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Il y aura aussi responsabilité lorsque l'agent a fait une opération matérielle qu'il avait le pouvoir de faire, mais dans un but autre que celui qu'avait la loi en lui donnant ce pouvoir. C'est pour cette hypothèse que nous avons réservé l'expression abus de pouvoir, qui correspond à l'expression abus de droit en droit civil, laquelle désigne une théorie de la responsabilité entre particuliers, correspondante à la théorie du droit public. Cf. Josserand, De l'abus des droits, 1906.

Le conseil d'Etat a reconnu récemment le principe de la responsabilité de l'Etat, au cas d'abus de pouvoir d'un préfet, dans des conditions intéressantes (affaire Olivier et Zimmermann). Il s'agissait d'un arrêté du préfet des Basses-Pyrénées comprenant irrégulièrement une sablière dans les limites d'une rivière navigable (la Nive); le préfet l'avait fait exécuter en faisant condamner pour contravention de grande voirie celui qui se prétendait propriétaire et qui avait entouré la sablière d'une barrière. Sur la demande du propriétaire, le conseil d'Etat reconnaît la responsabilité de l'Etat pour exécution téméraire. « Considérant, est-il dit dans l'arrêt, que si le préfet a usé d'un droit qui lui est conféré par l'art. 69 de la loi du 22 juillet 1889 (exécution préalable), il n'a pu l'exercer qu'aux risques et périls de l'administration; considérant que par décision du conseil d'Etat du 11 mars 1898, l'arrêté préfectoral de délimitation a été annulé, qu'ainsi les requérants sont fondés à demander la réparation du préjudice qui a été pour eux la conséquence de l'ordre que le préfet a donné aux agents de l'administration de procéder à l'exécution » (Cons. d'Etat, 27 février 1903. S., 1905. III, 17, avec une note très intéressante de M. Hauriou).

67. De la situation des agents. Discipline et responsabilité. Le fonctionnaire a Le fonctionnaire a non seulement le pouvoir de procéder aux actes qui rentrent dans sa fonction; mais il en a encore le devoir. Ce devoir, ayant le même fondement que le pouvoir, a naturellement le même caractère. Il n'est pas une obligation subjective; il est une obligation légale résultant de la loi de la fonction. Comme le pouvoir du fonctionnaire, son devoir se modèle sur la loi fonctionnelle; il n'est point déterminé une fois pour toutes par l'acte de nomination; il est déterminé par la loi qui régit la fonction, et il suit toutes les modifications qui interviennent dans la loi de la fonction,

que celle-ci augmente ou diminue l'étendue du devoir qui s'impose au fonctionnaire. Une action n'existe point contre le fonctionnaire pour le forcer directement à accomplir ses obligations fonctionnelles, et cela cadre très bien avec le caractère objectif des obligations fonctionnelles. Mais l'administration supérieure, en vertu même de la loi de la fonction, a des moyens très énergiques, organisés par tous les législateurs modernes sur des principes à peu près identiques; c'est essentiellement la discipline, la hiérarchie et le contrôle. Mais ces moyens n'ont rien de commun avec l'action venant sanctionner une obligation subjective. La discipline. Elle est la sanction du pouvoir de surveillance qui appartient à l'administration supérieure sur les fonctionnaires subordonnés pour garantir l'accomplissement par eux de leurs obligations fonctionnelles. Le mot surveillance, qui se rencontre assez rarement dans les traités doctrinaux de langue française, n'est point cependant étranger à la terminologie de notre législateur. Il se trouve dans plusieurs lois de la période révolutionnaire, et notamment dans la loi du 14 décembre 1789, art. 50; on le lit aussi dans certaines lois administratives modernes, notamment dans l'art. 91 de la loi du 5 avril 1884. Il importe toutefois de bien distinguer la surveillance d'autres institutions avec lesquelles on la confond souvent, et notamment de la hiérarchie et du contrôle.

La surveillance n'est pas la hiérarchie; car elle s'exerce sur tous les agents sans distinction, quel que soit leur mode de nomination, quelles que soient la nature et l'étendue de leurs attributions, sur les agents nommés et les agents élus, sur les agents judiciaires, sur les agents administratifs, qu'ils fassent des actes d'autorité, ou des actes de gestion, ou même simplement des opérations matérielles. Au contraire la hiérarchie, comprise avec sa portée véritable, ne peut DUGUIT

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subordonner les uns aux autres que des agents faisant des actes d'autorité et à l'occasion d'un acte d'autorité. Quant au contrôle, il ne s'exerce que sur des agents décentralisés; il se distingue aussi bien de la surveillance que de la hiérarchie. L'agent investi de la compétence de contrôle peut refuser son approbation à un acte fait par un agent décentralisé, et même l'annuler, mais il ne peut point le réformer, lui substituer sa propre décision, comme le peut faire le supérieur hiérarchique. D'autre part, la surveillance, à la différence du contrôle, ne donne point compétence pour annuler ou refuser d'approuver un acte; mais à la différence de la surveillance, le contrôle ne donne point à l'agent de contrôle le droit de commander un acte.

La surveillance implique d'abord, pour l'agent investi de ce pouvoir, la possibilité d'adresser des instructions aux agents surveillés, instructions par voie individuelle, instructions par voie générale (circulaire), instructions proprement dites indiquant à l'agent surveillé la ligne de conduite à suivre, mais lui laissant une liberté d'appréciation, ordre de service imposant à l'agent l'obligation d'agir dans tel cas prévu d'une manière strictement déterminée.

Ni l'instruction ni l'ordre de service, émanés du fonctionnaire compétent, ne font naître à l'égard du fonctionnaire inférieur une obligation juridique subjective de s'y conformer. Cf. supra, § 38 et arrêts cons. Etat, 7 juill. 1905, Rec., p. 609 et 611, et Revue du droit public, 1906, p. 246.

La surveillance a pour sanction la discipline des fonctionnaires, laquelle se traduit dans les actes disciplinaires, c'est-à-dire dans les décisions d'un fonctionnaire frappant un autre fonctionnaire d'une certaine répression pour une faute commise dans l'exercice de ses fonctions ou pour une faute pouvant réagir sur l'exercice de ses fonctions.

Le pouvoir disciplinaire. C'est une des questions les plus délicates du droit public que celle du vrai caractère du pouvoir disciplinaire et de son fondement. La répression disciplinaire se distingue-t-elle de la répression pénale? Repose-t-elle sur le même fondement ou sur un fondement différent?

A notre avis, la répression disciplinaire est une répression pénale au point de vue de son fondement, en ce sens qu'elle s'explique par une même conception de l'Etat. Si l'on rattache le pouvoir de répression pénale à l'imperium de l'Etat, c'est aussi de lui que dérive la répression disciplinaire. Si l'on nie la réalité et la légitimité de l'imperium étatique en soi, si l'on explique la répression pénale par le pouvoir légitime, à certaines époques et dans certains pays, pour les plus forts d'assurer l'observation de certains normes par la menace d'une pénalité, c'est aussi la même idée qui sera le fondement de la répression disciplinaire. La répression disciplinaire est donc une répression pénale; mais c'est une répression pénale qui s'exerce en tout ou en partie au moyen d'actes administratifs, et non pas, comme la répression pénale, au moyen d'actes juridictionnels. On a montré au § 46 que les décisions rendues en matière pénale étaient des actes de juridiction objective, des actes de juridiction objective parce que l'autorité qui les rendait n'avait point à constater l'existence ou l'étendue d'une situation juridique préexistante, mais seulement à résoudre la question de savoir si le droit objectif, si la loi avaient été ou non violés, et une décision juridictionnelle parce que l'autorité répressive était liée étroitement et logiquement par le droit, sa décision devant être la conclusion d'un syllogisme dont la règle de droit était la majeure et la constatation du fait la mineure. L'autorité répressive est en effet liée logiquement par la loi au point de vue du fait qui ne peut entraîner condamnation que s'il est prévu et défini par la loi, et au point de vue de la répression, la seule peine pouvant être prononcée étant celle prévue par la loi et dans les limites fixées par elle.

Au contraire, la décision disciplinaire est restée une décision administrative; elle est une décision pénale qui n'a pas été juridictionnalisée. D'abord dans les pays où existe la séparation de l'ordre administratif et de l'ordre judiciaire, la décision est prise par des agents administratifs. Tantôt c'est le gouvernement agissant comme organe administratif; le plus habituellement, l'agent disciplinaire compétent est le ministre au département duquel ressortit le fonctionnaire intéressé ou simplement les chefs de service; le préfet et le maire ont un pouvoir disciplinaire étendu. Pour les fonctionnaires judiciaires, le pouvoir disciplinaire appartient à la cour de cassation constituée en conseil supérieur de la magistrature (L. 30 août 1883, art. 13), et cette désignation suffit à montrer que ce n'est pas comme juridiction judiciaire qu'elle intervient. On peut en dire autant des cours et des tribunaux statuant comme conseils disciplinaires des officiers ministériels et des avocats. En général, l'autorité qui exerce la discipline n'est liée en aucune espèce de façon par des lois ou des règlements, au point de vue des faits qui peuvent entraîner une répression disciplinaire. Elle peut apprécier d'une manière absolument discrétionnaire les faits susceptibles d'entraîner à son avis une répression disciplinaire. Ce sont

non seulement des négligences, des faits plus ou moins graves commis dans le service, mais aussi des faits de la vie privée susceptibles de réagir sur le service. En un mot, tandis que la juridiction pénale, étroitement limitée par les termes de la loi, ne peut infliger une peine que pour un fait prévu, défini et qualifié d'infraction par la loi, l'agent disciplinaire peut apprécier lui-même en toute liberté les faits susceptibles d'entraîner une répression. Il y a cependant des exceptions.

Enfin l'agent disciplinaire possède aussi toute latitude pour déterminer les peines qu'il prononcera. Il va sans dire cependant qu'il ne peut prononcer une peine qui serait une atteinte portée à la liberté personnelle ou à la propriété de l'agent d'après le droit moderne et particulièrement d'après le droit français, la liberté et la propriété de tout individu sont placées sous la sauvegarde de l'autorité judiciaire. Cela ne reçoit d'exception que pour la discipline militaire le supérieur peut infliger des peines privatives de liberté, déterminées d'ailleurs par les règlements. Les peines disciplinaires consistent essentiellement en des décisions relatives à l'exercice de la fonction elle-même. En France, d'après de nombreux règlements administratifs et surtout d'après d'anciennes traditions très nettement établies, les peines disciplinaires sont l'avertissement, la réprimande, la privation de tout ou partie du traitement, la suspension pendant un temps déterminé. Enfin la mise à la retraite d'office et la révocation sont souvent les peines disciplinaires les plus graves. Mais elles ne sont pas toujours des peines disciplinaires. Pour certains fonctionnaires, par exemple en France, pour les magistrats inamovibles, pour les professeurs et certains autres fonctionnaires, la révocation est toujours une peine disciplinaire. Pour d'autres fonctionnaires, elle ne l'est pas nécessairement par exemple les préfets, les sous-préfets, les membres du parquet peuvent être révoqués d'une manière discrétionnaire sans qu'il y ait rien à leur reprocher.

Dans tous les pays et particulièrement en France, apparaît une tendance marquée de la répression disciplinaire à se rapprocher de la répression pénale, à se juridictionnaliser. Cette transformation s'explique naturellement par le besoin, qui se fait sentir plus pressant chaque jour, d'accorder à tous les individus, fonctionnaires ou simples particuliers, une protection aussi complète que possible contre l'arbitraire. Cette transformation se rattache aussi à l'idée très juste que si les agents se sentent mieux protégés contre l'arbitraire des chefs de service, ils géreront plus utilement, avec plus de zèle et d'activité, les charges qui leur sont confiées. La tendance de la répression disciplinaire à se juridictionnaliser apparaît à divers points de vue. D'abord, très fréquemment, ce n'est plus le chef de service seul qui est compétent pour exercer la répression disciplinaire; il est souvent obligé de prendre l'avis d'un conseil; parfois inême la décision disciplinaire est prise par un corps organisé en

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