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leur refusons sans hésiter le droit de grève et le droit syndical, et nous approuvons entièrement les déclarations en ce sens faites à la chambre des députés et au sénat par plusieurs ministres.

Dans les Etats modernes le service des postes et des télégraphes est considéré comme étant au premier chef un service obligatoire. Il est devenu un service international. L'Etat qui adhère à l'union postale universelle et aux diverses conventions télégraphiques prend l'engagement positif d'assurer chez lui le fonctionnement de ce service. Mais même en dehors de cette obligation positive, on ne saurait contester que le service postal et télégraphique soit aujourd'hui, dans les conditions économiques actuelles, une charge obligatoire de l'Etat. La nature et l'étendue des obligations de l'Etat n'est pas fixée une fois pour toutes en vertu de principes immuables, mais varie incessamment sous l'action puissante des faits. Tous les agents et sous-agents des postes, télégraphes et téléphones, participant d'une manière permanente à l'accomplissement de ce service, sont des fonctionnaires, sans qu'il y ait à démontrer d'une manière plus ou moins subtile qu'ils font parfois des actes d'autorité ; ils ne peuvent ni se syndiquer, ni faire grève; et nous approuvons, sans réserve, sinon tous les motifs, du moins les conclusions de la Note du ministère du commerce du 7 septembre 1905 à l'association générale des sous-agents des postes et télégraphes (Revue du droit public, 1905, p. 859).

Il y a au contraire certains services que remplit l'Etat et qui certainement ne constituent pas des services publics. L'Etat les remplit, soit pour se conformer à d'anciens usages, à des traditions respectables, soit pour assurer le maintien d'une industrie artistique où la France a une réputation mondiale, qu'il y a un intérêt tout au moins moral à conserver. Nous faisons allusion par exemple aux manufactures de porcelaines de Sèvres, de tapisseries des Gobelins et de Beauvais. Il n'y a certainement pas là des services publics; el les ouvriers de Sèvres, des Gobelins et de Beauvais ne sont certainement pas des fonctionnaires; ils ont tous les droits appartenant aux ouvriers de l'industrie privée, le droit de syndicat et le droit de grève.

Mais il y a certaines besognes dont l'Etat assure actuellement l'accomplissement, et desquelles on peut encore justement se demander, en France tout au moins, s'il y a là l'accomplissement d'une mission obligatoire pour l'Elat on non. L'exemple le plus frappant est assurément l'exploitation des chemins de fer. Dans beaucoup de pays européens Texploitation des chemins de fer est considérée comme une des missions essentielles de l'Etat. Il en est ainsi par exemple, depuis longtemps déjà, en Allemagne el en Belgique, depuis quelques années en Suisse, depuis un an en Italie. En Angleterre et en Amérique, la construction et l'exploitation des chemins de fer sont considérées comme choses entièrement privées. En France, l'exploitation est confiée à des compa

gnies privées, et le rôle reconnu comme obligatoire certainement pour l'Etat français est un rôle de contrôle et de surveillance. Mais eu outre l'Etal exploite directement un certain réseau : est-ce là un service public? On a pu très légitimement se le demander. Nous inclinons vers la négative. Cette opinion a été confirmée par la loi du 21 mars 1905, qui donne aux tribunaux judiciaires le jugement des procès nés entre l'Etat et ses employés de chemins de fer. Mais, bien entendu, il n'y a pas là une solution fixe, immuable; elle variera suivant l'évolution économique de notre pays. Déjà le 22 mai 1894 la chambre des députés avait volé un ordre du jour vole qui entraina la chute du ministère Casimir-Perier) par lequel, visant plus particulièremeut les employés des chemins de fer de l'Etat, elle déclarait que la loi du 21 mars 1884 s'appliquait aux ouvriers, employés des exploitations de l'Etat aussi bien qu'à ceux des industries privées. Les employés des chemins de fer de l'Etat ne sont donc pas dans notre droit actuel des fonctionnaires.

La question peut être délicate pour les agents de l'Etat employés dans les manufactures où se fabriquent des produits monopolisés par l'Etat, comme les manufactures de tabacs, d'allumettes, de poudres et salpêtres. Elle est encore plus délicate pour les agents employés dans les arsenaux de l'Etat. Depuis longtemps l'administration, se conformant à l'ordre du jour précité, volé par la chambre en 1894 (22 mai), a autorisé les syndicats des ouvriers des manufactures de tabacs, des fabriques d'allumettes, des ouvriers employés à la construction et à l'entretien des lignes télégraphiques et téléphoniques, des employés, commissionnés ou non, des poudres et Salpêtres. Par une circulaire adressée, au mois de mars 1901, au directeur des ateliers militaires, le général André, ministre de la guerre, reconnait expressément la légalité des syndicats formés entre les ouvriers des ateliers militaires et proclame aussi les services qu'ils ont rendus. M. Pelletan, ministre de la marine, dans une circulaire du 25 octobre 1902, adressée aux préfets maritimes et aux directeurs des établissements hors des ports, affirme le droit de syndicat pour le personnel civil des services de l'Etat et invite les fonctionnaires à entrer en relation avec ces syndicals.

Nous croyons que le droit de syndical ne peut être reconnu ni aux ouvriers des manufactures où se fabriquent des produits monopolisés par l'Etat, ni aux ouvriers des ateliers militaires et arsenaux maritimes. La raison qui nous décide est toujours la même : il y a là de véritables fonctionnaires parce que ce sont des agents constitués par l'Etat pour assurer le fonctionnement de services publics, et de services publics important entre tous, puisque l'existence même de la nation dépend du bon fonctionnement de l'un d'eux, de services dont l'un est destiné à procurer à l'Etat les ressources financières dont il ne peut pas se passer et dont l'autre est destiné à garantir la sécurité extérieure du pays.

En résumé, trois idées sont absolument connexes; et

leur énoncé forme la conclusion de ce paragraphe : 10 Il y a service public toutes les fois que des agents. hiérarchisés et disciplinés sont chargés d'une manière permanente et normale d'assurer l'accomplissement d'une fonction considérée à un moment donné comme obligatoire pour l'Etat; 2° Tous les agents associés d'une manière permanente et normale à un service public sont des fonctionnaires proprement dits; 3o Les fonctionnaires ne peuvent ni se syndiquer ni faire grève. Tous les agents de l'Etat qui n'ont pas le caractère de fonctionnaires ainsi compris sont de simples employés et peuvent se syndiquer et faire grève.

Dans l'état actuel de la législation, les droits de syndicat et de grève n'existent pas pour les fonctionnaires. Et nous pensons que la loi qui reconnaitrait ces droits aux fonctionnaires serait une loi néfaste. Les gouvernants en effet ont une mission obligatoire à laquelle ils ne peuvent se soustraire; pour la remplir, ils instituent des fonctionnaires; comme cette mission est obligatoire, il faut que les fonctionnaires institués par eux ne puissent ni faire grève ni se syndiquer.

64. D'une prétendue distinction entre les fonctionnaires d'autorité et les fonctionnaires de gestion. La doctrine qui vient d'être exposée est repoussée par des jurisconsultes éminents comme n'ayant pas de valeur juridique. On dit qu'il n'y a point à déterminer cette notion de fonctionnaires, qui est comprise de soi, que toutes les défininitions qu'on a voulu en donner sont inacceptables, qu'il suffit de prendre cette expression de fonctionnaire dans le sens courant et sans limites bien nettes que tout le monde lui donne et non dans une acception scientifique dont la justification ne peut se trouver ni dans les textes, ni dans les principes de droit» (Berthélemy, Droit administratif, 4o édit., 1906, p. 46).

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Cela posé, on déclare qu'il faut seulement distinguer les fonctionnaires d'autorité et les fonctionnaires de gestion. Les fonclionnaires d'autorité sont tous ceux qui participent à l'exercice de la puissance publique, et les fonctionnaires de gestion sont tous ceux qui ne prennent aucune part à l'exercice de la puissance publique, soit qu'ils ne fassent que des opérations matérielles, soit qu'ils fassent des actes juridiques, mais qui n'ont point le caractère

d'actes d'autorité. Voilà, dit-on, la seule distinction juridique qu'on puisse faire. Les fonctionnaires de gestion sont unis à l'Etat par un contrat de louage de services, et se trouvent vis-à-vis de l'Etat dans la situation d'un travailleur privé vis-à-vis de son patron. Par conséquent logiquement les fonctionnaires de gestion peuvent se syndiquer, dans les termes de la loi du 21 avril 1884; ils peuvent faire grève, les art. 123 et 126 du code pénal ne leur sont point applicables; et d'autre part on ne peut point invoquer à leur profit l'art. 224 même code.

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Le créateur de cette doctrine, qui a aujourd'hui un grand crédit, est le savant professeur de droit administratif à la faculté de droit de Paris, notre ami et collègue M. Berthélemy. Il l'exposait déjà dans sa première édition publiée en 1901; il l'expose, sensiblement dans les mêmes termes, dans sa quatrième édition parue en 1906, p. 49 et suiv. D'après lui, est sans valeur juridique la distinction qu'on a voulu établir entre les fonctionnaires et les employés... Fonctions d'autorité et fonctions de gestion, voilà, dit-il, la distinction grâce à laquelle il devient simple de définir la nature des fonctions publiques... Quelle différence y a-t-il entre un employé des chemins de fer de l'Etat et un employé d'un chemin de fer concédé? Aucune... Quelle différence y a-t-il entre les ingénieurs (d'une société privé de téléphones) et ceux qui pour l'Etat font aujourd'hui le même service? Aucune. Quelle différence y a-t-il entre le professeur de lycée et le professeur d'enseignement libre? Aucune... » Dès lors, dit M. Berthélemy, toutes les lois ouvrières, qui ne peuvent pas s'appliquer aux fonctionnaires d'autorité, s'appliqueront aux fonctionnaires de gestion, lesquels pourront faire grève et se syndiquer, à la condition toutefois que les fonctions qu'ils exercent ressemblent à des métiers jouissant de la liberté syndicale, conformément à la loi du 21 mars 1884, par exemple les facteurs, les ouvriers des arsenaux, mais point les instituteurs, qui n'exercent pas un métier dans le sens de la loi de 1884. A cet égard, M. Berthélemy fait observer que le code pénal cadre parfaitement avec sa théorie, parce que l'art. 123 ne punit que les coalitions entre individus du corps dépositaire de quelque partie de l'autorité publique. Notre savant collègue oublie l'art. 126 qui punit tous les fonctionnaires publics sans distinction, qui auront par délibération arrêté de donner des démissions dont l'objet ou l'effet serait d'empêcher ou de suspendre... l'accomplissement d'un service quelconque. Cf. Berthélemy, Les syndicals de fonctionnaires, Revue de Paris, 15 février 1906, et dans le même sens, Bourguin, De l'application des lois ouvrières aux ouvriers et employés de l'Etat, 1902; Nézard, Théorie juridique de la fonction publique, 1901, particul., p. 460 et suiv.; id., La situation juridique des employés de l'Etat, des départements et des communes, Revue générale d'administration, 1904, III, p. 144 et 260. M. Barthou, dans le rapport fait au nom de la commission du travail de la précédente

législature (J. off., doc. parl., chambre, 1903, sess. extraord., p. 77), aboutit sensiblement aux mêmes conclusions. Mais dans son article, Revue de Paris, 1er mars 1906, le distingué ministre des travaux publics semble faire quelques réserves aux conclusions de son rapport. Rap. le discours de M. Barthou à Bordeaux, 4 février 1906 (Pelite Gironde, 5 février 1906).

Nous repoussons énergiquement cette distinction des fonctionnaires d'autorité et des fonctionnaires de gestion et les conséquences qu'on y rattache. Logiquement et juridiquement cette distinction est inadmissible. Nous croyons en effet avoir établi (§ 43) qu'il ne pouvait exister entre les actes d'autorité et les actes de gestion que celte différence : les uns sont des actes unilatéraux et les autres des actes contractuels. Pour qu'il existât une différence juridique entre l'agent de gestion et l'agent d'autorité, il faudrait démontrer que la volonté de l'agent qui fait un contrat est une volonté qui n'a pas la même nature que celle de l'agent qui fait un acte unilatéral. Or il est d'évidence que dans les deux cas la volonté est de même essence, que l'effet de droit a toujours la même cause, à savoir une manifestation de la volonté d'un individu humain, agissant au nom de l'Etat dans les limites fixées par la loi. La distinction des agents de gestion et des agents d'autorité est donc sans raison.

En vérité, nous admirons la tranquillité avec laquelle M. Berthélemy, M. Bourguin écrivent : « Il n'y a point de différence entre les ouvriers, les employés de l'industrie privée et ceux de l'Etat; il n'y a point de différence entre un professeur libre et un professeur de l'Etat ». Il y a celle différence capitale que l'un est professeur libre, l'autre professeur de l'Etat, que les uns sont les employés ou les ouvriers d'un simple particulier, et les autres les ouvriers et les employés de l'Etat, c'est-à-dire que les professeurs de l'Etai, que ses ouvriers et employés collaborent à un service dont l'accomplissement est considéré comme indispensable à la vie même de T'Etat, à sa vie morale, intellectuelle, économique, à sa sécurité matérielle. Voilà pourquoi nous ne pouvons permettre à tous ceux qui collaborent à ces services publics, à tous ceux dont l'activité est nécessaire pour le fonctionnement de ces services de faire grève, el pas davantage de constituer un syndicat professionnel, qui est l'instrument par excellence de préparation des grèves.

Les conséquences résultant logiquement de la distinction des agents de gestion et des agents d'autorité seraient mortelles pour l'Etat. Ce n'est pas seulement aux instituteurs, aux employés des postes, télégraphes et téléphones, aux ouvriers des manufactures, des ateliers militaires et arsenaux, qu'il faudrait reconnaitre le droit de syndicat, de coalition et de grève, mais c'est à l'immense majorité des fonctionnaires de l'Etat, car l'immense majorité ne fait point d'actes d'autorité, ne fait que des actes de gestion proprement dits ou de simples opérations matérielles. Ce sont d'abord tous les em

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