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majorité et la puissance publique, le pouvoir de commander appartient à une majorité qui impose sa volonté à une minorité. Or on ne démontre pas, on ne peut pas démontrer qu'une majorité ait légitimement le pouvoir d'imposer sa volonté, cette majorité serait-elle l'unanimité moins un. La puissance de commander reconnue à une majorité peut être une nécessité de fait; elle ne peut pas être un pouvoir légitime.

J.-J. Rousseau n'a point manqué de prévoir l'objection. « On demande, dit-il, comment l'homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti. » Il répond : « La question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelque une. La volonté constante de tous les membres de l'Etat est la volonté générale ; c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. » (Contrat social, liv. IV, ch. 11). Le sophisme passe la mesure; et l'obligation où est Rousseau d'écrire de pareilles choses pour défendre sa thèse en démontre le néant.

Ces observations nous paraissent réfuter d'avance les raisonnements par lesquels M. Esmein veut démontrer la vérité du principe de la souveraineté nationale. Notre savant collègue écrit : « La fiction du contrat social étant écartée, sur quelles idées peut-on et doit-on faire reposer la souveraineté nationale ? J'en vois deux, qui ne sont au fond que deux aspects distincts d'une même vérité. La première est une idée de bon sens, presque évidente, qui a longtemps suffi à l'esprit des hommes; c'est que la puissance publique et le gouvernement qui l'exerce n'existent que dans l'intérêt de tous les membres qui composent la nation. La souveraineté nationale est aussi la seule interprétation juridique exacte et adéquate d'un fait social incontestable et qui s'impose..., l'obéissance ne peut être obtenue... que par l'adhésion de l'opinion publique. Reconnaître, organiser et respecter la souveraineté nationale, c'est donner à T'opinion publique... une valeur juridique, une autorité légale. » Esmein, Droit constitutionnel, 4e édit., 1906, p. 205-213). Ce raisonnement ne nous convainc pas. Il est hors de doute que ceux 2

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qui détiennent le pouvoir doivent l'exercer dans l'intérêt de tous. La conséquence en est que le gouvernement doit être organisé de telle manière que l'on soit assuré autant que possible que les hommes qui l'exercent agiront dans l'intérêt de tous. La proposition, essentiellement juste, ne va pas plus loin; elle ne peut justifier une affirmation métaphysique sur l'origine du pouvoir. On en dira autant de la seconde proposition de M. Esmein. Assurément il y a dans chaque nation à un moment donné un certain nombre d'idées communes, qui forment ce que l'on appelle l'opinion publique, et les hommes au pouvoir seront d'autant mieux obéis qu'ils agiront d'accord avec l'opinion publique. Mais cela ne démontre nullement l'existence d'une volonté nationale souveraine se traduisant par la majorité d'un corps électoral arbitrairement déterminé ; cela montre seulement l'obligation, pour les hommes qui sont au pouvoir, d'agir en conformité avec l'opinion publique.

Le principe de la souveraineté nationale est non seulement indémontré et indémontrable; mais il est encore inutile. Plus que personne nous croyons qu'il est bon et équitable que la plus grande quantité possible d'individus soient associés à la puissance politique dans un pays donné et nous estimons que le progrès consiste avant tout à élever le degré de culture générale et à faire participer à la puissance politique un nombre toujours plus grand d'individus. En un mot, le suffrage universel réglementé et organisé est l'idéal vers lequel nous désirons que tendent tous les États. Dès lors on comprendrait que l'on défendit le principe de la souveraineté du peuple, s'il avait pour conséquence nécessaire, logique, le suffrage universel. Or il n'en est rien. La souveraineté en effet n'est pas dans cette conception la somme des volontés individuelles; elle est une volonté générale dans laquelle viennent se fondre, se perdre en quelque sorte les volontés individuelles. Quand Rousseau dit (Liv. III, chap. 1) que si l'Etat est composé de 10.000 citoyens, chacun d'eux à la dix-millième partie de l'autorité souveraine, il se met en contradiction avec lui-même. Car après avoir affirmé que la souveraineté est indivisible, il la fractionne en autant de parts qu'il y a de citoyens; après avoir dit que le moi commun est titulaire de la souveraineté, il la donne parindivis à la somme des citoyens.

La vérité logique est que dans la doctrine de la souveraineté nationale, c'est la personne collective qui possède la souveraineté, et que les citoyens pris individuellement n'en ont pas la plus petite parcelle; ils n'ont donc aucun droit à participer à l'exercice de la souveraineté. Par conséquent le suffrage universel ne dérive aucunement, en bonne logique, du principe de la souveraineté nationale. La seule conséquence qui en découle c'est qu'il faut trouver le meilleur système pour dégager la volonté nationale, mais rien ne prouve que ce soit le suffrage universel. Cela est si vrai que l'Assemblée de 1789 n'a pas eu un moment la pensée qu'en établissant le suffrage restreint et à deux degrés elle violât le principe de la souveraineté nationale qu'elle avait solennellement promulgué. La Convention elle-même, après avoir établi le suffrage politique universel et direct dans la constitution inappliquée de 1793, rétablit le suffrage restreint et à deux degrés dans la constitution de l'an III, et n'en proclame pas moins énergiquement, dans l'art. 17 de la Déclaration des droits, que « la souveraineté réside essentiellement dans l'universalité des citoyens ». Les auteurs de la constitution de l'an VIII suppriment complètement le droit électoral; ce qui ne les empêche pas de proclamer « que la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée ». (Proclamation des consuls, 24 frimaire an VIII). Le dogme de la souveraineté du peuple ne peut donc même pas donner un fondement solide à la participation de tous à la puissance politique.

Le sophisme de Rousseau écrivant : « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne »> (liv. I, chap. vi) et « quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie pas autre chose si non qu'on le forcera d'être libre >> (liv. I, chap. vII) a fait pénétrer dans beaucoup d'esprits cette erreur néfaste qu'un peuple avait conquis sa liberté du jour où il avait proclamé le prin

cipe de la souveraineté nationale et que notamment le suffrage universel et ses élus pouvaient tout faire et imposer leur volonté quelle qu'elle fût, qu'ils formaient cette autorité qui, suivant l'expression de Jurieu, « n'a pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes ». Il importe d'affirmer qu'il n'en est rien. La Révolution, faite pour protéger l'individu contre l'absolutisme monarchique, fondé sur le droit divin des rois, fut au premier chef légitime. Qu'on prenne garde de lui substituer l'absolutisme démocratique, fondé sur le droit divin du peuple. Qu'on comprenne que des garanties doivent être prises contre le despotisme des assemblées populaires, plus énergiques encore peut-être que celles établies contre le despotisme des rois. Une chose injuste reste telle, alors même qu'elle est ordonnée par le peuple ou ses représentants, aussi bien que si elle était ordonnée par un prince. Avec le dogme de la souveraineté populaire on est trop enclin à l'oublier.

13. Formation naturelle de l'Etat. Les développements qui précèdent ont montré l'inanité des doctrines quelles qu'elles soient, qui veulent donner une justification philosophique de la puissance politique. La vérité est que la puissance politique est un fait qui n'a en soi aucun caractère de légitimité ou d'illégitimité. Il est le produit d'une évolution sociale dont le sociologue doit déterminer la forme et marquer les éléments. Il ne peut être question dans un Manuel d'étudier en détail cette évolution; mais on peut en indiquer les principales étapes, en déterminer les facteurs les plus actifs.

Dans tous les groupes sociaux qu'on qualifie d'Etats, les plus primitifs et les plus simples, comme les plus civilisés et les plus complexes, on trouve toujours un fait unique, des individus plus forts que les autres, qui veulent et qui peuvent imposer leur volonté aux autres. Peu importe que ces groupes soient ou ne soient pas fixés sur un territoire déterminé, qu'ils

soient ou ne soient pas reconnus par d'autres groupes, qu'ils aient une structure homogène ou différenciée; le fait est toujours là identique à lui-même les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles. Cette plus grande force s'est présentée sous les aspects les plus divers tantôt elle a été une force purement matérielle, tantôt une force morale et religieuse, tantôt une force intellectuelle, tantôt (et cela bien souvent) une force économique. La puissance économique n'a pas été le seul facteur de la puissance politique, comme l'enseigne l'école marxiste (théorie du matérialisme historique); mais elle a joué assurément dans l'histoire des institutions politiques un rôle de premier ordre. Enfin cette plus grande force a été souvent et aujourd'hui tend à être presque partout la force du nombre.

Ainsi dans tous les pays et dans tous les temps, les plus forts, matériellement, religieusement, économiquement, moralement, intellectuellement ou numériquement ont voulu imposer et ont imposé en fait leur volonté aux autres. Les gouvernants ont toujours été, sont et seront toujours les plus forts en fait. Ils ont bien essayé souvent, avec le concours de leurs fidèles, de légitimer cette plus grande force; mais ils n'ont pu inventer que deux explications aussi artificielles l'une que l'autre, et qui ne doivent tromper personne. Souvent ils se sont présentés comme les délégués sur la terre d'une puissance surnaturelle. L'idée théocratique a une grande force aux époques et dans les pays de foi profonde; elle a été un moyen commode pour justifier toutes les tyrannies. Mais aux époques de tiédeur religieuse comme la nôtre, elle est devenue insuffisante. De plus, on l'a déjà dit, pour tout esprit positif, elle ne vaut même pas la peine d'une discussion. On a imaginé alors la fiction de la volonté sociale: le chef qui commande, roi, empereur, protecteur, président, les chefs qui délibèrent ou ordonnent, majorité d'un parlement ou

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