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413 cela prouve précisément que les institutions sont mauvaises, puisque, depuis trente-un ans, elles ne nous donnent que des présidents sans force et sans courage. Les institutions politiques ne sont-elles pas faites pour protéger les hommes contre leur propre faillesse, et les gouvernés contre la faiblesse des gouvernants?

L'extension du corps électoral élisant le président de la république donnerait-elle sûrement à cet organe le pouvoir qui doit lui appartenir pour qu'on ait vraiment un régime parlementaire? Il serait téméraire de l'affirmer. Nous nous demandons même si le président de la république, dans notre état social actuel, pourra élre jamais autre chose qu'un symbole, une institution décorative, qui plait au peuple de France, resté amoureux des pompes monarchiques. Le nombre et les groupements professionnels sont les deux grandes forces de la démocratie moderne. Ce sont ces deux forces qu'il faut organiser de manière qu'elles se pondèrent réciproquement. C'est ainsi seulement que l'on donnera au pays une constitulion positive harmonique à son état social.

Cons., outre l'ouvrage déjà cité de M. Moreau, Pour le régime parlementaire, 1903, Micelli, Revue du droit public, 1895, II, p. 41; Bloch, Le régime parlementaire en France sous la troisième République, these Paris, 1905. Cf. Duguit, L'Etat, les gouvernants, 1903, p. 324 el suiv.

C. Les agents de l'Etat (1).

63. De la distinction des agents fonctionnaires et des agents employés. Par agents, nous entendons tous les individus et tous les groupes d'individus qui collaborent à l'exercice de l'activité étatique, sans avoir le caractère de représentants. Ces derniers expriment la volonté même de l'Etat. Les agents ne représentent pas l'Etat; ils n'expriment pas sa volonté; ils expriment leur propre volonté; mais cette volonté produit certains effets de droit public quand elle est exprimée dans les limites et suivant les formes fixées par la loi. Les agents font des actes juridiques d'autorité ou de gestion, mais souvent aussi ils ne font que

Le défaut de place nous a forcé de traiter succinctement celle partie de la théorie générale de l'Etat. Elle soulève au reste des questions dont beaucoup sont étudiées en général dans les livres de droit administratif.

des opérations matérielles. Ces opérations matérielles doivent être, elles aussi, faites conformément à la loi, faute de quoi elles peuvent entraîner la responsabilité de l'Etat pour lequel elles sont faites ou de l'agent par lequel elles sont faites.

Le nombre des agents de l'Etat moderne est considérable. Suivant la statistique générale officielle des professions faite d'après le recensement de 1901 (J. off., 8 janvier 1906), le nombre des agents, non compris l'armée, rétribués sur le budget de l'Etat, des départements et des communes est de 747.000. 11 n'était en 1896 que de 665.000. Il a donc augmenté de 82.000 en cinq ans, ou de 16.000 par an. Cette augmentation n'est point spéciale à la France. A un degré moindre sans doute, elle se retrouve dans tous les pays modernes. Elle est en effet la conséquence nécessaire de l'accroissement continuel des fonctions de l'Etat, des missions que l'on considère comme s'imposant obligatoirement à l'Etat.

Devant ce nombre considérable d'agents publics, une question se pose impérieusement. Tous ces agents ont-ils le caractère de fonctionnaires proprement dits? Ou au contraire ne faut-il pas faire une distinction entre deux grandes catégories d'agents, les uns qui seraient des fonctionnaires, et les autres qui seraient de simples employés, une distinction entre les agents fonctionnaires et les agents employés? Tout le monde reconnaît qu'il y a parmi les nombreux agents publics une distinction à faire; mais le plus grand désaccord règne sur le principe de cette distinction et sur les conséquences qu'on doit y rattacher.

A notre avis, il y a des intérêts multiples et de premier ordre à faire la distinction des agents employés et des agents fonctionnaires; et il est d'autant plus important actuellement de préciser la véritable portée de cette distinction qu'à la faveur d'une doctrine erronée un grand nombre de fonctionnaires revendiquent des droits qui ne leur appartiennent certainement pas, notamment le droit de syndicat et le droit de grève, mettant ainsi en péril le fonctionnement des services publics et l'autorité même de l'Etat.

D'abord, l'intérêt de la distinction entre le fonctionnaire et l'employé se présente à propos des articles 31 et 35 de la loi sur la presse

du 29 juillet 1881, qui, pour la diffamation envers les fonctionnaires, fixent une peine spéciale, établissent la compétence de la cour d'assises et autorisent la preuve du fait diffamatoire. Pour la jurisprudence sur ce texte, cf. Dalloz, Suppl., el Garçon, Code pénal annoté, p. 563, no 527. — L'art. 224 du code pénal, qui frappe de la peine de l'emprisonnement et de l'amende l'outrage fait par paroles, gestes ou menaces à tout officier ministériel ou agent dépositaire de la force publique et à tout citoyen chargé d'un ministère de service public, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions, ne s'applique certainement pas à l'outrage fait à des agents simplement employés. Cet article ne s'applique certainement pas même à tous les fonctionnaires et il s'applique même à des citoyens qui ne sont point des fonctionnaires. Placé sous la rubrique : Outrages el violences envers les dépositaires de l'autorité et de la force publique, il ne s'applique que lorsque l'outrage envers le citoyen constitue en même temps un manquement envers l'autorité publique. Sic Garraud, Droit pénal, 2o édit., IV, p. 239, et arrèt cour cass., chambre crim., affaire Belloche, demoiselles du téléphone, 18 février 1905, Revue du droit public, 1905, p. 363. — CT. infra, § 64.

Mais l'intérêt principal et particulièrement actuel est relatif au droit de syndicat et au droit de grève. Les agents fonctionnaires ne peuvent certainement pas se syndiquer et ne peuvent pas se mettre en grève. Il n'y a pas au contraire de raison pour refuser les droits de syndicat et de grève aux simples employés de l'Etat. Cf. pour plus de développements le § 64.

Enfin tous les différends nés entre l'Etat et ses fonctionnaires sont de la compétence des tribunaux administratifs; au contraire, les procès nés entre l'Etat et ses employés sont de la compétence des tribunaux judiciaires. Cf. Laferrière, Juridiction et contentieux, 2e édit., I, p. 618.

On peut tirer argument a contrario de la loi du 21 mars 1905 attribuant aux tribunaux ordinaires le jugement des difficultés qui peuvent s'élever entre l'administration des chemins de fer de l'Etat et ses employés.

Il convient de noter que les dispositions des lois des 9 avril 1898, 31 mars 1905 et 12 avril 1906, sur les accidents du travail, s'appliquent aux agents de l'Etat sans qu'il y ait lieu de distinguer à cet égard les fonctionnaires et les employés, sauf aux ouvriers de la marine et de la guerre, exceptés par l'art. 32 de la loi de 1898. Cf. cons. d'Etat, 18 nov. 1904, Rec., p. 721: Pic, Législation industrielle, 2 édit., 1905, p. 791.

Quant au criterium de la distinction des fonctionnaires et des employés, nous croyons qu'on ne peut pas le déterminer d'une manière fixe, immuable; il est en voie d'évolution constante, et c'est à la jurisprudence, au gouvernement et au jurisconsulte à en faire une application d'après l'état de choses existant dans le pays, les conceptions économiques dominantes au moment présent. Il se rattache à la notion d'un certain nombre de missions considérées comme juridiquement obligatoires pour l'Etat à un moment donné et à la notion de service public qui en découle.

Il y a service public quand les trois éléments suivants sont réunis : une mission considérée comme obligatoire à un moment donné pour l'Etat; un certain nombre d'agents hiérarchisés ou disciplinés institués pour accomplir cette mission; et enfin une certaine quantité de richesse affectée à la réalisation de cette mission. On voit par là que la notion de fonctionnaire est intimement liée à celle de service public. Sont fonctionnaires les agents hiérarchisés ou disciplinės (nous voulons dire soumis aux règles d'une hiérarchie ou d'une discipline spéciale qui sont associés d'une manière permanente et normale au fonctionnement d'un service public, et c'est de là que vient précisément leur nom de fonctionnaires. Autre définition qui est identique à la précédente. Les fonctionnaires proprement dits sont tous les agents qui sont associés d'une manière permanente et normale à l'accomplissement d'une mission considérée comme obligatoire pour l'Etat à un moment donné; or, ce qui fait qu'une certaine mission à remplir peut servir de support à un service public, c'est précisément qu'elle est considérée à un moment donné comme obligatoire pour l'Etat.

Ce criterium, nous le reconnaissons volontiers, ne nous permet d'établir qu'une distinction tout à fait évolutive; mais c'est ce caractère évolutif qui nous donne à croire qu'elle est exacte. Il nous paraît logique que ce qui fait que l'agent considéré n'est pas un

salarié ordinaire, quelle que soit la besogne qu'il accomplisse, ce soit justement qu'il coopère à l'accomplissement d'une mission qui, à un moment donné, est considérée comme d'une importance telle pour la collectivité qu'il y a obligation juridique pour l'Etat d'assurer la réalisation de cette mission. Qu'on ne dise pas que ce criterium est inadmissible parce qu'on ne s'entend point et qu'on ne s'entendra jamais sur les obligations qui s'imposent à l'Etat et que d'autre part il n'est pas certain qu'il y ait une mission quelconque qui s'impose obligatoirement à l'Etat. L'objection ne serait pas sérieuse. Que les jurisconsultes et les économistes discutent à perdre haleine le point de savoir quelles sont les fonctions obligatoires de l'Etat, cela n'empêche pas qu'il y ait des choses que l'Etat est certainement obligé de faire. Nous avons déjà insisté sur ce point (§ 14), et nous y reviendrons au § 93. Personne par exemple ne conteste que l'Etat soit obligé juridiquement d'assurer la sécurité intérieure et extérieure du pays, de rendre la justice. Il est hors de doute que tous les agents qui sont associés d'une manière permanente et normale à l'accomplissement de ces fonctions obligatoires et primordiales de l'Etat sont des fonctionnaires, et que pour eux il ne saurait être question du droit de syndicat et du droit de grève.

De nos jours, le domaine de l'action étatique s'est largement aceru; on est arrivé à considérer comme entrant d'une manière certaine dans la mission obligatoire de l'Etat des attributions qu'autrefois on ne lui imposait point. Nul n'oserait par exemple prétendre aujourd'hui que l'enseignement, l'assistance publique et l'hygiène publique ne constituent pas des charges obligatoires pour l'Etat. On doit en conclure que tous les agents associés d'une manière normale et permanente au fonctionnement de ces services sont véritablement des fonctionnaires. L'enseignement public est au premier chef une mission obligatoire de l'Etat. L'Etat impose à chacun l'obligation d'un minimum d'instruction (L. 28 mars 1882); il a donc pris par là même l'engagement d'assurer à chacun la possibilité d'acquérir gratuitement ce minimum d'instruction, et tous les agents qui participent au service de l'enseignement primaire participent à un service public si jamais il en fut et sont au premier chef des fonctionnaires. Malgré leurs bruyantes réclamations, nous

DUGUIT

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