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dans la jurisdictio que la fonction consistant à reconnaitre l'existence d'un droit subjectif et à prononcer une condamnation, conséquence de la reconnaissance de ce droit.

Cela se comprend facilement si l'on se rappelle que le droit romain reposait essentiellement sur une conception individualiste. La rigidité de la fonction juridictionnelle apparaît d'abord dans la procédure des actions de la loi, dont le type, le sacramentum, simule encore la lutte de deux parties qui prétendent à des droits contradictoires. Le rôle du juge est, pendant la période formulaire, étroitement délimité dans la formule qui charge le juge d'examiner si la situation de droit existe, de condamner s'il reconnait qu'elle existe, d'absoudre dans le cas contraire. Même la juridiction criminelle apparaît à Rome et encore pendant longtemps en Europe, jusqu'au triomphe de la procédure inquisitoire du droit canonique, comme la fonction qui consiste à décider si le droit subjectif de la victime de l'infraction a en effet été violé, et à condamner l'auteur de cette violation du droit subjectif à une réparation ou à une répression.

Aujourd'hui, c'est encore sous cette forme qu'apparait le plus habituellement la fonction juridictionnelle, quoique son domaine décroisse au profit de la fonction juridictionnelle objective. Les législations modernes, et particulièrement la française, se sont, sous l'influence du droit romain, imprégnées d'individualisme. Voilà pourquoi beaucoup de jurisconsultes ne voient dans la fonction juridictionnelle que la constatation d'un droit subjectif.

Ils semblent même croire qu'il n'y a fonction juridictionnelle que lorsqu'il y a litige, c'est-à-dire lorsqu'il y a deux affirmations contradictoires sur l'existence ou l'étendue d'un droit subjectif. Le plus souvent i en est ainsi, parce que c'est précisément lorsqu'il y a contestation que se fait sentir le besoin de l'intervention de l'Etat, qui constatera l'existence ou l'inexistence de ce droit. Mais, rationnellement, il peut exister et, en fait, il existe des cas où véritablement il y a acte juridictionnel et où cependant il n'y a pas de procès. On peut citer tous les jugements qu'on appelle, dans la pratique, jugements d'expédient ou de convenu; les parties reconnaissent une situa

tion juridique à la suite en général d'une transaction; et pour donner force exécutoire et force authentique à l'acte qui constate cette convention, elles prennent un jugement. Il y a acte de juridiction et cependant il n'y a pas de procès. Nous nous demandons même si le rôle du notaire, qui consiste en droit français à constater les conventions des parties, à les rédiger par écrit et à donner à l'acte une certaine force exécutoire, n'est pas un acte de la fonction juridictionnelle. Ne doit-on pas aussi considérer comme jugements rendus en dehors d'un vrai litige tous les jugements rendus par défaut ?

M. Hauriou indique comme élément social du contentieux l'acceptation de l'instance par les parties et il semble bien que, dans sa pensée, il n'y a juridiction que là où il y a contentieux. Mais il n'explique point les jugements par défaut. D'autre part, se plaçant au point de vue du droit administratif français, il est très embarrassé pour expliquer l'interprétation juridictionnelle non contentieuse que les ministres, suivant une pratique constante, demandent au conseil d'Etat, lorsqu'une difficulté est pendante devant eux. M. Hauriou affirme qu'il y a contentieux (p. 27); mais, d'après tout le long et intéressant développement qui commence à la p. 46 et qui va jusqu'à la fin, il n'y a contentieux que lorsque le ministre par sa décision a accepté l'instance; or quand il demande une interprétation juridictionnelle au conseil d'Etat, il n'y a pas encore décision prise par le ministre, puisque c'est pour prendre sa décision qu'il la demande; il ne peut donc y avoir contentieux, et avec la théorie de M. Hauriou il ne peut pas y avoir acte de juridiction (Hauriou, Les éléments du contentieux, 1905).

L'Etat, dans l'exercice de la juridiction subjective, n'intervient pas habituellement spontanément. C'est une différence notable avec la fonction administrative où l'Etat, au contraire, intervient habituellement spontanément. La différence est d'ailleurs très logique : par la fonction administrative, l'Etat fait des actes juridiques et il doit être libre d'apprécier quels actes il doit faire. Par la fonction juridictionnelle, l'Etat constate l'existence d'un droit subjectif; il n'intervient en principe que lorsque le titulaire du droit subjectif lui en adresse la demande. Mais il ne peut pas refuser d'intervenir. D'ailleurs, il peut exister et

il existe des cas où l'Etat juge intervient spontanément: ce sont des cas où la garantie du droit subjectif intéresse non seulement le titulaire du droit, mais la collectivité tout entière, et ceux où le titulaire du droit se trouve dans l'impossibilité de le faire valoir.

Nous ne disons pas que l'autorité judiciaire n'intervient pas spontanément, et que l'autorité administrative intervient spontanément. Cela se rapporterait au point de vue formel et nous n'entendons nous placer qu'au point de vue matériel. Si l'autorité judiciaire habituellement n'intervient pas spontanément, c'est qu'habituellement elle fait des actes juridictionnels; et l'autorité administrative, dans les cas nombreux où elle fait des actes de juridiction, n'intervient pas non plus spontanément en principe.

L'Etat juge doit appliquer la loi en vigueur au moment où s'est produit l'acte qui a donné naissance au droit subjectif invoqué en justice. Le jugement ne fait que constater l'existence du droit, et par suite le juge doit statuer d'après la loi en vigueur au moment où le droit est né, et non d'après celle en vigueur au moment où il statue. C'est toute la règle de la nonrétroactivité des lois. Un acte juridique doit toujours être régi, quant à ses conditions de forme et de fond, quant à ses effets, par la loi en vigueur au moment où a eu lieu la manifestation de volonté qui le constitue. Comme le dit très justement M. Planiol, on pourrait très logiquement, à côté de la règle : « Locus regit actum », formuler celleci: «Tempus regit actum ». Il faut complètement rejeter la distinction souvent faite, mais qui ne répond à rien des droits acquis et des simples expectatives. Cf. Planiol, Droit civil, I, noa 221 et suiv.; de Vareilles-Sommières, Revue critique, 1893, p. 444 et 492.

Le juge, ayant constaté l'existence d'un droit subjectif, ne peut jamais revenir sur sa décision parce qu'il constate une situation qu'il ne crée pas et qui est indépendante de lui. De même sa décision s'impose à tous, s'impose à l'Etat, parce qu'elle est la reconnaissance d'un droit subjectif. La question de savoir pourquoi la décision juridictionnelle s'impose à l'Etat,

se ramène à la question de savoir pourquoi et comment les droits subjectifs des personnalités distinctes de l'Etat s'imposent au respect de celui-ci.

La décision juridictionnelle, qui est simplement la reconnaissance du droit subjectif, aura exactement l'étendue du droit subjectif qu'elle constate. C'est la règle de l'autorité de la chose jugée, formulée à l'art. 1351 du code civil, règle à laquelle bien souvent on a rattaché des conséquences exagérées. Elle se réduit à ceci la décision du juge aura la même portée, ni plus ni moins, que le droit subjectif dont elle constate l'existence et l'étendue. La formule : « Les jugements ne créent pas de droits, mais les constatent », exprime exactement la même idée.

Si le droit invoqué est un droit pécuniaire, le juge prononce une condamnation, soit qu'il fixe la somme d'argent qui doit être payée, soit qu'il ordonne une restitution, soit qu'il ordonne l'accomplissement d'une prestation, avec une astreinte. Quel est le caractère de cette condamnation? Le juge ne crée-t-il pas alors une situation nouvelle. La condamnation n'est-elle pas en réalité un acte administratif, qui vient se superposer à l'acte juridictionnel? Nous ne serions pas éloigné de le croire. Il y a longtemps qu'on a parlé de la novation qui se produit par l'effet de la condamnation. Le droit du bénéficiaire du jugement n'a plus pour cause l'acte juridique antérieur, mais la décision intervenue. Une situation nouvelle est créée, quelquefois un droit nouveau est créé, qui vient s'ajouter au droit antérieur, par exemple une condamnation accessoire à des dommages-intérêts, aux frais du procès. Très souvent le droit du bénéficiaire du jugement est plus énergiquement protégé, parce qu'il a des voies d'exécution qu'il n'avait pas avant le jugement, et qu'en droit français et dans beaucoup de législations modernes il a une garantie spéciale, l'hypothèque judiciaire (C. civil, art. 2123). A tous ces effets, nous reconnaissons bien l'acte administratif proprement

dit, c'est-à-dire l'acte émanant de l'Etat et faisant naitre une situation de droit subjectif, à laquelle il est partie, puisque nait pour lui du jugement l'obligation de mettre en mouvement la force matérielle pour en assurer l'exécution.

Cependant nous ne croyons pas qu'il faille séparer les deux éléments que nous venons de constater: la décision qui est la constatation du droit subjectif, et la condamnation qui est la conséquence logique de cette constatation, et qui à certains égards crée une situation juridique nouvelle. Les deux éléments sont indivisibles, et leur union forme le propre de la fonction juridictionnelle. La condamnation ne peut pas être séparée de la constatation du droit et être considérée comme un acte administratif autonome. L'Etat n'intervient pas pour créer une situation de droit nouvelle; il intervient pour constater un droit subjectif préexistant, et, parce qu'il l'a constaté, pour en assurer la réalisation. Par la fonction administrative, il fait naître un droit nouveau soit spontanément, soit sur la demande d'un intéressé; mais jamais il ne constate l'existence d'un droit subjectif antérieur. C'est pour cela que bien qu'il y ait quelque chose d'administratif dans la fonction juridictionnelle, elle est bien une fonction spécifiquement distincte de la fonction administrative.

Le droit déduit en justice est souvent un droit non pécuniaire; c'est la demande de reconnaissance d'une certaine qualité, d'un état, par exemple de la qualité d'électeur, de l'état de Français, de l'état d'homme marié, d'enfant légitime de telle personne. En pareil cas, le juge ne prononce point de condamnation; il constate cette qualité, cet état, et le titulaire de ce droit, armé de son jugement, peut le faire reconnaître par toute personne publique ou privée. Ces droits dérivent directement de la loi et ont, par cela même, un caractère de permanence et de généralité qui va se traduire dans le jugement qui les constate. L'état

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