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l'occasion des actes de gestion. Il y a aujourd'hui une tendance dans la jurisprudence et même dans la loi ef. la loi du 8 juin 1895, sur la réparation d'erreurs judiciaires, C. inst. crim., art. 446, à reconnaître la responsabilité de l'Etat même au cas d'acte de puissance publique (cf. § 96). Il n'est pas exact non plus de dire avec M. Bourguin que les agents de l'Etat, qui ne font pas d'actes d'autorité, mais seulement des actes de gestion, ont le droit de grève et le droit de se syndiquer (cf. § 64). Ces diverses propositions sont d'autant plus inexactes, qu'en les formulant on fait rentrer dans la catégorie des actes de gestion des opérations matérielles administratives, qui, n'étant pas des actes administratifs proprement dits, ne peuvent rentrer dans aucune des deux catégories.

A notre avis, la distinction des actes d'autorité et des actes de gestion est tout simplement la distinction des actes unilatéraux et des actes contractuels. Les actes d'autorité sont des actes administratifs unilatéraux; les actes de gestion sont des actes administratifs contractuels. L'intérêt de la distinction est celui qu'il ya à distinguer l'acte unilatéral et l'acte contractuel. D'autre part, dans les législations comme la législation française, qui ont créé des juridictions administratives et un contentieux administratif, les actes d'autorité, précisément parce qu'ils sont des actes unilatéraux, peuvent seuls fonder le contentieux administratif par nature.

Avant de développer cette idée, il n'est pas inutile de passer rapidement en revue les différentes doctrines proposées sur la distinction des actes d'autorité et des actes de gestion, et d'en montrer l'insuffisance.

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Doctrine de M. Laferrière. - C'est M. Laferrière qui par sa haute autorité a contribué, pour une très large part, à faire admettre par la doctrine française cette distinction des actes d'autorité et des actes de gestion. Il l'explique de la manière suivante : « Une double mission incombe à l'autorité administrative. D'une part elle est chargée de veiller à la gestion de la fortune publique et à son emploi, d'assurer la perception des revenus de toute nature et leur affectation aux services publics. Les actes qu'elle accomplit pour remplir cette mission sont ceux qu'on appelle actes de gestion. D'un autre côté l'administration est dépositaire d'une part d'autorité, de puissance qui est un des attributs du pouvoir exécutif. Elle est chargée de faire exécuter les lois, de régler la marche des services publics, de procurer aux citoyens les avantages d'une bonne police. Elle intervient par voie de prescriptions générales, d'injonc. tions ou de défenses..... L'administration agit alors comme aulo

rité, comme puissance, et les actes qu'elle fait ainsi sont des actes de commandement ou de puissance publique » (Juridiction et contentieux, 2o édit., 1896, p. 6). Pour l'auteur, l'intérêt de la distinction, que d'ailleurs il ne justifie pas, c'est que seuls les actes administratifs d'autorité donnent naissance au contentieux administratif par nature, et que les actes de gestion ne donnent naissance qu'à un contentieux administratif exceptionnel ou par détermination de la loi.

Le criterium de distinction donné par M. Laferrière est tout à fait vague; et de plus il est inadmissible. Le savant auteur a eu en effet le tort de vouloir établir une différence interne entre deux catégories d'actes juridiques d'après la différence des buts poursuivis par l'Etat-administrateur au moyen de ces deux catégories d'actes. En réalité, comme on l'a déjà dit, l'Etat-administrateur ne poursuit qu'un seul et même but; mais ce but il l'obtient par l'emploi de moyens juridiquement différents; c'est la différence juridique interne de ces moyens que ne détermine pas M. Laferrière et qu'il faut déterminer. L'auteur parait d'ailleurs l'avoir compris quand il dit que l'acte d'autorité est une prescription générale, une injonction, une défense; il indique là un caractère interne de l'acte; mais il se contredit; car après avoir fait la distinction d'après le but que poursuit l'Etal-administrateur, il semble vouloir déterminer la nature intrinsèque de l'acte d'autorité.

Enfin le criterium proposé par M. Laferrière aboutit à des conséquences inadmissibles. Si, comme il le dit, est acte de gestion tout acte qui tend à assurer la perception des revenus de toute nature, il en faut conclure que l'arrêté du préfet qui rend obligatoire le rôle des contributions directes, l'arrêté de débet pris par un ministre contre un détenteur des deniers de l'Etat sont des actes de gestion. Or il nous parait tout à fait impossible de n'y pas voir au premier chef des actes d'autorité.

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Doctrine de l'Etat fisc. Elle se rapproche beaucoup de la doctrine de M. Laferrière. Elle a eu pendant longtemps en Allemagne un grand crédit, et semble avoir été confirmée par l'art. 89 § 1 du Code civil allemand. En France, elle est suivie, à leur insu d'ailleurs, par la plupart des auteurs de droit civil et par quelques publicistes.

D'après cette doctrine, il y aurait dans l'Etat deux personnes : la personne de puissance publique investie du pouvoir de commander, et la personne patrimoniale, le fisc, investie de droits exclusivement patrimoniaux. Les actes de la première seraient ceux que nous appelons actes d'autorité; les actes de la seconde ceux que nous appelons actes de gestion.

Les controverses abondent d'ailleurs en Allemagne sur la nature exacle du fisc. Faut-il y voir une personne distincte véritablement de l'Etat, ou un organe de l'Etat, qui reste lui un et indivisible? Si le fisc est une personne distincte de l'Etat, est-il une personne de

droit public ou de droit privé, ou est-il une personne tantôt de droit public, tantôt de droit privé suivant la nature des actes qu'il fait? Autant de questions très vivement controversées en Allemagne. Cf. Laband, Droit public, édit. franç., 1904, VI, p. 1 et suiv. et surtout Hatschek, Die rechtliche Stellung des Fiscus im bürgerlichen Gesetzbuch, 1899.

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Le défaut de cette doctrine est surtout d'aboutir à peu près nécessairement à créer un dualisme dans l'Etat. Or ce dualisme est inadmissible. M. Jellinek a eu bien raison d'écrire « Rien n'est plus faux que la croyance que l'Etat et le fisc sont deux personnalités distincles » (System, 2o édit., 1905, p. 209. Rap. Hauriou, Droit administratif, 5e édit., 1903, p. 216, note 2). Mais si l'on n'admet pas que le fisc soit une personne distincte de la personnalité de l'Etat-puissance, cette conception du fisc ne peut point servir à expliquer la distinction des actes d'autorité et des actes de gestion. Doctrine de M. Berthélemy. Cet auteur admet aussi la distinction des actes d'autorité et des actes de gestion et y rattache des conséquences très importantes. Il écrit : « Les actes d'administration se divisent en deux catégories les uns sont des actes de puissance publique par lesquels les administrateurs) commandent ou interdisent quelque chose aux administrés. Les autres sont des acles de gestion qu'ils accomplissent en leur qualité de représentants des services publics » (Droit administratif, 4e édit., 1906, p. 18). Voulant donner un criterium pratique des actes de gestion, M. Berthélemy dit : « Les actes de gestion sont des actes comme tout le monde en pourrait faire dans l'administration d'un patrimoine particulier et qui n'impliquent en rien l'existence de la puissance publique » (Ibid., p. 43).

D'après notre savant collègue, la distinction des actes de gestion el des actes d'autorité est importante aux points de vue suivants. Seuls les actes de puissance publique donnent naissance au contentieux administratif par nature; seuls les actes de gestion peuvent engager la responsabilité de la personne publique au nom de laquelle ils sont faits. (On a déjà dit que la tendance de la loi et de la jurisprudence était contraire à cela). Les agents qui ne font que des actes de gestion sont, plutôt que des fonctionnaires, des employés, des ouvriers de l'Etat; ils sont liés à l'Etat par un contrat. Cf. §§ 63 et 64.

La doctrine de M. Berthélemy nous parait inexacle dans son principe et dans ses conséquences. Comme M. Laferrière, le savant professeur a le tort de faire la distinction des deux catégories d'actes d'après le but que poursuit l'administration. Ce point de départ, on l'a déjà dit, ne peut conduire à rien, parce que l'administration poursuit toujours un seul et même bul, et parce que, poursuivraitelle des buts différents, à cette différence de but ne correspond point nécessairement une différence juridique entre les actes faits pour les atteindre.

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Quant au criterium auquel M. Berthélemy paraît allacher beaucoup d'importance, et d'après lequel on reconnaîtrait les actes de gestion à ce que ce sont des acles que pourrait faire un simple particulier, ce n'est qu'un cercle vicieux. En effet, quand on considère l'acte fait par un administrateur, pour savoir s'il peut être fait par un particulier, il faut d'abord savoir s'il est un acte de gestion. Ce n'est donc pas la possibilité d'être fait par un particulier qui nous révèle la qualité d'acte de gestion; c'est de la qualité d'acte de gestion reconnue à un acte qu'on peut conclure qu'il peut être fait par un particulier.

M. Berthélemy dit encore : Ce n'est pas l'Etat personne de puissance publique et l'Etat fisc qu'il faut distinguer; c'est l'Etat puissance et l'Etat personne. La puissance n'est pas l'exercice d'un droit, mais d'une fonction nécessaire; les fonctionnaires qui commandent n'exercent pas les droits du souverain, ils exercent sa fonction. « Au lieu de dire Etat personne privée, Etat personne publique, il est infiniment plus simple de dire Etat personne et Etat puissance. Les actes de gestion sont faits par les fonctionnaires représentants juridiques de l'Etat personne; les actes d'autorité sont accomplis par les fonctionnaires organes de l'Etat puissance » (4o éd., 1906, p. 45). M. Berthélemy nous fait l'honneur de nous citer et déclare qu'il est tout à fait d'accord avec nous. Nous craignons bien qu'il n'en soit pas ainsi. Nous avons essayé d'établir que scientifiquement il était impossible d'affirmer l'existence d'une personnalité de l'Etat et d'une puissance commandante appartenant à cette personnalité, qu'on ne constatait qu'une puissance de fait appartenant dans un pays donné à un groupe d'individus, le groupe des plus forts, matériellement ou moralement. M. Berthélemy n'admet certainement pas cela. Il parle de l'Etat puissance; donc, dans sa pensée, le titulaire de la puissance ce n'est pas le gouvernement, mais l'Etat. Il dit que les fonctionnaires, qui font des actes d'autorité, exercent la fonction du souverain; le souverain a donc une fonction; et pour qu'il ait une fonction, il faut qu'il soit une personne. Puissance, fonction, c'est l'Etat souverain qui en est titulaire; M. Berthélemy revient ainsi forcément à la notion de l'Etat personne titulaire de la puissance publique. Maintenant, qu'on dise que la puissance publique est un droit ou est la mise en œuvre d'une fonction, cela n'a aucune importance.

Doctrine de M. Hauriou. Le savant professeur de Toulouse enseigne sur la distinction des actes d'autorité et des actes de ges tion une doctrine très ingénieuse, très savante, qui sans doute contient une part de vérité, mais qui, à notre avis, contient une part encore plus grande d'erreur. Cf. Hauriou, La gestion administrative, 1899; Droit administratif, 5e édit., 1903, p. 201 et suiv.

L'activité administrative, dit M. Hauriou, se manifeste sous trois modes ou par trois voies: 1o la voie d'autorité; 2o la voie de gestion publique; 3o la voie de gestion privée.

La voie d'autorité est celle où l'administration, agissant comme puissance publique, émet des commandements adressés à l'administré. Quand l'administration agit par voie d'autorité, l'administré n'est pas un tiers avec lequel l'administration entre en commerce juridique; il est un sujet auquel il adresse une injonction. Il en résulte que lorsque l'administration agit par voie d'autorité, l'administré ne peut jamais se prévaloir d'un droit subjectif contre la personne publique au nom de laquelle est fait l'acte d'autorité. Mais l'administration est toujours limitée par la loi, et dès lors l'intéressé a toujours un recours objectif, recours en annulation (cf. $46 pour faire annuler l'acte d'autorité fait en violation de la loi. Ainsi, d'après M. Hauriou, les actes d'autorité fondent le contentieux objectif ou d'annulation, mais point le contentieux subjectif ou de pleine juridiction.

La voie de la gestion publique est celle où l'administration, agissant au nom de la puissance publique, apparait comme exécutant un service public et accepte des concours concours des fonctionnaires, des entrepreneurs ou concessionnaires, des administrés. D'après M. Hauriou, ce fait que la puissance publique accepte une collaboration la force à tenir compte des intérêts de ses collaborateurs, et ceux-ci, fonctionnaires et administrés, n'apparaissent plus comme de simples sujets, mais comme des tiers avec lesquels la personne publique entre en commerce juridique. L'existence de ce commerce juridique permet la naissance, au profit des fonctionnaires, des administrés, de droits subjectifs qu'ils pourront invoquer contre la personne publique. Les actes de gestion publique donneront donc ouverture, comme les actes d'autorité, au contentieux administratif, mais au contentieux de pleine juridiction ou contentieux subjectif. Les circonstances où l'administration intervient par Ja voie de la gestion publique sont très nombreuses. M. Hauriou cite tous les contrats conclus en vue du fonctionnement d'un service public, marchés de travaux publics, marchés de fournitures, toutes les décisions administratives qui statuent sur une dette ou une créance d'argent, rôles d'impôt, reconnaissance ou liquidation d'une dette d'Etat, traitement, pension.

La voie de la gestion privée est celle où n'apparaît pas au premier plan le but de la gestion d'un service public. L'administration se conduit ici comme une personne privée; elle use des moyens du commerce juridique privé sans jouir en principe d'aucune prérogative. Les litiges qui naissent à l'occasion des actes de gestion privée sont de la compétence des tribunaux judiciaires. Appartiennent à la gestion privée tous les actes qui touchent au domaine privé de l'Etat et aux entreprises privées.

Cette doctrine de M. Hauriou, quelque savante et ingénieuse qu'elle soit, est inadmissible. Son caractère artificiel apparaît immédiatement, si l'on remarque qu'elle a été inspirée à l'auteur par le désir d'expliquer et de justifier coûte que coûte certaines lois et

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