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de faire toujours son devoir » (Aug. Comte, Politique positive, 1842. II, p. 361).

Les notions de droit objectif et de droit subjectif, fondées l'une et l'autre sur la solidarité sociale, ont pour corollaire immédiat la notion d'acte juridique. En effet, si une volonté individuelle se manifeste à l'extérieur et veut une certaine chose conforme à la solidarité sociale ou plus exactement si elle veut un certaine chose que le droit objectif lui permet de vouloir et si elle la veut dans un but de solidarité sociale, cette manifestation de volonté devient un fait social et doit produire un effet social, c'est-à-dire que la chose voulue devra socialement se réaliser et que l'obligation de coopérer à la réalisation de cette chose s'imposera à toute volonté qui peut y contribuer, et cela sous une sanction sociale. L'acte de volonté, qui intervient dans ces conditions, produit une situation de droit, est un acte juridique.

Nous pouvons ainsi formuler la proposition suivante, qui contient la définition de l'acte juridique. Toute manifestation de volonté, déterminée par un but conforme à la solidarité sociale ou, ce qui est la même chose, à la règle de droit, est un acte juridique et crée une situation juridique subjective. Cf. Duguit, L'Etat, le droit objectif et la loi positive, 1901, chap. III.

Dans le livre que nous venons de citer et que nous nous excusons d'avoir cité déjà trop souvent, nous avons employé une terminologie un peu différente; nous nous sommes attaché à employer le moins possible l'expression droit subjectif, en appelant pouvoir objectif le pouvoir appartenant à toute volonté de vouloir conformément à la règle de droit, et en appelant situation juridique subjective l'effet produit par un acte juridique. Dans ce Manuel, nous avons cru devoir nous conformer à la terminologie courante et employer l'expression droit subjectif pour désigner le pouvoir des individus de vouloir conformément au droit objectif.

8. Notion générale de l'Etat. Jusqu'à présent, nous avons supposé, pour déterminer plus aisément la notion et le fondement du droit, une société imaginaire, dans laquelle n'existerait aucune trace de ce que l'on est convenu d'appeler l'autorité politique, et nous croyons avoir ainsi établi que la notion de droit est complètement indépendante de la notion d'autorité politique. Mais si, au dire de certains sociologues, il existe des sociétés humaines où n'apparaît aucune trace de différenciation politique, il est d'évidence que dans presque toutes les sociétés humaines, chez les plus humbles et les plus barbares, comme chez les plus puissantes et les plus civilisées, nous apercevons

des individus qui commandent à d'autres individus et qui imposent l'exécution de leurs ordres par l'emploi de la contrainte matérielle lorsque besoin est. Voilà, réduite à ses éléments simples, la différenciation politique. Ces individus qui commandent sont les gouvernants; les individus auxquels ils commandent sont les gouvernés. Dans ces sociétés, il y a une autorité politique. Cette autorité politique a en soi toujours et partout le même caractère irréductible. Qu'on la considère dans la horde encore à l'état primitif, appartenant à un chef où à un groupe d'anciens, dans la cité appartenant aux chefs de famille, ou dans les grands pays modernes appartenant à un ensemble plus ou moins compliqué de personnes ou de groupes, princes, régents, rois, empereurs, parlements, etc., l'autorité politique est toujours un fait social de même ordre. Il y a une différence de degré; il n'y a point de différence de nature.

En son sens le plus général, le mot Etat désigne toute société humaine, dans laquelle existe une différenciation politique, une différenciation entre gouvernants et gouvernés, en un mot une autorité politique. Les tribus du centre de l'Afrique, qui obéissent à un chef, sont des Etats aussi bien que les grandes sociétés européennes, qui ont un appareil gouvernemental savant et compliqué. Mais il importe de dire tout de suite que le mot Etat est réservé pour désigner des sociétés où la différenciation politique est arrivée à un certain degré et où l'autorité politique présente certains caractères qui seront déterminés plus loin. Nous ne dissimulerons pas d'ailleurs tout ce qu'a d'artificiel cette théorie de l'Etat aujourd'hui classique; elle n'en est pas moins intéressante comme effort tenté pour faire ce que nous appellerons la construction juridique de l'Etat moderne (V. toute la 1re partie du Manuel).

Notre définition de l'Etat : toute société, où existe une différenciation entre gouvernants et gouvernés, paraîtra peut-être trop sim

pliste à quelques-uns. Beaucoup d'auteurs modernes estiment que l'Etat est une chose différente suivant qu'on le considère au point de vue politique, juridique ou économique. M. Jellinek, par exemple, distingue la notion sociale de l'Etat et la notion juridique de l'Etat (Allgemeine Staatslehre, 2o édit., 1905, p. 155). M. Seidler distingue l'Etat comme phénomène social et l'Etat comme conception juridique (Das juristische Kriterium des Staates, 1905, p. 19 et 49). M. Hauriou définit l'Etat « une société dans laquelle un pouvoir propre de domination et un pays légal combinent leur action en vue d'améliorer les conditions de vie du milieu social; il est à la fois organisme public et milieu de vie ». L'auteur qualifie sa définition de dualiste, finaliste et politique plutôt que juridique (Précis de droit adm., 5e éd., 1905, p. 4). Elle ne nous paraît pas plus exacte pour cela; M. Hauriou exigeant en vertu de sa définition que pour qu'il y ait un Etat « la collectivité exerce comme un pouvoir propre le droit de délibérer la loi » (p. 7, note 2), il en résulte que la France de Louis XIV et la Russie, avant les manifestes du 15 août et du 30 octobre 1905, n'étaient pas des Etats.

Nous avouons ne pas comprendre qu'une même chose ait une nature différente suivant qu'on la considère en se plaçant à un point de vue différent. L'Etat est un fait social qui reste toujours identique à lui-même, et particulièrement toute théorie juridique qui n'est pas exactement adéquate à ce fait, est sans valeur. La théorie générale des éléments constitutifs de l'Etat qui sera exposée plus loin (V. partie Ire, chap. Ier) n'échappe pas complètement à ce reproche. Elle n'en est pas moins un effort curieux pour faire tomber l'Etat sous la prise du droit. Mais on y serait sûrement mieux arrivé si on avait compris et si l'on était parti de cette idée que ce n'est pas à vrai dire l'Etat lui-même qui est soumis au droit, l'Etat n'étant qu'une expression abstraite employée pour désigner un fait social, mais les individus eux-mêmes, qui en fait sont investis de la puissance de commander dans une société donnée et d'imposer par la contrainte matérielle l'obéissance à ces commandements. Cf. pour le développement de ces idées notre livre l'Etat, le droit objectif et la loi positive, 1901.

9. Origine de l'Etat. Nous employons cette formule pour nous conformer à l'usage, quoiqu'elle ne soit pas très exacte. En effet le problème qui se pose n'est pas à vrai dire celui de l'origine de l'Etat, mais bien celui de la légitimité de la puissance politique. Dans toute société où il y a différenciation. entre gouvernants et gouvernés, il y a des individus. qui commandent aux autres individus sous la sanction de la contrainte matérielle. Dès lors l'esprit humain, dès qu'il a commencé à réfléchir sur les cho

ses sociales, s'est posé cette question : Le pouvoir de commander sous la sanction de la contrainte, qu'exercent les gouvernements, est-il légitime? Lui doit-on obéissance? S'il est légitime et si on lui doit obéissance, pourquoi en est-il ainsi ?

Depuis des milliers d'années que les hommes discutent le problème, la solution n'en a pas fait un pas. Ne nous en étonnons pas. La solution en est impossible, parce qu'on ne pourra jamais démontrer comment un homme peut avoir légitimement, en vertu d'une qualité à lui propre, le pouvoir d'imposer par la force sa volonté à un autre homme. Ce pouvoir ne peut pas être légitime par la qualité de ceux qui l'exercent, par son origine, mais seulement par la qualité des choses qu'il commande.

Les doctrines proposées sur l'origine du pouvoir politique sont innombrables. Cependant malgré leur nombre et leur diversité, elles peuvent se classer en deux grandes catégories, les doctrines théocratiques et les doctrines démocratiques.

10. Doctrines théocratiques. Nous désignons ainsi toutes les doctrines qui veulent expliquer et légitimer le pouvoir politique par l'intervention terrestre d'une puissance supra-terrestre. On voit par là que toutes ces doctrines ont un vice irrémédiable: elles sont extra-scientifiques, puisqu'elles supposent l'intervention de forces surnaturelles. Elles n'en sont pas moins intéressantes, car elles forment un élément important dans l'histoire de la pensée politique. On doit cependant éviter une confusion, et pour cela on peut diviser toutes les doctrines théocratiques en deux groupes que nous appellerons, avec M. de VareillesSommières, les doctrines du droit divin surnaturel et les doctrines du droit divin providentiel.

Doctrines du droit divin surnaturel. -- On enseigne qu'une puissance supérieure, Dieu, aurait non seulement créé le pouvoir politique pris en lui-même, mais encore désigné la personne ou les personnes, la

dynastie par exemple, qui dans un pays donné doivent être investies du pouvoir politique.

Cette doctrine a été parfois présentée comme la doctrine constante des théologiens catholiques. Il y a là une erreur : ils ont enseigné que le pouvoir en soi vient de Dieu, suivant la parole de l'apôtre « Omnis potestas a Deo »; mais le pouvoir, avec les caractères concrets qu'il reçoit dans tel ou tel pays, à un moment donné, est une création humaine, et le pouvoir politique concret vient du peuple. Dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard (liv. II, dist. 44, quest. I, art. 2), saint Thomas déclare que, dans le pouvoir, il y a trois éléments : le principe, le mode et l'usage; le principe du pouvoir vient de Dieu, créateur de toutes choses; le mode et l'usage du pouvoir viennent des hommes, et la source humaine du pouvoir est le peuple, la multitude. Rapp. Somme théologique, 1re partie de la 2e partie, quest. 96, art. 4, édit. Lachat, VII, p. 378. Dans la Somme théologique, saint Thomas affirme, d'une part, que « dominium et prælatio introducta sunt et jure humano » (2e partie de la 2o partie, quest. 10, art. 10, édit. Lachat, VII, p. 341) et, d'autre part, « qu'il appartient à la multitude entière, ou à quelqu'un agissant à sa place, d'ordonner le bien commun, qu'il appartient à la multitude entière ou à une personne publique, qui prend soin de toute la multitude, de donner des lois, parce que, ici comme dans toutes les autres choses, il appartient d'ordonner en vue d'une cerlaine fin à celui auquel cette fin est propre » (1re partie de la 2e partie, quest. 90, art. 3, édit. Lachat, VI, p. 292). Du rapprochement de ces textes la pensée de saint Thomas apparaît clairement : L'essence du pouvoir, le pouvoir en soi (forma prælationis) vient de Dieu; mais le pouvoir de fait, avec ses formes contingentes, est de droit humain et dérive du peuple; le peuple seul peut s'organiser en vue de sa fin propre. Telle a été la doctrine constante des grands théologiens catholiques. On la retrouve dans Bellarmin et Suarès à la fin du XVIe siècle, commencement du xvie. « Remarquez, écrit Bellarmin, que le pouvoir a pour sujet immédiat toute la multitude. En effet le pouvoir est de droit divin; mais le droit divin n'a donné ce pouvoir à aucun homme en particulier; il l'a donc donné à la multitude. En outre, le droit positif étant supprimé, il n'y a pas de raison pour que, parmi une foule d'hommes tous égaux, l'un domine plutôt que l'autre; donc, le pouvoir appartient à la multitude. Enfin la société humaine doit être une république parfaite; elle doit donc avoir la puissance de se conserver, de châtier les perturbateurs de la paix... (De membris ecclesiæ, liv. III, De laïcis, chap. VI, édit. Vivès, 1870, III, p. 11). Suarès enseigne aussi que le pouvoir vient médiatement de Dieu, mais immédiatement du peuple. «Le pouvoir par la nature des choses est immédiatement dans la communauté; donc, pour qu'il passe légitimement aux mains de quelques personnes, d'un prince souverain, il est nécessaire que ce

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