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la limitation des pouvoirs de l'Etat même statuant par voie générale. L'Etat ne peut pas tout faire même par la loi; et de plus, la loi étant faite, aucun organe, aucun agent de l'Etat ne peut prendre une décision en violation de cette loi. La loi peut être mauvaise, injuste; mais étant formulée par voie générale et abstraite, ce danger se trouve réduit au minimum. Ainsi encore le caractère protecteur de la loi, sa raison d'être elle-même se trouvent dans sa généralité.

Rationnellement, historiquement, socialement, la loi nous apparaît avec le caractère essentiel de généralité.

Lois temporaires. - Quelques auteurs, qui admettent comme nous que le caractère de généralité est essentiel à la loi, pensent que cela implique que, pour qu'une décision soit loi, elle doit être portée pour une période de temps indéterminée, qu'une décision, même par voie générale, portée pour une période de temps fixée d'avance ne serait point une loi au sens matériel. C'est évidemment la pensée de M. Esmein quand il écrit que « la loi peut être définie une règle... qui statue... pour l'avenir et à toujours..., que sans doute, on trouve par tous pays des lois qui ne sont édictées que pour un temps préfixe, que le plus souvent ce sont des lois seulement dans la forme et qu'au fond ce sont des actes d'administration accomplis par l'autorité qui exerce le pouvoir législatif, que dans la conception normale, la loi se présentant comme une règle de droit générale et juste, on ne voit pas bien comment ceux qui la font songeraient à en restreindre l'empire à un temps déterminé » (Droit const., 4 éd., 1906, p. 15 et p. 15, note 2). M. Esmein réserve cependant le cas où, sous la pression d'un grand péril, le législateur fait une loi d'exception. Nous croyons qu'une décision par voie générale reste une décision par voie générale et par conséquent une loi matérielle, bien que portée pour une période de temps déterminée d'avance, à la condition, bien entendu, que cette limitation de temps n'ait pas pour but véritable de restreindre l'application de la loi à une espèce unique ou à une personne déterminée, auquel cas la disposition n'aurait certainement pas le caractère de généralité. M. Esmein dit qu'on comprend difficilement qu'une loi, qui est présumée formuler une règle de justice, soit faite pour un temps déterminé. Il oublie que la justice est chose relative et changeante, comme toutes les choses humaines. C'est justement parce que la loi doit être juste, c'est-à-dire s'adapter aussi exactement que possible aux besoins sociaux, qu'un législateur prudent, prévoyant d'avance la transformation probable des situations sociales, limite l'application de sa loi à une période de temps déterminé. Nous reconnaissons cependant volontiers que telle n'a pas été la pensée du législaleur français, quand à plusieurs reprises il a édicté au xix® siècle

des lois dites de sûreté générale, qui ne devaient s'appliquer que pendant un certain temps, par exemple la loi du 27 février 1858. De pareilles dispositions peuvent être impolitiques; elles peuvent même violer le droit constitutionnel rigide ou le droit objectif non écrit, excéder les pouvoirs qui appartiennent à l'Etat. Mais si on les considère en elles-mêmes, quoiqu'elles soient temporaires, on ne peut leur contester le caractère de généralité et le caractère de lois matérielles.

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Les lois d'impôt. · - Les lois d'impôt, telles qu'elles sont comprises en France, sont un exemple remarquable de lois matérielles temporaires. Tout impôt en France, direct ou indirect, doit être voté et ne peut être voté que pour un an ; et un impôt qui ne serait pas au moins visé dans la loi annuelle des finances, serait supprimé par là même et ne pourrait être perçu. Le principe de l'annalité de l'impôt est un principe constitutionnel, bien que la constitution de 1875 ne l'ait pas rappelé; mais il est consacré par toutes nos constitutions, par l'art. 1 du titre V de la constitution de 1791 et l'art. 17 de la constitution de 1848, et si l'on estime que ces textes ont perdu le caractère constitutionnel, le principe de l'annalité de l'impôt est certainement une règle du droit coutumier constitutionnel. La disposition qui établit l'impôt pour un an est incontestablement une Joi matérielle bien que son application soit d'avance limitée à une période de temps fixe, parce qu'elle est certainement une disposition par voie générale et abstraite, formulée sans considération d'espèce ou de personne. Cf. Duguit, L'Etat, le droit objectif et la loi positive, 1901, p. 526, et pour la solution contraire, Bouvier et Jèze, La véritable notion de la loi et la loi annuelle des finances, Revue critique, 1897, p. 445. Cf. infra, § 131.

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Théorie de M. Laband et de M. Jellinek. Ces auteurs enseignent que la loi est bien une règle de droit, que la règle de droit, et par conséquent la loi qui l'exprime, est habituellement une règle générale, mais ne l'est pas nécessairement, et qu'il peut y avoir des règles de droit et partant des lois matérielles présentant le caractère de spécialité. D'après ces auteurs, l'erreur que l'on commet en disant que toute loi matérielle est générale, vient d'une assimilation inexacte des lois juridiques aux lois naturelles. Cellesei expriment en effet des rapports généraux et constants existant entre les phénomènes naturels. Mais les rapports sociaux n'existent point avec la même constance, et dès lors il n'y a point impossibilité à ce que certaines lois juridiques soient spéciales. La loi matėrielle est toute décision qui crée un droit nouveau avec force obligatoire, c'est-à-dire établit pour l'Etat ou pour les individus des droits ou des obligations non encore contenus dans l'ordre juridique existant; une disposition qui modifie la sphère juridique de l'Etat ou d'un individu, serait-ce sur un point particulier, est notammeut une loi matérielle, puisqu'elle modifie l'ordre juridique existant et contient vraiment une règle de droit. M. Laband écrit notam

ment : « C'est seulement en tant que la volonté du sujet est limitée vis-à-vis d'une volonté étrangère, par un ordre, une défense, une autorisation, en tant qu'un droit, une obligation, une protection. sont créés vis-à-vis d'autres personnes, que l'ordre de droit intervient, sans distinguer s'il y a un ordre individuel ou une disposition par voie générale » (Droit public, édit. franç., 1901. II, p. 260). Cf. Jellinek, Gesetz und Verordnung, 1887, p. 232, et Allgemeine Staatslehre, 2e éd., 1905, p. 595.

Cette doctrine est inacceptable; les raisons qu'elle apporte et les objections qu'elle dirige contre notre théorie ne tiennent pas. D'abord elle contient une contradiction interne. M. Laband et M. Jellinek admettent avec nous que la loi matérielle contient une règle de droit, et ils opposent très justemen le Rechtsgesetz, la loi, à la Rechtsgeschäft, l'acte juridique. Or la règle de droit, étant par essence même une règle sociale, est nécessairement une règle générale. Si la loi peut être spéciale, nous ne voyons pas la différence qui peut exister entre un acte juridique émané de l'Etat (acte administratif) et une loi spéciale. Un acte juridique (acte administratif) est une manifestation de volonté qui a pour but et pour effet de modifier, en l'étendant ou en la diminuant, la sphère juridique d'une personne, de l'Etat ou d'un particulier. On ne peut donner une autre définition de l'acte juridique, et c'est précisément la définition que les auteurs précités donnent de la loi spéciale. S'ils étaient logiques, ils devraient voir, par exemple, dans l'acte de nomination d'un fonctionnaire une loi spéciale, car il y a bien là un acte qui modifie la sphère juridique d'une personne.

On dit, il est vrai, que les rapports sociaux n'étant pas des rapports constants, il ne faut pas assimiler les lois juridiques aux lois de la nature. C'est absolument exact. Les lois juridiques sont des règles qui s'imposent à des volontés conscientes; les lois naturelles sont l'expression de rapports existant entre des faits, rapports qui nous apparaissent comme constants et comme permanents. D'ailleurs il se pourrait bien qu'il n'y eût là qu'une illusion (cf. Boutroux, De la contingence des lois de la nature). Cela ne prouve pas que la loi juridique ne doive pas être logiquement et socialement toujours une règle générale; elle peut être temporaire, changeante comme les rapports sociaux qu'elle régit; mais elle n'en est pas moins générale parce qu'elle découle de la vie sociale ellemême.

Des actes réglementaires. Notre théorie sur la généralité de la loi rencontre une objection qui se résume ainsi : on ne peut pas dire que la généralité soit la caractéristique de la loi matérielle, parce qu'il y a beaucoup d'actes qui contiennent des dispositions par voie générale, et qui ne sont pas des lois au sens matériel, qui sont des actes administratifs ou peut-être des actes exécutifs : ce sont les actes dits réglementaires.

Il est évident que s'il était établi qu'il y a des acles, conte

nant des décisions par voie générale, auxquels on ne peut pas reconnaitre le caractère de loi matérielle, notre théorie de la loi matérielle serait compromise. Mais l'objection tombe si l'on remarque qu'elle est encore le résultat d'une confusion entre le point de vue matériel et le point de vue formel. Les règlements sont des dispositions par voie générale; et nous espérons démontrer (§§ 40 et 47) qu'on ne peut y voir ni des actes exécutifs, ni des actes alministratifs, et qu'ils ont tous les caractères de la loi. Mais, dira-t-on, ces actes n'ont pas tous les caractères de la loi, puisqu'ils ne peuvent pas modifier une loi et que leur auteur est lié par la loi. C'est vrai, mais cela est la conséquence du caractère de l'organe ou de l'agent qui fait ces actes, et non pas une conséquence de la nature particulière de ces actes.

C'est ainsi que M. Artur a confondu les deux points de vue quand il écrit: La loi est une règle générale qui ne se rattache à aucune autre prescription antérieure comme mesure d'exécution.... Quand le législateur règle une matière quelconque, il le fait avec une liberté illimitée, il use de la souveraineté la plus radicale et la plus entière » (Artur, Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions, 1905, p. 8). Nous voudrions bien savoir ce que c'est que la souveraineté la plus radicale et la plus entière. M. Artur qui a voulu faire, il le dit lui-même, une étude de droit positif français, oublie que, d'après les principes les plus certains de notre droit constitutionnel, la souveraineté est une et indivisible, c'est-à-dire qu'elle est ou qu'elle n'est pas, qu'elle n'est susceptible ni de plus ni de moins, et qu'elle ne peut être plus ou moins radicale, plus ou moins entière. Sans y prendre garde, M. Artur a défini le caractère de l'organe qui fait habituellement la loi et non le caractère de la loi. A son insu M. Artur est dominé par cette idée que la loi émane toujours d'un organe souverain, peuple, parlement, roi absolu et il apporte dans la définition matérielle de la loi un élément purement formel.

Mais, dit M. Artur, les règlements sont des actes administratifs parce qu'ils n'ont pas le caractère de souveraineté radicale, quoique statuant par voie générale. Non, les règlements ne sont pas des actes administratifs : on ne peut établir une différence de nature entre le contenu d'un règlement et celui d'une loi matérielle. M. Moreau y a renoncé (Le règlement administratif, 1903); M. Hauriou s'y est vainement efforcé Droit administratif, 5o édit., 1903, p. 19); M. Artur ne l'a même pas tenté. Cf. infra, § 40. Mais, objecte M. Artur, un recours est possible contre le règlement, il ne l'est pas contre une loi. Assurément: si un recours est possible contre le règlement, c'est tout simplement parce que, quoique ayant le caractère matériel de la loi, il émane d'un organe ou d'un agent, contre les décisions duquel, dans une organisation politique donnée, une voie de recours est recevable. La recevabilité d'un recours contre un acte dépend, non pas de la nature intrinsè6

DUGUIT

que de l'acte, mais du caractère de l'organe ou de l'agent qui a fait l'acte.

36. La loi est une disposition impérative. On a vu par les définitions rapportées précédemment qu'on qualifie habituellement la loi de règle impérative ou prohibitive. On veut dire par là que la loi contient le commandement ou l'interdiction de faire une certaine chose, en un mot un ordre positif ou négatif. Ce caractère cadre très bien avec la notion générale qu'on se forme de la loi, manifestation par excellence de la souveraineté. Or comme la souveraineté est la puissance de commander, il semble que logiquement, par définition même, la loi doit être un commandement formulé par voie générale.

Les auteurs français se sont en général contentés d'affirmer que la loi était impérative, contenait l'ordre de faire ou de ne pas faire une certaine chose, et n'ont point tenté d'analyser la nature de cet élément de la loi, ni de rechercher en quel sens on pouvait dire que la loi contenait un ordre, ni enfin si la loi contenait toujours un ordre.

Les auteurs allemands ont au contraire étudié ce point avec leur pénétration habituelle, particulièrement M. Laband. D'après lui, dans la loi il y a deux choses qui doivent être nettement distinguées : l'établissement d'une règle et l'ordre d'obéir à cette règle; ou, en d'autres termes, le contenu de la loi et l'ordre de la loi. Il n'y a pas de loi, dit-il, sans un ordre donné par l'Etat d'obéir à la règle contenue dans la loi (Droit public, édit. franç., 1901, II, p. 264). M. Jellinek enseigne à peu près la même doctrine. Cf. Gesetz und Verordnung, 1887, p. 314.

Il est incontestable que dans beaucoup de lois, l'ordre formulé par l'Etat apparaît très clairement. On peut même dire qu'en effet, en principe, toute loi contient un ordre manifeste, est impérative ou prohibitive. Certainement même dans l'évolution qu'a suivie la fonction législative, pendant une longue période, il n'y a eu que des lois contenant un commandement manifeste. Les premières lois ont été très probablement toutes des lois prohibitives; les plus anciennes lois ont été des lois pénales qui étaient des lois prohibitives.

Aujourd'hui encore, il y a une masse énorme de lois

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