Page images
PDF
EPUB

matériels d'exécution; ils peuvent aussi faire des actes juridiques, mais ils ne le peuvent que dans les limites fixées par la volonté nationale, exprimée par les organes de représentation. La volonté de l'agent n'est pas la volonté de la nation; elle est en fait et reste juridiquement la volonté de l'agent, à laquelle la loi a conféré le pouvoir de créer un certain effet de droit quand elle se meut dans un certain domaine.

Comme cette volonté de l'agent n'est pas volonté de la nation, elle est une volonté contrôlée et surveillée par les organes de représentation; les agents peuvent aussi être contrôlés et surveillés par d'autres agents, d'où le système de hiérarchie des agents, de contrôle juridictionnel et de répartitions des compétences.

Cette distinction des représentants et des agents est exprimée très nettement par nos constitutions. On a déjà cité l'art. 2 du préambule du titre III de la constitution de 1791 : « La nation, de qui seule émane tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation.

La constitution française est représentative : les représentants sont le corps législatif et le roi ». De ce texte, il faut rapprocher immédiatement l'art. 2 de la section III du chapitre Iv du titre III de la même constitution: « Les administrateurs n'ont aucun caractère de représentation. Ils sont agents élus à temps par le peuple, pour exercer, sous la surveillance et l'autorité du roi, les fonctions administratives ». Il n'est question dans cet article que des administrateurs. On a déjà dit que très probablement, dans le système de la constitution de 1791, les juges formaient un corps représentatif (Titre III, préamb., art. 5. Cf. infra, § 54).

Le sens de ces textes est très clair si l'on en rapproche les déclarations faites par Barnave et Roederer dans la séance du 10 août 1791. «Dans l'ordre et les limites des fonctions constitutionnelles, disait Barnave, ce qui distingue le représentant de celui qui n'est que simple fonctionnaire public, c'est qu'il est chargé dans certains cas de vouloir pour la nation, tandis que le simple fonctionnaire public n'est jamais chargé que d'agir pour elle ». Et Ræderer dis

tingue soigneusement les pouvoirs délégués et les pouvoirs commis : « Les députés au corps législatif sont non seulement représentants du peuple, mais encore représentants des pouvoirs du peuple, pour exercer un pouvoir représentatif, par conséquent égal à celui du peuple, tandis que les administrateurs ne sont représentants du peuple que pour exercer un pouvoir commis, un pouvoir subdélégué et subordonné » (10 août 1791, Archives parlem., fre série, XXIX, p. 323-330). Il est vrai que les deux orateurs arrivent à des conséquences différentes: Barnave admettait le caractère représentatif du roi; Ræderer, avec Robespierre, le niait.

La même idée est exprimée dans la constitution de 1793 « Les administrateurs et officiers municipaux n'ont aucun caractère de représentation » (art. 12), La même distinction se trouve impliquée dans les art. 174 à 201 de la constitution de l'an III. Enfin l'affirmation du principe représentatif est particulièrement nette dans la constitution de 1848, à l'art. 20: « Le peuple français délégue le pouvoir législatif à une assemblée unique » ; à l'art. 43: « Le peuple français délègue le pouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de président de la république ».

Nous avons dit plus haut que cette distinction des représentants el des agents était la clef de tout notre droit public positif, et qu'avec certaine modification et précision elle répondrait exactement à la réalité des choses. On sait déjà que cette idée de représentation appliquée à la souveraineté se beurte à des objections très graves, et que, comme l'a fait observer Rousseau, on s'explique difficilement comment la nation peut rester souveraine bien que la volonté de ses représentants se trouve substituée sa propre volonté. Mais celle question reviendra plus loin, et pour le moment on accepte cette idée. Le point où la distinction française des représentants el des agents est imparfaite, c'est la répartition entre eux de l'activité publique. Si l'on prenait au pied de la lettre les dispositions précitées de la constitution de 1791, il semblerait que les agents ne peuvent faire que des acles matériels d'exécution. Il ne peut en être ainsi ce qui est vrai, c'est que les agents ne peuvent procéder que par voie individuelle dans les limites fixées par voie générale par les représentants. Il faudrait qu'à l'inverse les représentants ne pussent que formuler des dispositions par voie générale. La distinction des représentants et des agents bien comprise vient répondre à un besoin de protection de l'individu contre la toute puissance de l'Etat. En effet, si les représentants peuvent entrer dans le domaine des relations individuelles, il n'y a aucune garantie contre leur arbitraire; car une voie de recours serait-elle organisée, le

dernier mot leur appartiendra toujours, parce qu'ils représentent la volonté souveraine de la nation. Leur rôle doit donc se borner à exprimer la règle générale par voie abstraite, à formuler la loi. Au contraire, les agents étant el pouvant être contrôlés, l'individu pourra être protégé contre leur intervention arbitraire. On attribuera donc aux agents compétence pour faire des actes individuels, mais une compétence rigoureusement définie. En un mot, cette distinction des représentants et des agents, pour être l'expression exacte de la réalité et répondre aux besoins sociaux, devrait être ce que nous avons appelé la distinction des gouvernants et des agents et que nous résumons ainsi : les gouvernants primaires ou leurs représentants, c'est-à-dire ceux qui détiennent la souveraineté ou ceux qui l'exercent pour eux, formulent la loi normative et créent la loi constructive, constatent ou créent le droit objectif, la protection des particuliers consistant dans le caractère général et abstrait de la règle de droit qu'ils édictent. Les agents interviennent dans le domaine du droit subjectif; la garantie des individus résulte alors du contrôle auquel les agents sont soumis et des liens hiérarchiques qui les unissent. Cf. Duguit, L'Etat, les gouvernants et les agents, 1903, p. 367.

La théorie française des organes de l'Etat se résume dans les trois points suivants: a Il existe un organe direct suprême qui exprime la volonté même de la nation, support de la souveraineté originaire; b) il existe, suivant les époques, un ou plusieurs organes de représentation qui sont les mandataires de la nation et dont la volonté est comme la volonté même de la nation; c) il existe des agents de l'Etat qui n'ont point. le caractère représentatif, qui expriment une volonté qui est la leur en fait et en droit et qui peuvent faire au nom de l'Etat valablement des actes juridiques ou régulièrement des actes d'exécution matérielle, à la condition qu'ils interviennent dans les limites de la compétence qui leur est impartie par la loi et dans le but que la loi a eu en vue en leur donnant cette compétence.

Cette théorie, que, suivant une terminologie souvent employée, on peut appeler théorie du mandat représentatif, n'est pas sans doute inscrite dans nos lois constitutionnelles de 1875. Mais l'on ne saurait douter cependant qu'elle ne soit encore à la base de notre droit public. On sait que l'Assemblée de Versailles,

pressée d'achever une œuvre transactionnelle, n'a point voulu formuler de théorie générale, mais seulement édicter quelques dispositions organiques indispensables. On a cité plus haut les textes sur lesquels s'appuyait cette théorie, et on peut dire qu'elle fait partie de notre droit coutumier constitutionnel. D'ailleurs l'Assemblée de Versailles a voté deux textes qui cadrent parfaitement avec ces principes. C'est, d'une part, la loi dite du septennat, du 20 novembre 1873, qui porte que « le pouvoir exécutif est confié... » ; et, d'autre part, l'art. 13 de la loi du 30 novembre 1875, qui prohibe le mandat impératif, reproduction de dispositions similaires inscrites dans les constitutions de 1791 et de 1848 et considérées comme la conséquence du mandat représentatif donné par la nation-personne à l'assemblée qu'elle nomme.

50. Théorie allemande de l'organe juridique. La théorie française du mandat représentatif est aujourd'hui critiquée particulièrement en Allemagne. On lui reproche surtout de créer un dualisme dans l'Etat et de ne point expliquer comment, la nation ayant une personnalité distincte de celle de l'Etat, il n'y ait cependant qu'une seule personne juridique qui commande et qui agisse, l'Etat. D'autre part, on fait observer qu'on comprend difficilement comment la nation peut donner un mandat à une personne qui n'existe que lorsque la nation l'a créée par son vole, et qui n'existe même que pour disparaitre aussitôt, absorbée dans la personnalité de l'Etat. En effet, dit-on, tout mandat suppose deux personnes une personne qui le donne, une personne qui le reçoit; en admettant que la nation ait une personnalité, on aperçoit bien la personne mandant, on ne voit pas la personne mandataire; car, au moment où la nation donnerait son mandat, elle n'existe pas encore; elle n'existe que lorsqu'elle a été nommée et constituée et même, à ce moment, elle n'existe pas comme personne distincte, puisque la seule personne dont la volonté existe juridiquement, c'est la personne-Etat. Enfin l'argument de Rousseau contre la représentation reste toujours bien puissant dire que la souveraineté de la nation est représentée, c'est dire qu'elle est aliénée; pendant l'intervalle des élections, la volonté nationale est impuissante; la volonté toute puissante est celle du représentant ; et cela est précisément le propre d'une aliénation de la souveraineté. C'est une plaisanterie de dire que la souveraineté n'est que déléguée et non aliénée parce qu'elle subsiste intacte en sa substance dans la nation; elle est aliénée parce que, dans l'intervalle des élections, la nation ne peut ni

défaire, ni empêcher ce que font ses représentants. Que ces représentants soient un parlement ou soient un homme, il y a toujours aliénation de la souveraineté. Cf. J.-J. Rousseau, Contrat social, liv. II, chap. I et liv. III, chap. xv.

C'est pour échapper à ces objections, qui sont extrêmement fortes, que divers auteurs allemands et quelques auteurs français ont voulu appliquer à l'Etat la théorie juridique de l'organe, élaborée par M. Gierke pour les personnes collectives en général. Cette théorie est curiense, parfaitement construite et paraît s'adapter exactement aux faits politiques du monde moderne. On ne la confondra pas avec les théories de sociologie biologique, qui l'ont peut-être suggérée, mais avec lesquelles cependant elle n'a de commun que le nom; celles-ci partent de l'assimilation complète des sociétés aux organismes vivants; celle-là est une construction purement juridique. Elle a été créée par M. Gierke, pour les personnes collectives en général (Genossenschafstheorie, 1887), appliquée à l'Etat surtout par M. Jellinek (Allgemeine Staatslehre, 1900 et 2e éd., 1905), el suivie en France notamment par M. Saripolos, L'élection proportionnelle, 1899, M. Mestre, Les personnes morales et le problème de leur responsabilité morale, 1899. Elle est acceptée, sauf quelques réserves, par M. Michoud, Théorie de la personnalité morale, 1906, p. 131 et suiv. Pour l'exposé et la critique de cette théorie, cf. Duguit, Les gouvernants et les agents, 1903, p. 26 et suiv.

On part de ce postulat que les collectivités réunissant certaines conditions de fait sont des personnes juridiques. Toule personne juridique, soit pour la création de ses droits, soit pour leur exercice, doit avoir une volonté, car là où il n'y a pas de volonté, il n'y a pas de droit effectif. Or de volonté réelle, il n'y en a que chez l'individu humain. Ce seront donc des individus humains qui exprimeront la volonté des personnes collectives. Cela posé, l'organe n'est pas autre chose que l'individu humain qui traduit à l'extérieur la volonté de la personne collective. L'organe, si l'on veut, est un représentant de la personne collective, mais il n'est point un mandalaire. Le mandat implique l'existence de deux personnes, la personne du mandant et la personne du mandataire. La notion d'organe implique au contraire l'existence d'une seule personne, la personne collective agissant par ses organes. La collectivité sans ses organes n'est rien juridiquement. Le mandat fait naître un rapport entre le mandant et le mandalaire; entre la collectivité et l'organe, il n'y a point de rapport de droit, puisqu'ils ne forment qu'une seule et même personne. Il n'y a qu'une seule entité juridique, la collectivité organisée, la collectivité pensant et voulant par ses organes.

Il faut ajouter que tout individu ou groupe d'individus constitué organe d'une collectivité, soit directement par la loi, soit par une nomination faite conformément à la loi, présente un double caractère. Il est un organe et possède comme tel une certaine compétence;

« PreviousContinue »