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dans la majorité numérique. Dans tous les pays où, malgré l'avènement de ces nouvelles forces sociales, le sentiment monarchique s'est maintenu puissant, se sont constitués deux gouvernants, correspondant aux deux forces sociales coexistantes : un monarque héréditaire et une collectivité (classe ou majorité) organisée en représentation dans un parlement, deux gouvernants dont l'action se combine dans l'intérêt du pays sans qu'un principe artificiel et a priori les mette en contradiction. C'est en réalité la conception anglaise la monarchie limitée en Angleterre est sortie naturellement des faits et on ne s'y est point inquiété d'une conciliation théorique du principe monarchique et de la souveraineté nationale.

Cf. pour le développement de ces idées, notre volume, L'Etat, les gouvernants et les agents, 1903, p. 270 et suiv.

59. Les gouvernements républicains. Ce sont tous les gouvernements dont le titulaire unique ou les titulaires en collectivité ne sont pas héréditaires, n'ont qu'un droit viager ou temporaire. Peu importe donc que le gouvernement soit confié à un seul homme, ou qu'il soit exercé par une collectivité, il sera républicain, s'il n'y a pas hérédité. Le gouvernement qui appartiendrait à un collège de personnes héréditaires. ne serait point, à notre avis, gouvernement républicain. Un pareil gouvernement ne serait pas impossible, mais à notre connaissance l'histoire n'en offre pas d'exemple. Si tous les pouvoirs non héréditaires étaient concentrés entre les mains d'un seul ou entre les mains d'une collectivité, il y aurait un gouvernement républicain absolu ou despotique (cf. § 58).

Sur le principe même de l'organisation du gouvernement républicain, deux tendances se partagent les Etats républicains modernes. Suivant l'une, qui procède directement de Rousseau, le gouvernement républicain n'est qu'une commission, un emploi. L'individu ou les individus qui le forment n'ont point le caractère de représentants de la nation; ils sont simple

ment des agents d'exécution, les commis du parlement, qui seul représente la volonté nationale; ils doivent rendre compte de tous leurs actes au parlement, devant lequel ils sont responsables; ils doivent lui obéir en tout et ne peuvent exercer sur lui aucune action. Dans une autre conception au contraire, l'individu ou les individus qui forment le gouvernement sont véritablement des représentants de la souveraineté nationale au même titre que le parlement; ils constituent un organe, qui marche l'égal du parlement, soit que l'on admette que la souveraineté est partagée entre ces deux organes (théorie rigide de la séparation des pouvoirs, cf. §54), soit que l'on considère que les deux organes collaborent à l'exercice de la souveraineté, mais y participent d'une manière différente à cause de leur structure différente (cf. § 55). Le gouvernement peut, doit peut-être même être soumis ici encore au contrôle du parlement, mais il pourra exercer à son tour une action sur le parlement; et la garantie de la liberté résultera précisément de cette action réciproque des deux organes l'un sur l'autre.

La première conception, celle d'un gouvernement républicain composé de commis, d'agents d'exécution du parlement, a trouvé dans la constitution montagnarde de 1793 sa réalisation complète. Elle créait un conseil exécutif composé de 24 membres, qui devaient être nommés par le corps législatif sur une liste de présentation établie par les assemblées électorales des départements, à raison d'un candidat par département, et renouvelé par moitié à chaque législature dans les derniers mois de la session (art. 62-64). L'article 65 portait : « Le conseil est chargé de la direction et de la surveillance de l'administration générale; il ne peut agir qu'en exécution des lois et décrets du corps législatif On sait que cette constitution ne fut jamais appliquée, et que les décrets des 19 vendémiaire, 14 frimaire et 12 germinal an II organisèrent le gouvernement révolutionnaire où toute l'activité gouvernementale était concentrée entre les mains de comités nommés par la Convention. En 1848, au moment de la discussion de la constitution de 1848, l'idée de confier les fonctions gouvernementales à un fonctionnaire, simple agent de l'assemblée législative, nommé par elle et ne dépendant que d'elle, ful reprise et défendue par quelques hommes éminents. Ce fut l'objet du célèbre amendement Grévy, ainsi conçu

« Le chef du pouvoir exécutif est élu par l'assemblée; il

prend le titre de président du conseil des ministres. Il est élu pour un temps illimité; il est toujours révocable; il nomme et révoque les ministres ». La proposition fut repoussée par 643 voix contre 158, le 7 octobre 1848 (Moniteur, 8 octobre, p. 2749).

En 1871, on fut amené par les circonstances à organiser le gouvernement d'après cette conception. Par sa résolution du 17 février, l'Assemblée nationale nommait M. Thiers « Chef du pouvoir exécutif de la République française ». On disait dans la résolution: « Il exercera ses fonctions sous l'autorité de l'assemblée nationale... ». Il n'est donc qu'un agent de l'assemblée nationale, loujours responsable devant elle. La loi du 31 août 1871 confère à M. Thiers le titre de président de la république; mais, d'après l'art. 1er de cette loi, « il continuera d'exercer sous l'autorité de l'assemblée nationale, tant qu'elle n'aura pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871 ». Le chef du gouvernement reste donc un simple commis de l'assemblée, constamment responsable devant elle. La loi du 13 mars 1873 prétend modifier celle situation et donner à M. Thiers la qualité de chef d'Etat, en transportant sa responsabilité politique sur la tête de ses ministres; mais, pleine de contradictions, celle loi maintient la responsabilité du président de la république devant l'assemblée pour les questions qui se rattachent à la politiqne générale du gouvernement (art. 4). De fait, quelques mois après, le 24 mai 1873, M. Thiers était obligé de se retirer devant un vote de l'assemblée.

L'idée d'un gouvernement composé de commis du parlement est bien celle qui paraît avoir présidé à l'organisation du gouvernement en Suisse. Le gouvernement fédéral et les gouvernements des cantons sont constitués par un conseil ou un directoire, dont les membres sont élus ou par le corps législatif ou directement par le peuple. Le conseil exécutif fédéral est élu pour trois ans par le conseil national et le conseil des Etats réunis. Le conseil fédéral est présidé par le président de la confédération nommé pour une année par l'assemblée fédérale et choisi parmi les membres du conseil. Les fonctions gouvernementales n'appartiennent point au président de la confédération, mais au conseil fédéral (Const. 1874, art. 95-102). Il est d'usage que le président de la confédération remplisse les fonctions de ministre des affaires étrangères. M. Esmein (Droit const., 4e édit., p. 335) fait très justement remarquer que, quoique irrévocables, les membres du conseil exécutif fédéral sont au pied de la lettre les exécuteurs des volontés du corps législatif, et que l'exercice d'une volonté dirigeante n'entre même pas dans leur pensée. Ce système suisse est quelquefois appelé gouvernement directorial. — Cf. Esmein, loc. cit., 4e édit., p. 396; Burgess, Political science quarterly, 1904, p. 563; Lilian Town, Introduction de la traduction anglaise du livre de M. Deploige sur le Referendum.

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Le système d'un gouvernement républicain, simple commis du parlement, est sans inconvénients dans un petit pays comme la Suisse où l'éducation politique est parvenue à un très haut point, où les esprits sont calmes et pondérés. Mais dans un grand pays, il présenterait de graves dangers. Par là en effet on concentre tous les pouvoirs entre les mains du parlement qui devient facilement tyrannique, étant omnipotent. Il est élu, qu'importe? Agissant sans contrepoids, il dispose d'un pouvoir qui deviendra facilement une dictature. Il y viendra d'autant plus aisément qu'il peut s'appuyer sur l'élection populaire dont il est issu. Si l'on a pris des garanties contre le despotisme des rois, il n'est point inutile d'en prendre aussi contre le despotisme des parlements. Le moyen qui paraît le plus simple est de créer, à côté du parlement, un organe de gouvernement qui ne soit pas le simple agent d'exécution du parlement, qui ne dépende pas exclusivement de lui et qui puisse exercer sur lui une action directe et effective, de telle sorte que la garantie de la liberté résulte précisément de l'action réciproque que le parlement et le gouvernement exerceront l'un sur l'autre. Dans un pays où l'on reconnait le principe de la souveraineté nationale et où on pratique le système représentatif, le meilleur moyen d'arriver au but indiqué est, semble-t-il, de faire du gouvernement, soit qu'il appartienne à un seul, soit qu'on le confie à une collectivité, un organe de représentation, de placer ainsi à côté l'un de l'autre deux organes de représentation se limitant réciproquement.

Celle façon de concevoir et d'organiser le gouvernement a été combattue comme étant contraire aux vrais principes du gouvernement républicain. Le 28 janvier 1875, au moment de la discussion de la loi du 25 février 1875, M. Naquel présentait l'amendement suivant : « Le pouvoir exécutif est confié à un président du conseil sans portefeuille, responsable devant la chambre, élu et révocable par elle et qui prend le titre de président de la république ». La proposition fut repoussée à une très forte majorité (Annales ass. nat., 1871, XXXVI, p. 333). La même idée était exprimée par M. Goblet, en 1894, à propos d'une proposition de revision consti

387 tutionnelle. «< A nos yeux, disait-il, il ne s'agit pas seulement pour avoir la république de faire de la monarchie un régime électif et à temps, mais il s'agit de substituer à un pouvoir exécutif ayant une action propre et indépendante, un pouvoir exécutif subordonné, et à des assemblées simplement de législation et de contrôle, une assemblée nationale qui ne légifère pas seulement, mais qui dirige séance 12 mars 1894, J. off., déb. parl., chambre, p. 497).

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Nous ne voyons pas que l'existence d'un organe de gouvernement, ayant le caractère représentatif, placé à côté du parlement élu, et collaborant avec lui à l'activité de l'Etat, puisse être une atteinte aux principes démocratique et républicain. Nous croyons au contraire qu'elle en sera l'application et la garantie. La tyrannie sanglante de la Convention, assemblée unique, réunissant les pouvoirs de législation et de direction, est, ce nous semble, une expérience suffisante. Mais nous reconnaissons volontiers que c'est un problème délicat de déterminer le mode de composition et le mode de nomination de l'organe représentatif d'exécution. Si on le constitue par un seul individu, nommé au suffrage universel, il est à craindre que dans un pays comme la France, centralisé politiquement et administrativement, imprégné de monarchisme, voire même de césarisme, le chef du gouvernement n'aspire et peut-être n'arrive à la dictature. Le coup d'Etat du 2 décembre 1851 fait par le prince Louis-Napoléon, président de la république, élu au suffrage direct et universel, démontre que des craintes de ce genre ne sont pas chimériques. Si le chef de l'Etat est élu par un suffrage restreint, il est sans autorité et sans force sur le parlement élu au suffrage universel. Le mode d'élection de notre président de la république actuel est la cause principale de son rôle de plus en plus effacé. Si l'on confie le gouvernement à un collège, on court le risque de rompre son unité et de créer au sommet de l'Etat une véritable anarchie. La période du Directoire de l'an III à l'an VIII, pendant laquelle le pouvoir gouvernemental appartient à cinq directeurs, est marquée par une

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