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tuer sur les responsabilités des fonctionnaires a soulevé en France beaucoup de difficultés aujourd'hui résolues par la jurisprudence. L'art. 75 de la constitution de l'an VIII portait : « Les agents du gouvernement autres que les ministres ne peuvent être poursuivis pour les faits relatifs à leurs fonclions qu'en vertu d'une décision du conseil d'Etat; en ce cas la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires ». Cette disposition fut appliquée comme loi ordinaire jusqu'en 1870. Constamment attaquée par le parti libéral comme contraire aux vrais principes du gouvernement libre, elle fut abrogée par le décret du Gouvernement de la Défense nationale du 19 septembre 1870: « L'art. 75 de la constitution de l'an VIII est abrogé. Sont également abrogées toutes autres dispositions des lois générales ou spéciales ayant pour objet d'entraver les poursuites dirigées contre les fonctionnaires publics de tout ordre ». L'application de ce texte souleva de nombreuses difficultés. On se demanda si desormais les tribunaux judiciaires se trouvaient compétents pour apprécier tous les éléments d'un acte administratif susceptibles d'entrainer la responsabilité des fonctionnaires; on se demanda si en donnant une pareille solution on ne portait pas atteinte à la règle, que le décret de 1870 n'avait certainement pas voulu abroger, de la séparation de l'autorité judiciaire et de l'autorité administralive et de l'incompétence des tribunaux judiciaires pour apprécier les actes administratifs. Sur ces points la jurisprudence a été fixée par un jugement du tribunal des conflits du 26 juillet 1873 rendu sur le rapport de M. Mercier, plus tard premier président à la cour de cassation, dans l'affaire Pelletier (poursuite par le propriétaire d'un journal suspendu contre le général Ladmirault, commandant l'état de siège dans le département de l'Oise). Il y est dit : «... Le décret... qui abroge l'art. 75 de la constitution de l'an VIII n'a eu d'autre effet que de supprimer la fin de non-recevoir résultant du défaut d'autorisation et de rendre ainsi aux tribunaux judiciaires toute leur liberté d'action, dans les limites de leur compéfence; mais il n'a pu avoir également pour conséquence d'étendre les limites de leur juridiction, de supprimer la prohibition qui leur est faite... de connaître des actes administratifs et d'interdire dans ce cas à l'autorité administrative le droit d'élever le déclinatoire et d'élever l'arrêté de conflit... Une telle interprétation serait inconciliable avec la loi du 24 mai 1872 qui, en instituant le tribunal des conflits, consacre à nouveau le principe de la séparation des pouvoirs et les règles de compétence qui en découlent... » Le jugement relève ensuite le caractère administratif des décisions invoquées à l'appui de la poursuite; et il constate « qu'en dehors de cet acte le demandeur n'impute aux défendeurs aucuns faits personnels de nature à engager leur responsabilité particulière... » Ainsi était posé le principe de la distinction du fait personnel et de la faute de fonction. V. le texte du jugement du tribunal des conflits du 26 juillet 1873, Recueil du conseil d'Etat, 1873, 1er supplément,

p. 117 et S., 74. 11. 28. Cette jurisprudence est restée intacte depuis 1873; et finalement en voici les conséquences principales. Tout individu qui se prétend lésé par le fait d'un fonctionnaire le cite devant le tribunal judiciaire. Si l'autorité administrative n'élève pas le conflit, elle reconnaît qu'il y a fait personnel du fonctionnaire et le tribunal judiciaire apprécie en pleine liberté si et dans quelle mesure ce fait personnel peut entrainer la responsabilité. Si au contraire l'autorité administrative élève le conflit, le tribunal des conflits est appelé à juger si le fait reproché au fonctionnaire est un fait personnel détachable de l'acte administratif; s'il juge que non, il confirme l'arrêté de conflit, et le tribunal judiciaire est dessaisi; s'il juge au contraire que oui, il annule l'arrêté de conflit, et le tribunal judiciaire apprécie en toute liberté le fait personnel et ses conséquences au point de vue de la responsabilité du fonctionnaire. Finalement la seule différence entre le système actuel et celui de la constitution de l'an VIII, c'est qu'avant 1870 la poursuite contre les fonctionnaires était subordonnée à l'autorisation du conseil d'Etat, et qu'aujourd'hui elle est subordonnée à l'autorisation du tribunal des conflits. Sur cette question de compétence, cf. Laferrière, Juridiction et contentieux, 2o édit., I, p. 646; Hauriou, Droit administratif, 5e édit., p. 255; Jacquelin, Principes dominants du contentieux administratif, 1901, p. 115, qui critique vivement la jurisprudence du tribunal des conflits.

Sur la théorie générale de la responsabilité des fonctionnaires, outre les auteurs déjà cités, cons. Perreau, La responsabilité des fonctionnaires, thèse Bordeaux, 1894; Depaule, Responsabilité des fonctionnaires, thèse Toulouse, 1902; Nézard, Théorie juridique de la fonction publique, thèse Paris, 1901, p. 722 et suiv.; Répertoire Becquet et Laferrière, vo Fonctionnaires, nos 269 et suiv.; Berthélemy, Poursuites contre les fonctionnaires, Revue générale d'administration, 1898, I, p. 5; Artur, Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions, 1905, p. 272 et suiv., p. 280 et suiv.; Saleilles, Revue du droit public, 1901, II, p. 258, note 2; Geser, Die civilrechtliche Verantwortlichkeit der Beamten, Fribourg, 1899; Freund, Die Verantwortlichkeit der Beamten, Archiv für offentl. Recht, I, p. 108 et 365.

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68. De la révocation des agents. Les fonctionnaires peuvent toujours être révoqués. C'est un principe du droit public moderne. La révocation est l'acte contraire de la nomination. Mais elle a au fond le même caractère. Nous voulons dire que pas plus que la nomination elle ne crée par elle-même une situation juridique subjective. Elle est la condition de la cessation du pouvoir qui appartient au fonctionnaire et de la situation qui lui est faite. Mais la cause

DE LA RÉVOCATION DES AGENTS véritable de la cessation de ce pouvoir et de la disparition de cette situation est toujours la loi de fonction, dont l'application à ce point de vue est conditionnée par l'acte de révocation accompli par une autorité compétente.

Pour expliquer juridiquement le droit de révocation, on a quelquefois prétendu que le fonctionnaire était lié à l'Etat par un louage de services à durée indéterminée, toujours résiliable à la volonté de l'une des parties (cf. Ferrand, Résiliation du louage de service à durée indéterminée, spécialement p. 79, thèse Paris, 1897). On a repoussé d'avance cette manière de voir en montrant (§65) que la nomination des fonctionnaires ne pouvait être ni de près ni de loin assimilée à un contrat. On a dit aussi que, la nomination du fonctionnaire étant un acte unilatéral, l'autorité qui l'a porté peut toujours le rapporter, à moins que la loi n'en décide autrement d'une manière expresse (cf. Hauriou, 5 édit., 1903, p. 567, note 1). Nous avons déjà dit (§ 65) que cette conception était inexacte parce qu'un acte unilatéral peut obliger celui qui le fait aussi rigoureusement qu'un acte contractuel. Enfin on a parfois vu dans la révocation l'exercice pur et simple du pouvoir disciplinaire. C'est là une conception beaucoup trop étroite, car la révocation est possible et intervient souvent sans qu'il y ait aucune faute, d'un ordre quelconque, à reprocher au fonctionnaire révoqué.

Le droit qui appartient en principe à l'Etat de révoquer ad nutum ses fonctionnaires est la conséquence logique et nécessaire du caractère que nous avons reconnu aux fonctionnaires. Il ne faut jamais perdre de vue que ce qui fait le fonctionnaire, c'est qu'il participe avec une certaine permanence au fonctionnement d'un service public, et qu'un service public est une sorte d'organisme destiné à assurer l'accomplissement d'une besogne qui s'impose juridiquement à l'Etat, à laquelle celui-ci ne peut pas se soustraire. Dès lors, de même qu'il est libre et qu'il doit être libre de choisir les agents fonctionnaires, de même il doit être libre de les renvoyer puisqu'il doit avoir la plus entière indépendance pour assurer le bon fonctionnement de ses services publics. Cette indépendance de l'Etat pour le choix et la révocation de ses fonctionnaires doit être d'autant plus complète

que, d'après une jurisprudence qui tend de plus en plus à s'affirmer (cf. § 96), l'Etat est responsable visà-vis des particuliers du préjudice à eux causé par le mauvais fonctionnement des services publics.

De ce qui vient d'être dit, il résulte, à l'inverse, que si l'on se trouve en présence d'agents de l'Etat qui ne sont pas des fonctionnaires proprements dits parce qu'ils ne sont pas associés d'une manière permanente au fonctionnement d'un service public, le droit de révocation proprement dit n'appartiendra point à l'Etat. Si, en fait, ces agents sont des mandataires, l'Etat pourra les révoquer comme tout mandant peut révoquer son mandataire. Si ces agents sont liés à l'Etat par un contrat de louage de services à durée indéterminée, on appliquera la règle de l'art. 1780 du code civil, modifié par la loi du 27 décembre 1890, décidant qu'un pareil contrat peut cesser par la volonté de l'une des parties, mais que la résiliation du contrat par la volonté d'un seul contractant peut donner lieu à des dommages et intérêts.

Le droit de révocation de l'Etat étant reconnu, il est soumis, au point de vue de la manière dont il s'exerce, à quelques règles générales. D'abord, en principe, la révocation peut toujours être faite et ne peut être faite que par l'autorité qui a fait la nomination. Cette règle n'est sans doute formulée nulle part; mais elle est logique et elle est admise, d'une manière unanime et définitive, par la doctrine et la jurisprudence.

La jurisprudence admet aussi que dans le silence de la loi aucune règle ne s'impose pour la manière dont la révocation est portée à la connaissance de l'intéressé, que, par exemple, une notification individuelle n'est point nécessaire. La révocation peut même être faite lacitement par la nomination du successeur.

La révocation peut intervenir pour un motif quelconque, et l'auleur de la révocation n'est point obligé d'indiquer, dans l'acte de révocation, le motif qui la détermine. C'est en ce sens qu'on dit que la révocation est un acte de pure administration ou d'administration discrétionnaire. Expressions mauvaises la première ne signifie rien et la seconde est inexacte; elle semble impliquer qu'aucun recours n'est recevable contre un acte de révocation, ce qui

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est faux, puisque le recours pour excès de pouvoir est certainement recevable contre une révocation faite par un fonctionnaire ircompétent ou sans les formes légales, quand la loi exceptionnellement en exige. Mais il est exact que, dans l'opinion générale et d'après la pratique jusqu'ici suivie, la révocation peut être faite pour un motif quelconque dont l'organe faisant la révocation est souverain appréciateur.

Cependant, certaines décisions semblent annoncer l'établissement d'une jurisprudence d'après laquelle le conseil d'Etat serait compétent pour apprécier les motifs de la révocation et pour annuler sur le recours pour détournement de pouvoir une révocation faite pour un motif contraire à celui que la loi a eu en vue en donnant à une certaine autorité le droit de révocation. Par un arrêt du 27 novembre 1900, le conseil d'Etat a annulé l'acte d'un maire suspendant un agent de police pour une raison étrangère au service (S., 1900. III. 57). Par arrêt du 31 janvier 1902, le conseil d'Etat a annulé un décret prononçant la dissolution d'un conseil municipal pour irrégularité d'élections, jugeant ainsi que le gouvernement n'a pas le droit de prononcer la dissolution d'un conseil municipal pour un motif autre que celui que la loi a eu en vue, c'est-à-dire le bon fonctionnement du conseil municipal (Recueil, 1902, p. 55). Cf. Revue du droit public, 1904, p. 792 et suiv.

Pendant longtemps, on a décidé sans hésitation que le fonctionnaire révoqué pour une cause quelconque, mais régulièrement, ne pouvait jamais prétendre à une indemnité de la part de l'Etat, qui, agissant dans les limites de ses droits, ne pouvait être déclaré responsable. Ici encore certaines décisions du conseil d'Etat paraissent annoncer l'établissement d'une jurisprudence d'après laquelle le fonctionnaire régulièrement révoqué, mais n'ayant rien à se reprocher, pourra obtenir de l'Etat, de la commune, une indemnité. Par une série d'arrêts des 28 mars 1890, 29 avril 1892, 11 juillet 1894, 3 février el 19 décembre 1899, le conseil d'Etat avait décidé que le fonctionnaire communal révoqué ne pouvait prétendre à aucune indemnité de la commune. Au contraire, par un arrêt du 11 décembre 1903 (Villenave contre ville d'Alger), le conseil d'Etat semble reconnaitre le principe de la responsabilité de la ville vis-à-vis d'un agent régulièrement privé de son emploi (Recueil, 1903, p. 767 et S., 1904. III. 123). — Rapp. arrêt Le Berre, 29 mai 1903, Recueil, p. 415 et S., 1904. III. 123, avec une Note de M. Hauriou et au Recueil les conclusions de M. Teissier, commissaire du gouvernement.

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Inamovibilité. Si la liberté de révocation est la règle, elle reçoit, dans tous les pays et particulièrement en France, des exceptions nombreuses. Il y a beaucoup de fonctionnaires qui ne peuvent être révoqués que suivant certaines conditions d'ailleurs extrê

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