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la notion de légalité, cet acte de contrainte ne peut être fait que dans les limites fixées par la loi. Seuls peuvent être employés les moyens de contrainte déterminés par la loi et seulement dans les conditions légales. D'autre part, seuls les agents auxquels la loi a donné expressément compétence à cet effet peuvent procéder à l'emploi de la contrainte. Toute législation protectrice de l'individu doit minutieusement déterminer les modes et les conditions de l'emploi de la contrainte. C'est par là naturellement que la liberté individuelle se trouve le plus directement sous la dépendance de l'Etat.

Un acte de contrainte fait en violation de la loi ne peut évidemment être frappé de nullité puisque ce n'est pas un acte juridique. Mais il peut constituer, lorsqu'il est fait en violation de la loi, une infraction pénale. Notre code pénal prévoit une série d'infractions de ce genre (cf. notamment art. 114 et suiv., 184 et suiv.). D'autre part que l'acte de contrainte, fait contrairement à la loi, constitue ou non une infraction, il peut entraîner une responsabilité du fonctionnaire; et cela est un cas de la théorie générale de la responsabilité des fonctionnaires dont il sera parlé au § 67. Pour un fait matériel de contrainte, il ne peut être parlé de détournement de pouvoir, l'expression devant être réservée pour le fait du fonctionnaire qui emploie sa compétence à faire un acte d'ordre juridique dans un but autre que celui pour lequel la loi lui a donné cette compétence; le détournement de pouvoir entraîne la nullité de l'acte. Mais pour un fait matériel de contrainte, il peut y avoir abus de pouvoir, c'est-à-dire emploi du pouvoir de contrainte, que la loi a donné dans un but autre que celui que la loi avait en vue en donnant ce pouvoir. L'abus de pouvoir ne peut pas entraîner nullité d'un acte qui n'est pas un acte juridique, mais peut donner naissance à la responsabilité pécuniaire de l'agent vis-à-vis la victime de l'abus de pouvoir.

Enfin l'accomplissement d'un acte de contrainte, contrairement à la loi, peut fonder la responsabilité pécuniaire de l'Etat. Nous touchons là à un des gros problèmes du droit public moderne. Déjà nous avons mis le lecteur en garde contre cette proposition très répandue l'Etat n'est pas responsable à l'occasion d'un acte de puissance publique. Formulée avec cette généralité, la proposition n'est pas exacte. D'autre part, il faudrait peut-être s'entendre d'une manière précise sur ce qu'on entend exactement par un acte de puissance publique. Nous n'hésitons pas à affirmer dès à présent le principe de la responsabilité de l'Etat au cas d'acte de contrainte fait en violation de la loi. Nous essaierons de montrer plus loin comment ce cas particulier peut se rattacher à la théorie générale de la responsabilité de l'Etat (v. § 96).

49. Théorie française des organes de l'Etat. L'Etat étant une personne juridique et ses organes étant des individus et des groupes d'individus qui exercent son activité volontaire, un problème juridique s'est posé du jour où on a essayé de faire rentrer dans les cadres du droit les rapports politiques: quelle est la nature juridique du rapport qui naît entre l'Etat et ses organes ou plus exactement entre l'Etat et les individus qui exercent son activité volontaire? Sur ce point délicat et complexe existe dans les constitutions francaises toute une théorie, qu'il s'agit de dégager. Elle est fondée avant tout sur l'idée de mandat et de représentation, c'est-à-dire sur cette idée que les individus qui forment les organes de l'Etat exercent des droits dont ils ne sont pas titulaires, et que d'autre part ils représentent la personne qui est titulaire de ces droits, c'est-à-dire que les choses se passent comme si c'était cette personne elle-même qui avait fait l'acte de volonté. Le mandat et la représentation sont des institutions, qui ont été inventées en vue des rapports privés; mais elles ont été appliquées aussi aux rapports publics. Peut-être cette application de

l'idée de mandat et de représentation aux rapports publics ne répond-elle pas à la réalité des choses. Aussi bien, toute la théorie française des organes de l'Etat ne rentre-t-elle pas dans les cadres du mandat et de la représentation. Il faut en étudier les différents éléments.

Le point de départ de toute la théorie est la reconnaissance d'un élément qui est le support de la souveraineté de l'Etat, d'un élément qui concourt à former l'Etat, mais qui est cependant distinct de l'Etat, et qui est titulaire de la souveraineté. Cet élément, on le sait, est la nation (cf. § 22). La souveraineté, c'est la volonté même de la nation. Mais il faut que la nation puisse exprimer sa volonté. Cette fonction appartiendra à un certain nombre d'individus membres de la nation, que déterminera la loi, et qui formeront le corps des citoyens, appelé souvent corps électoral, parce que le plus habituellement dans les Etats modernes le rôle de ces individus consiste à élire les représentants de la nation; mais le corps des citoyens peut avoir aussi un rôle de décision (cf. infra, § 51). Ce corps peut être plus ou moins étendu, comprendre tous les individus capables d'exprimer consciemment leur volonté, ou ne comprendre qu'un certain nombre d'individus considérés comme spécialement compétents; il a toujours le même caractère. Il n'est point à vrai dire un organe de l'Etat; il n'est pas même un organe de la nation; il est la nation ellemême en tant qu'elle exprime sa volonté; il est l'interprète direct de la volonté souveraine de la nation. Comme le mot organe est commode et que nous ne lui attachons aucun sens particulier ni au point de vue sociologique, ni au point de vue juridique, comme le corps des citoyens exprime directement la volonté. souveraine de la nation nous l'appellerons l'organe direct suprême. Dans les pays qui pratiquent le régime représentatif complet, comme la France actuelle et la France de 1791, l'organe direct suprême se borne à

désigner les individus ou les corps qui exprimeront en son nom la volonté souveraine de la nation. On fait observer que, dans ce système, il est encore l'organe suprême direct, parce que en réalité tous les organes de l'Etat dérivent de lui.

Cette théorie française du corps des citoyens exprimant directement la volonté de la nation, considérée comme support de la souveraineté primaire, ressemble beaucoup à la théorie de certains auteurs allemands, théorie qu'on peut appeler théorie du Träger, ou support de la souveraineté et dont le principal représentant est G. Meyer. On appelle, dit-il, support, Täger de la puissance étatique, la personne ou le groupe de personnes auxquels appartient la puissance étatique comme droit propre et originaire. Le Träger de la puissance étatique, ou bien peut exercer lui-même les droits de puissance qui lui appartiennent, ou bien peut faire exercer ces droits par une autre personne en son nom. Appliquant celte conception aux différentes formes de gouvernement, on arrive aux conséquences suivantes. Dans les monarchies de droit divin, le Träger de la puissance étatique est le monarque; dans les aristocraties théocratiques, le groupe des principaux forme le Träger de la puissance publique; enfin dans les démocraties, la nation ellemême est le Träger de la souveraineté. M. G. Meyer dit que c'est la conception des Etats-Unis d'Amérique; il aurait dû ajouter que telle est aussi la conception française. Cf. G. Meyer, Staatsrecht, 1895, p. 12; Rehm, Allgemeine Staatslehre, 1899, p. 176.

Cette théorie est aujourd'hui abandonnée par la majorité des auteurs allemands. On lui reproche avec raison, et on peut faire le même reproche à la théorie française, de créer un dualisme dans l'Etat, d'y instituer deux personnes, la personne nation, support de la puissance publique, et la personne Etat.

La souveraineté peut être exercée directement par la nation elle-même alors il y a ce qu'on appelle au sens général du mot, gouvernement direct. En pareil cas il n'y a point d'organes de représentation, mais seulement des commis, suivant l'expression de J.-J. Rousseau, des commis de la nation, des agents qui seront chargés d'assurer l'exécution de la volonté de la nation directement exprimée par elle. Ces agents n'exprimeront pas la volonté de la nation, ne seront pas ses représentants; ils seront tout simplement ses préposés (J.-J. Rousseau, Contrat social, liv. III, ch. 1).

Mais en 1791, on déclarait que la constitution francaise était représentative (tit. III, préamb., art. 2),

et encore aujourd'hui le régime politique de la France est un régime représentatif. Dès lors, il faut distinguer les représentants et les agents, distinction fondamentale, théoriquement et pratiquement; théoriquement, parce qu'elle répond incontestablement à une réalité et qu'il suffit d'y faire une certaine modification pour qu'elle soit l'expression vraie des faits; et pratiquement, parce qu'elle est la clef de tout le droit public français.

Les représentants ou organes de représentation sont ceux qui veulent au lieu et place de la nation et dont la volonté est comme si elle émanait directement de la nation. La notion de représentant repose bien sur l'idée de mandat; la nation exprime sa volonté par son corps électoral; mais son corps électoral n'exerce pas lui-même la souveraineté dont il est l'organe direct et suprême; il a un ou plusieurs mandataires; ces mandataires exprimeront une volonté qui est la leur en fait, mais qui en droit, par suite du phénomène de la représentation, sera comme si elle émanait directement de la nation; elle aura les mêmes caractères, la même force. En tant qu'organe de représentation, les représentants n'ont pas une volonté distincte de la volonté de la nation; ce qu'ils disent, ce qu'ils commandent, c'est la nation qui le dit, qui le commande. D'après la constitution de 1791 (tit. III, préamb., art. 2), les représentants étaient le corps législatif et le roi. On verra plus loin si l'ordre judiciaire avait aussi le caractère de représentant. La conséquence logique de l'idée de représentation, c'est que la volonté des représentants étant la volonté de la nation elle-même, ne peut être contrôlée par une volonté supérieure à ellemême.

Les agents sont placés sous l'autorité et le contrôle des organes de représentation; ils n'ont aucun caractère de représentation, c'est-à-dire qu'ils n'expriment point la volonté de la nation. Ce n'est pas à dire cependant que les agents ne fassent que des actes

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