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Pour comprendre le vrai caractère des lois supplétives, il faut rappeler comment elles se sont formées. Elles ont apparu certainement les dernières dans l'évolution de la fonction législative. Elles ont été la reconnaissance par le législateur de règles établies par la coutume. Les conventions intervenant habituellement entre les parties ont été le principal élément de la formation coutumière. Les tribunaux prirent naturellement l'habitude, pour statuer sur une question litigieuse entre parties privées, de s'en référer à l'usage, et leurs décisions devinrent ainsi le mode d'expression principal de la coutume. Ce point est essentiel : à l'époque coutumière du droit privé, les tribunaux, à défaut de conventions expresses entre les parties, réglaient la question suivant les usages communément suivis; ils décidaient que les parties n'ayant rien dit avaient voulu s'en référer à la coutume. Les parties pouvaient ainsi ou bien suivre la coutume, ou bien faire des conventions y dérogeant; et si elles n'en avaient pas fait, les tribunaux appliquaient la coutume. Arrive la période du droit écrit; les règles coutumières sont codifiées. Cette intervention du législateur ne vient point diminuer l'autonomie de la volonté des particuliers. Les parties pouvaient faire des conventions contraires à la coutume; de même elles pourront faire des conventions contraires à la loi, qui n'est que la constatation de cette coutume. Pour les parties rien de changé. Mais l'intervention du législateur a produit un effet très important. Elle a déterminé, d'une manière précise, le devoir du juge à défaut de convention entre les parties et au cas de doute sur le sens ou la portée d'une convention. Le juge doit alors statuer conformément à la disposition de la loi; il ne peut pas se soustraire à cette obligation.

Ainsi on voit apparaître le commandement que contient la loi supplétive. Il ne s'adresse pas aux particuliers, qui restent libres en principe de régler conventionnellement leurs rapports privés; mais il s'adresse

aux agents juridictionnels de l'Etat chargés de statuer sur les litiges s'élevant entre parties. La loi supplétive contient en réalité un double commandement: elle commande aux juges de régler en principe les rapports privés suivant les conventions intervenues entre les parties, et secondement elle commande aux juges, au cas d'absence de convention ou d'obscurité de la convention intervenue, de statuer suivant les dispositions qu'elle édicte. La loi supplétive contient donc bien réellement un commandement adressé, non pas aux particuliers, mais aux agents de juridiction.

On peut dire très justement que les lois supplétives sont des lois de compétence; elles décident qu'en principe, au cas d'absence de conventions entre parties privées ou au cas d'obscurité des conventions intervenues, les juges ne sont compétents que pour statuer conformément aux dispositions qu'elles édictent. C'est pour cela que nous avons pu les faire rentrer dans la catégorie des lois que nous appelons lois constructives. Cf. Duguit, L'Etat, le droit objectif et la loi positive, 1900, p. 565.

D'ailleurs, on peut très légitimement soutenir que l'ordre de la loi, quel qu'il soit, ne s'adresse jamais aux particuliers, mais seulement aux fonctionnaires. On peut dire que les lois pénales ellesmêmes ne contiennent au fond qu'un ordre adressé aux fonctionnaires : la loi pénale, en réalité, ne défend pas de tuer, de voler; elle ordonne seulement au juge, lorsqu'un individu est convaincu de vol, de meurtre, etc., de prononcer contre lui une certaine peine. La règle qui défend de tuer, de voler, est une règle morale, peut-on dire, comme celle qui défend de mentir et non point une règle juridique. Cette conception aurait l'avantage de permettre une solution assez élégante de la question du droit de commander et de la conciliation de la liberté individuelle et du pouvoir de l'Etat. En effet on peut dire alors que l'Etat ne commande pas aux particuliers qui conservent leur entière indépendance, mais seulement à ses agents qui, en devenant volontairement ses agents, se sont volontairement subordonnés à sa volonté. Cf. Duguit, L'Etat, les gouvernants et les agents, p. 434.

37. La sanction de la loi. On demande souvent s'il peut exister des lois sans sanction. La question, ainsi formulée, ne peut pas se poser, parce que toute loi, peut-on dire, contient elle-même sa propre sanction. En effet, malgré les controverses qui existent sur la vraie nature de la loi positive, on reconnaît que la loi est essentiellement la formule d'une

règle de droit. D'autre part, quelle que soit l'opinion admise sur le fondement du droit, on reconnaît aussi que le droit objectif est une règle sociale. Par conséquent la loi qui contient la formule du droit objectif est elle-même une règle sociale. Si en fait la loi positive n'était pas la formule d'une règle sociale, répondant à un besoin social, elle ne serait pas en réalité une loi et disparaîtrait. Les juristes discutent la question de savoir si une loi peut être abrogée par le non-usage. La discussion est sans intérêt parce que, incontestablement, une loi qui est certainement en opposition absolue avec les éléments de la solidarité sociale, est comme si elle n'était pas. C'est pure subtilité de discuter le point de savoir si en droit strict elle existe encore. Socialement elle n'est pas.

Cela posé, on aperçoit que la question de sanction de la loi ne se pose que lorsque l'un des individus soumis à la loi fait un acte contraire ou conforme à la loi, fait une chose que la loi lui permet de faire, ou fait une chose que la loi lui défend de faire. Si l'on fait un acte conforme à la loi, laquelle est par définition une règle sociale, cet acte est par là même un acte social, il a une valeur sociale et socialement reconnue; cette reconnaissance sociale de la valeur sociale de l'acte conforme à la loi constitue la sanction même de la loi. Par contre l'acte contraire à la loi sera nécessairement un acte anti-social, sans valeur sociale, et par conséquent entraînera forcément une réaction sociale qui sera sanction de la loi. Cette réaction sociale affectera naturellement des formes diverses suivant les temps et les pays; ici elle est plus ou moins énergique, plus ou moins prompte; là elle sera organisée complètement ou imparfaitement. Peu importe; elle existera toujours. La loi étant par nature une règle sociale, la violation de la loi a forcément un contre-coup social qui forme la sanction même de la loi. La loi porte ainsi en elle-même sa propre sanction. En réalité, il ne peut pas y avoir de loi sans sanction.

C'est la même idée qu'exprime Ihering, qui, tout en enseignant qu'il n'y a pas de règle de droit en dehors de celles établies par l'Etat, affirme cependant à plusieurs reprises que la première garantie du droit se trouve dans le sentiment du droit (Der Zweck im Rechte, I, p. 368). M. Hauriou ne veut-il pas aussi exprimer une idée analogue, quand il dit que la loi est « l'expression de l'Etat milieu social »? (Droit administratif, 50 édit., 1903, p. 19).

La vraie question est celle-ci L'Etat possède des moyens de contrainte matérielle, ou plus exactement le gouvernement qui représente l'Etat possède des moyens pour imposer par la force la volonté qu'il exprime au nom de l'Etat; faut-il, pour qu'il y ait loi, que l'acte ou l'abstention commandés par la loi puissent être imposés par l'emploi de la force matérielle?

A celle question beaucoup d'auteurs répondent affirmativement. M. Planiol notamment définit la loi : « Une règle... sanctionnée par la force » Droit civil, I, no 134). D'autres auteurs plus prudents se sont bien gardés de parler de la force dans la définition qu'ils ont donnée de la loi. Ainsi M. Esmein n'en dit rien. Ils ont bien raison d'abord parce qu'il y a beaucoup de lois desquelles il est impossible évidemment qu'il y ait une sanction par la force, et de plus parce que, quelque paradoxal que cela paraisse, il ne peut y avoir pour aucune loi une sanction directe par la force, mais seulement une sanction tout à fait indirecte.

Il y a beaucoup de lois desquelles il est absolument impossible qu'il y ait une sanction par la force étatique. Ce sont toutes les lois qui s'adressent à l'Etat luimême ou à ses organes directs ou de représentation qui se confondent avec lui (cf. supra, § 36). Si l'Etat viole un droit individuel, si le parlement par exemple, d'accord avec le chef de l'Etat, fait une loi qui viole des droits individuels, il est évidemment impossible que la force intervienne pour réprimer cette violation de la loi. Si le parlement néglige de faire une chose qu'il doit faire, il est impossible de l'y contraindre par la force, et l'emploi de la force contre lui, par exemple par le chef de l'Etat, conduirait tout droit à la guerre civile. De même si le chef de l'Etat outrepasse ses pouvoirs, fait par exemple une dissolution illégale, on ne voit guère de moyen de réprimer de pareils actes par la force. Si le chef de l'Etat agit ainsi, c'est

qu'il possède tout au moins une partie de la force. publique; sans doute le parlement a peut-être aussi en fait la disposition d'une certaine force publique; il peut même la requérir directement (L. 22 juillet 1879, art. 5). Mais l'emploi de la force en pareil cas contre le parlement ou le chef de l'Etat serait l'ouverture de la guerre civile. Il est incontestable que les Déclarations des droits, les lois constitutionnelles en général ne peuvent normalement être sanctionnées par la force. On l'a dit il y a longtemps: elles n'ont d'autre sanction à certains moments que la loyauté et la bonne foi des hommes qui les appliquent. Il faut ajouter qu'elles ont aussi pour sanction la réaction sociale plus ou moins forte, mais certaine, que produit toujours leur violation; et ainsi, bien qu'elles ne soient pas sanctionnées par la force, elles sont certainement des lois au sens matériel.

Qu'on n'objecte pas qu'une haute juridiction pourrait exister pour apprécier la validité des actes faits par les organes politiques, par exemple par le parlement et annuler tous ceux qui seraient faits en violation des Déclarations des droits et de la constitution. Incontestablement une juridiction de ce genre pourrait exister; et de bons esprits pensent qu'on devrait la créer. Le sénat conservateur de la constitution de l'an VIII était théoriquement une juridiction de cette Sorte (Const. an VIII, art. 21); et la précédente chambre des dépulés a été saisie d'une proposition de revision tendant à créer une juridiction compétente pour juger la constitutionnalité des lois Prop. Jules Roche, chambre, 1903, J. off., Doc. parl., sess. ord., p. 97). Une pareille juridiction existerait-elle, il n'en résulterait point un mode de sanction des lois constitutionnelles par la contrainte. Qu'on suppose en effet que cette juridiction annule, comme contraire à la constitution, à la Déclaration des droits, un acte du parlement, qui par hypothèse a été promulgué par le chef de l'Etat; cette décision il faut la ramener à exécution par la force, c'est-àdire empêcher par la force l'application de l'acte déclaré inconstitutionnel. Mais c'est le parlement et le chef de l'Etat qui disposent de la force; donc on ne pourra pas employer la force contre eux pour assurer l'application du jugement et le jugement ne sera appliqué que si les organes supérieurs de l'Etat le veulent bien. Rien n'est donc changé, et la loi constitutionnelle reste toujours dépourvue de sanction directe. Cf. infra, § 94.

Les lois elles-mêmes qui s'adressent aux gouvernés

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