression, le développement ou la mise en œuvre de ce principe.

Cette règle de conduite, règle de droit, née de la solidarité sociale, se modèle sur cette solidarité et nous apparaît avec les mêmes caractères. Comme elle, elle est à la fois individuelle et sociale. La règle de droit est sociale par son fondement, en ce sens qu'elle n'existe que parce que les hommes vivent en société. La règle de droit est individuelle parce qu'elle est contenue dans les consciences individuelles; nous repoussons, on l'a dit plus haut, toutes les hypothèses de conscience sociale. La règle est individuelle aussi, parce qu'elle ne s'applique et ne peut s'appliquer qu'à des individus; une règle de conduite ne peut s'imposer qu'à des êtres doués d'une conscience et d'une volonté ; et jusqu'à présent on n'a pas démontré que d'autres êtres que les individus humains eussent une conscience et une volonté.

Etant individuelle, la règle de droit est par là-même diverse. Nous voulons dire que, si la règle de droit est la même pour tous les hommes parce qu'elle impose à tous la coopération à la solidarité sociale, elle impose cependant à chacun des obligations différentes, parce que les aptitudes et les conditions des hommes sont différentes et que par conséquent ils doivent coopérer d'une manière différente à la solidarité sociale. Cela montre combien est fausse la conception si communément répandue, surtout en France, de l'égalité mathématique des hommes.

La règle de droit est à la fois permanente et chan

geante. Toute société est une solidarité; toute règle de conduite des hommes vivant en société commande de coopérer à cette solidarité; tous les rapports sociaux ont toujours été et seront toujours des rapports de similitudes et de division du travail; d'où la permanence de la règle de droit et de son contenu général. Mais en même temps les formes que revêtent et qu'en fait ont revêtues la solidarité par similitudes et la solidarité par division du travail peuvent varier à l'infini, ont varié et varieront à l'infini. La règle de droit dans son application a varié et variera comme les formes mêmes de la solidarité sociale. La règle de droit telle que nous la concevons n'est pas une règle idéale et absolue, de laquelle les hommes doivent travailler à se rapprocher chaque jour davantage; elle est une règle variable et changeante; et le rôle du jurisconsulte est de déterminer quelle règle de droit s'adapte exactement à la structure d'une société donnée. On voit par là comment notre conception de la règle de droit fondée sur la solidarité sociale diffère profondément de la conception courante du droit naturel, compris comme un droit idéal et absolu.

Cette règle de conduite, fondée sur la solidarité sociale, est, disons-nous, la règle de droit. Ne pourrait-on pas objecter qu'il y a là peut-être une règle de morale, mais point une règle de droit? A dire le vrai, la question nous paraît dénuée d'intérêt, et les controverses sans fin, qui s'élèvent depuis des siècles sur la limite de la morale et du droit, nous paraissent vaines. En tous cas il ne peut y avoir entre la morale et le droit qu'une différence de fait en voie d'évolution continuelle. Mais admettons les idées communément reçues et qu'il existe une différence fixe entre la morale et le droit; il est facile de montrer que la règle que nous avons formulée est règle de droit et non règle de morale. Pour établir une différence spécifique entre le droit et la morale, il faut admettre forcément que la morale peut déterminer un principe permettant d'apprécier la valeur intrinsèque d'un acte. Quel que soit d'ailleurs ce principe, bien absolu, justice, intérêt, bonheur, peu importe, il ne sera un principe de morale que s'il est le critérium qui permet de dire : tel acte est bon en soi. Or dans la règle dont on a essayé de déterminer le fondement et la formule, on ne peut point trouver la mesure de la valeur intrinsèque d'un acte. Nous ne disons pas : l'homme doit coopérer à la solidarité sociale parce que celle coopération est

bonne en soi; mais l'homme doit coopérer à la solidarité sociale parce qu'il est homme et que comme tel il ne peut vivre que par la solidarité. Nous ne disons pas : l'acte de coopération à la solidarité est bon; nous disons l'acte de coopération a une valeur et des conséquences sociales. Dès lors cette règle n'est pas une règle de morale, elle ne peut être qu'une règle de droit.

Le droit objectif étant fondé sur la solidarité sociale, le droit subjectif en dérive directement et logiquement. En effet, tout individu étant par le droit objectif obligé de coopérer à la solidarité sociale, il en résulte nécessairement qu'il a le droit de faire tout acte par lequel il coopère à la solidarité sociale et d'empêcher que quiconque mette obstacle à l'accomplissement du rôle social qui lui incombe. L'homme vivant en société a des droits; mais ces droits ne sont pas des prérogatives qui lui appartiennent en sa qualité d'homme; ce sont des pouvoirs qui lui appartiennent parce que, étant homme social, il a un devoir social à remplir et qu'il doit avoir le droit de remplir ce devoir. On voit qu'on est loin de la conception du droit individuel. Ce ne sont pas les droits naturels, individuels, imprescriptibles de l'homme, qui sont le fondement de la règle de droit s'imposant aux hommes vivant en société. C'est au contraire parce qu'il existe une règle de droit, qui oblige chaque homme à remplir un certain rôle social, que chaque homme a des droits lesquels ont ainsi pour principe et pour mesure la mission qu'il doit remplir.

La liberté est un droit, sans doute; mais non pas une prérogative s'attachant à l'homme parce qu'il est homme. La liberté est un droit parce que l'homme a le devoir de développer aussi complètement que possible son activité individuelle; car son activité individuelle est le facteur essentiel de la solidarité par division du travail. Il a par suite le droit de développer librement son activité; mais en même temps il n'a ce droit que dans la mesure où il consacre son activité propre à la réalisation de la solidarité sociale. La liberté étant ainsi comprise reçoit un fondement

inébranlable; car elle n'est alors que la liberté de remplir son devoir social. On verra plus loin que de ce point de vue les libertés les plus attaquées de nos jours, comme par exemple la liberté de l'enseignement, deviennent inattaquables.

Le droit de propriété lui-même ne doit être conçu que comme le pouvoir, pour certains individus se trouvant en fait dans une certaine situation économique, de remplir librement la mission sociale qui leur incombe par suite de leur situation spéciale. Si l'on persiste à faire du droit de propriété un droit naturel de l'homme, fondé sur l'idée que l'homme, ayant le droit d'exercer librement son activité, doit avoir le droit de s'approprier le produit de cette activité, on arrive logiquement au communisme; car tout homme qui travaille devrait être propriétaire et celuilà seul qui travaille pourrait être propriétaire. Avec la conception de la propriété droit naturel, on est à la fois impuissant à justifier les propriétés existant en fait, et aussi à limiter l'exercice du droit de propriété. La propriété individuelle doit être comprise comme un fait contingent, produit momentané de l'évolution. sociale; et le droit du propriétaire comme justifié et en même temps limité par la mission sociale qui lui incombe par suite de la situation particulière dans laquelle il se trouve.

Cette notion du droit fondé sur l'idée du devoir a été mise en relief, il y a déjà plus d'un demi-siècle, par Aug. Comte, dans un passage qu'il n'est pas inutile de citer : « La régénération décisive, écrivait le grand penseur en 1855, consistera surtout à substituer toujours les devoirs aux droits pour mieux subordonner la personnalité à la sociabilité. Il n'a pu exister de droits véritables qu'autant que les pouvoirs réguliers émanaient de volontés surnaturelles. Pour lutter contre cette autorité théocratique, la métaphysique des cinq derniers siècles introduisit de prétendus droits humains, qui ne comportaient qu'un office négatif; quand on a tenté de leur donner une destination vraiment organique, ils ont bientôt manifesté leur nature antisociale en tendant toujours à consacrer l'individualité. Chacun a des devoirs et envers tous, mais personne n'a aucun droit proprement dit. Nul ne possède plus d'autre droit que celui

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