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d'une assemblée du peuple, ne sont, dit-on, que les organes de la volonté collective, qui s'impose aux volontés individuelles, précisément parce qu'elle est la volonté collective. On a déjà montré (§ 12) que l'idée démocratique est aussi vaine que l'idée théocratique et que le droit divin du peuple n'a pas plus de réalité que le droit divin des rois.

Droit divin, volonté sociale, souveraineté nationale, autant de mots sans valeur, autant de sophismes dont les gouvernants veulent leurrer leurs sujets et se leurrent souvent eux-mêmes. Assurément ces conceptions ont, à certaines époques, pénétré profondément la masse des esprits; à ce titre elles sont des faits sociaux, qui ne doivent point échapper à l'observateur; mais ils forment ces croissances artificielles que connaît bien le sociologue, et dont il importe de dégager le fait simple et irréductible; ce fait, c'est la distinction positive des gouvernants et des gouvernés; c'est la possibilité pour quelques-uns de donner aux autres des ordres sanctionnés par une contrainte matérielle; c'est cette contrainte matérielle monopolisée par un certain groupe social; c'est la force des plus forts dominant la faiblesse des plus faibles.

Il n'est pas inutile d'indiquer quelques-uns des traits essentiels de cette évolution. En admettant, avec M. Durkheim (Division du travail social, p. 189) la horde comme le type probable de la société primaire, la première différenciation qui a dù forcément se produire, c'est celle fondée sur la distinction des sexes. Mais la première distinction entre gouvernants et gouvernés a-t-elle été exactement correspondante à la distinction des sexes? Il est impossible de l'affirmer. La séparation des gouvernants et des gouvernés s'est surtout affirmée au moment où certains membres du petit groupe ont rendu des services signalés aux autres membres, où surtout quelques-uns, pour une raison quelconque, ont été considérés comme investis d'une puissance supérieure, supra-terrestre, puissance qu'on croit se transmettre aux descendants ou aux proches. Une infinité de faits rapportés dans les ouvrages de sociologie montrent qu'une différenciation se produit ainsi naturellement entre la masse des individus et celui ou ceux qui, à un titre quelconque, sont investis d'une force matérielle, morale, religieuse, qui n'appartient pas aux autres. La différenciation s'est-elle produite dans la

horde ou simplement dans le clan et dans les sociétés segmentaires à base de clan? On ne peut le dire avec certitude. Les faits doivent être observés avec beaucoup de prudence et dans un esprit de sérieuse critique. Mais tels qu'ils sont aujourd'hui connus, et par leur nombre, et par la précision des observations, ces faits nous paraissent permettre d'affirmer que l'homme a eu de très bonne heure la notion d'un pouvoir politique, provoquée par celte distinction des forts et des faibles. Cons. surtout Herber Spencer, Principes de sociologie, édit. franç., t. III, p. 311 et suiv. Letourneau, Evolution politique, rapporte beaucoup de faits intéressants, mais qu'il ne faut admettre qu'avec réserve.

Il faut noter en outre qu'en fait cette plus grande force a été très souvent, le plus souvent même peut-être, acceptée volontairement par les plus faibles auxquels elle s'imposait, et que ceux-ci ont cru bien souvent qu'ils auraient tout intérêt à obéir spontanément et docilement aux ordres des plus forts. Mais cela ne change rien aux propositions qui précèdent. Cette obéissance volontaire n'a été qu'une cause de plus grande force pour les chefs. Ceux qui commandent et quelques-uns des gouvernés, ou même tous les gouvernés, veulent la même chose; il reste vrai que celui ou ceux qui commandent, commandent parce qu'ils sont les plus forts; que celle force s'accroît par l'acceptation volontaire des gouvernés, et que, au cas de refus d'obéissance, cette force peut s'exercer sur les individus. C'est toujours un pouvoir de contrainte qui est saisi par la conscience individuelle et qui existe seul en fait.

Chez la plupart des peuples d'origine arienne et sémitique, la famille patriarcale a été, à une certaine époque, dont la durée et la date ont été variables, la forme générale des groupements sociaux. Le parent mâle le plus âgé, reconnu comme le chef du culte domestique, considéré à cause de son âge et de son sexe, de sa qualité d'ancêtre, comme investi d'un prestige particulier, est le chef naturel du groupe familial. Il est le gouvernant du petit Etat: les membres de la famille sont les gouvernés, et la distinction entre gouvernant et gouvernés se rattache d'évidence exclusivement à la force supérieure appartenant, du fait de sa situation et de son caractère, au parent mâle le plus âgé. - La cité antique n'a dù être primitivement qu'une réunion de familles; la puissance de contraindre ou puissance politique appartient naturellement à l'ensemble des chefs de famille. A Rome, et dans beaucoup de cités grecques, le pouvoir appartient en fait aux pres de famille : le Sénat romain n'est primitivement que l'assemblée des chefs de famille (Patres); c'est à lui qu'appartient la prépondérance, même an temps de la monarchie, qui est renversée pour l'avoir méconnue. Les chefs de famille sont les plus forts en commun parce que chacun est le plus fort dans sa famille. Leur pouvoir ne se justifie point par son origine; il est un simple pouvoir de fait, dù à leur prestige, à leur force matérielle, religieuse, morale. Souvent la

puissance dans la cité appartient aux représentants naturels des croyances religieuses, à un collège de prêtres ; c'est le triomphe de l'aristocratie religieuse, et c'est toujours une plus grande force qui s'impose. Souvent aussi, à Rome et à Athènes notamment, du moment où l'appropriation individuelle des richesses est admise, les plus forts sont les plus riches et il se forme une aristocratie de fortune qui devient toute puissante. Cette constitution naturelle d'une aristocratie de fortune provoque des luttes interminables entre les riches et les pauvres, qui remplissent toute l'histoire intérieure de Rome et d'Athènes. Ces luttes, à la suite de péripéties nombreuses et diverses, amènent l'amoindrissement progressif de l'aristocratie de fortune et la transmission de la prépondérance politique aux pauvres, c'est-à-dire aux plus nombreux. Un gouvernement démocratique remplace le gouvernement aristocratique. Ce n'est point alors la volonté collective qui s'affirme, pas plus que sous le régime de l'aristrocatie; la puissance politique appartient encore aux plus forts, mais au plus forts par le nombre. Aux diverses époques, cette plus grande force a pu être plus ou moins consciemment, volontairement acceptée; mais cette acceptation n'a pu en changer le caractè re, quelles que soient les causes qui l'aient amenée. Cons. Fustel de Coulange, La cité antique; Guiraud, La propriété en Grèce, 1893; Platon, La démocratie et le régime social à Athènes, à Rome et de nos jours, 1899; Herman, Lehrbuch der grieschischen Rechtsalterthümer, édit. Thaleim, 1884; Mommsen, Droit public romain, édit. franç.,

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1889, VI, 2o part., p. 341 et suiv.

Dans la nation se sont produites et se produisent encore des différenciations tout à fait similaires. Tantôt dans la nation le gouvernant est un chef militaire qui, comme tel, est le plus fort. Née du régime féodal, la monarchie militaire a été, à un moment donné, prépondérante dans toutes les nations de l'Europe, et quelques restes en subsistent encore dans l'Europe du xxe siècle. Au xvire siècle et au XVIe siècle, beaucoup de princes, et particulièrement le roi de France, on l'a vu, se présentent à leur peuple comme investis du pouvoir par la divinité elle-même.

Avec la Révolution, la prépondérance politique passe en France, non pas à vrai dire à une majorité populaire, mais à une aristocratie bourgeoise et propriétaire. Si l'on excepte le décret du 10 août 1792, qui décide que la Convention nationale sera élue au suffrage universel à deux degrés, et la constitution de 1793, qui établit pour les élections politiques le suffrage universel direct, mais n'est point appliquée, toutes les lois de la Révolution accordent le droit électoral aux seuls contribuables, c'est-à-dire aux seuls propriétaires, et assurent ainsi la prépondérance politique à une classe qui n'a qu'un pouvoir de fait, qu'elle essaiera de légitimer par la fiction de la souveraineté nationale, comme faisaient autrefois les rois par la fiction du droit divin. CF. Aulard, Histoire

politique de la Révolution française, 1901. Un moment amoindrie par le despotisme impérial, la puissance de la classe propriétaire, à partir de 1814, à la faveur des lois de 1817, 1820 et 1831, redevient et reste prépondérante jusqu'à la révolution de 1848. On invente l'expression ingénieuse de pays légal pour colorer d'une appa rence de légitimité la prépondérance exclusive d'une classe.

En 1848, le droit de suffrage est accordé à tous les individus mâles et majeurs de 21 ans, non frappés de déchéance. Avec le suffrage universel, voit-on apparaitre enfin véritablement la volonté une et collective de la nation? Non point. Les plus forts sont les plus nombreux; nous voyons bien la volonté de ceux qui ont la majorité, mais non la volonté une de la nation; et même dans les pays de suffrage universel, il reste vrai de dire que le fait Etat est simplement un fait de différenciation entre les forts et les faibles, les plus forts étant seulement les plus nombreux.

Bien plus, on remarquera que dans les pays qui, comme la France, pratiquent le régime du suffrage universel et direct, en fait la plus grande force et par suite la puissance politique appartiennent, non pas aux plus nombreux, mais en réalité à une minorité, et que, encore ici, il est absolument vrai de dire que la puissance politique appartient, non à la volonté générale, mais à un groupe d'individus. En France, par exemple, sur 38 millions d'habitants, la majorité numérique du corps électoral, composé de 10 millions d'électeurs environ, impose ses volontés aux 28 autres millions de Français et nous mettons les choses au mieux en supposant qu'une énorme majorité se soit formée dans le corps électoral. On a d'ailleurs montré à plusieurs reprises, avec chiffres à l'appui, quelle infime minorité de Français représente la volonté que l'on décore du beau nom de volonté nationale. V. Saripolos, La démocratie et l'élection proportionnelle, 1899, I, p. 398 et suiv.; Statistique des élections générales de 1881 à 1902, Le proportionnaliste, n° 1, 1er juillet 1905, p. 5. Cf. infra, § 57.

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14. Le but et les fonctions de l'Etat. sance politique étant chose de fait, on a compris, du jour où on a eu la notion du droit, que les ordres de cette puissance n'étaient légitimes que s'ils étaient conformes au droit et que l'emploi de la contrainte matérielle par la puissance politique n'était légitime que s'il était destiné à assurer la sanction du droit. C'est une idée qu'il importe de mettre tout particulièrement en relief. Nul n'a le droit de commander aux autres ni un empereur, ni un roi, ni un parlement, ni une majorité populaire ne peuvent imposer leur volonté comme telle; leurs actes ne peuvent s'imposer

aux gouvernés que s'ils sont conformes au droit. Dès lors, la question souvent discutée de savoir quel est le but de l'Etat, ou plus exactement de la puissance politique, se résoud de la manière suivante : la puissance politique a pour but de réaliser le droit; elle est obligée par le droit de faire tout ce qui est en son pouvoir pour assurer le règne du droit. L'Etat est fondé sur la force; mais cette force est légitime lorsqu'elle s'exerce conformément au droit. Nous ne disons pas avec Ihering que le droit est la politique de la force, mais bien que la puissance politique est la force mise au service du droit.

Les auteurs modernes distinguent en général trois buts de l'État. Pour nous servir des expressions le plus souvent employées, l'État poursuit les trois buts suivants : 1° le maintien de son existence propre; 2o la réalisation du droit; 3o la culture, c'est-à-dire le développement du bien-être public et de la civilisation intellectuelle et morale. Cf. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, 2o édit., 1905, p. 591-609; Meyer, Grundbegriffe, dans Handbuch der politischen Economie de Schomberg, III, p. 791, 3e éd., 1891;- Villey. Les fonctions économiques de l'État, 1882; — P. Leroy-Beaulieu, L'État et ses fonctions, 2e éd., 1891. — Si on va au fond des choses, ce triple but assigné à l'Etat se ramène à un seul la réalisation du droit. En effet si l'État ou plus exactement les gouvernants, détenteurs de la puissance publique, sont obligés d'assurer le développement de la culture, de coopérer au progrès matériel, intellectuel el moral, c'est précisément parce qu'ils sont obligés de réaliser le droit; c'est parce que la règle de droit impose aux gouvernants, comme tous les individus, des obligations positives et négatives, qui se ramènent toutes à ces deux obligations générales : ne rien faire de contraire à la solidarité sociale et coopérer dans la mesure du possible à sa réalisation. Or coopérer à la réalisation de la solidarité sociale, c'est précisément coopérer à la culture, travailler aux progrès de la civilisation, et c'est en même temps réaliser le droit, puisque d'une part en le faisant on applique la règle de droit et que, d'autre part, le droit naît lui-même de cette solidarité sociale. De même le but de conservation, dont parlent les auteurs précités, est essentiellement un but de solidarité, c'est-à-dire un but de droit. En effet, quand on parle de la conservation de l'État, on a certainement en vue la conservation et l'intégration progressive de la société dans laquelle existe la puissance politique considérée ; or on a établi que l'élément vital de toute société était la solidarité. Dire que l'Etat doit assurer sa conservation, c'est encore dire qu'il doit coopérer à la solidarité sociale et par conséquent au droit qui naît de cette solidarité.

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