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mement variables. Tantôt, c'est l'autorité qui a fait la nomination qui peut faire la révocation, mais après l'avis d'un conseil statuant en des formes qui se rapprochent plus ou moins des formes juridictionnelles. Parfois, la révocation ne peut être prononcée que par une autorité différente de celle qui a fait la nomination, en général par un conseil qui statue en la forme juridictionnelle. Ce sont, par exemple, les magistrats judiciaires assis dont la révocation ne peut résulter que de la déchéance prononcée par la cour de cassation constituée en conseil supérieur de la magistrature (L. 20 avril 1810 et L. 30 août 1883). De tous les fonctionnaires qui sont dans la situation qu'on vient d'esquisser, il faut dire qu'ils sont inamovibles. L'inamovibilité est plus ou moins étendue, plus ou moins énergiquement garantie, mais elle existe pour tous les fonctionnaires qui se trouvent dans la situation. indiquée. A ceux déjà cités, il faut ajouter les professeurs de l'enseignement supérieur et de l'enseignement secondaire, les officiers des armées de terre et de mer, les officiers ministériels et toute une série de fonctionnaires de diverses administrations qui, en vertu de règlements récents, ne peuvent être renvoyés qu'après avis d'un conseil.

Des fonctionnaires ainsi inamovibles, on dit parfois qu'ils ont un état et que cet état est constitué par le droit qu'ils peuvent opposer à l'administration: « Les fonctionnaires, dit M. Hauriou, ont un état lorsqu'ils peuvent opposer un droil, soit au pouvoir disciplinaire, soit au pouvoir hiérarchique de l'administration; leur état, c'est leur condition individuelle spéciale en tant qu'opposable à l'administration par des moyens de droit » (5e édit., 1903, p. 561). Nous ne voyons pas d'inconvénient à ce que l'on parle de l'état de certains fonctionnaires. Mais nous ne saurions admettre avec M. Hauriou que cet état constitue à leur profit un droit subjectif. Nous estimons que, quelque étendue que soit l'inamovibilité, elle ne constitue jamais pour le fonctionnaire qui en profile un droit subjectif.

Qu'on passe en revue tous les fonctionnaires desquels on dit qu'ils sont inamovibles, on verra que cette situation consiste uniquement en ce qu'ils ne peuvent être révoqués qu'avec certaines formes ou que par une certaine autorité. Il faudrait donc dire que

le fonctionnaire a un droit subjectif à ce que telle formalité soit accomplie, à ce que telle compétence soit respectée, un droit aux formes, aux compétences. Cette idée d'un droit aux formes, aux compétences, qui a été quelquefois soutenue, est aujourd'hui totalement abandonnée; elle n'est pas soutenable (cf. § 46).

D'autre part, l'inamovibilité n'est point un droit subjectif du fonctionnaire parce qu'elle n'est point établie dans son intérêt. Lorsque l'Etat décide que tels et tels fonctionnaires ne pourront être suspendus, déplacés ou révoqués que suivant certaines formalités et par une certaine autorité, son but est uniquement d'assurer un bon fonctionnement des services publics. Sans doute, il en résulte des avantages pour ces fonctionnaires; et, certainement, l'Etat comple sur ces avantages pour avoir de meilleurs agents; mais tel n'est point le but déterminant de la loi d'inamovibilité. Si les magistrats ne peuvent être destitués par le gouvernement, c'est pour qu'ils soient plus impartiaux et que la justice soit mieux rendue; si les officiers ne peuvent être mis en réforme qu'après la décision d'un conseil spécial, c'est pour qu'ils soient plus attachés à l'armée et qu'ils aient plus d'autorité. En un mot, toute disposition légale, créant l'inamovibilité totale ou relative, a en vue l'intérêt public et non l'intérêt du fonctionnaire. Or, si le droit subjectif est un pouvoir de vouloir, il n'est que le pouvoir de vouloir la réalisation d'un intérêt du titulaire du droit subjectif (cf. § 1). Ainsi donc, on ne peut pas parler du droit subjectif du fonctionnaire inamovible, puisque son inamovibilité a une tout autre cause que son intérêt.

De cela résulte cette conséquence très importante que la situalion du fonctionnaire inamovible peut être, à chaque instant, modifiée par la loi sans qu'il y ait rétroactivité de cette loi. D'un avis unanime, l'inamovibilité des fonctionnaires subit toutes les modifications qu'il plait au législateur d'y apporter. Les modifications aux règles de l'inamovibilité de la magistrature introduites par la loi du 30 août 1883 se sont appliquées à tous les magistrats, sans qu'on songeât à parler de rétroactivité, à tous les magistrats déjà en fonction au moment où celle loi a été promulguée. Nous laissons de côté la question de savoir si la règle de l'inamovilité de la magistrature est en France une règle constitutionnelle (cf. supra, § 54 el 55).

Une autre conséquence de ce que l'inamovibilité ne constitue pas un droit subjectif au profit du fonctionnaire, c'est que celui-ci étant irrégulièrement suspendu, déplacé ou révoqué, il n'aura d'autre recours que la voie de droit objectif qu'est le recours pour excès de pouvoir, par lequel il ne pourra obtenir que l'annulation de l'acte attaqué. Le droit pour le fonctionnaire de former dans ces conditions le recours pour excès de pouvoir est incontestable et a élé reconnu dans des espèces nombreuses par le conseil d'Etat.

On trouvera une analyse très exacte de la jurisprudence à cet égard, l'indication et les dispositions principales des arrêts les

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plus récents rendus sur ce point dans l'article de M. Jèze, Revue du droit public, 1904, p. 780 et suiv. M. Jèze écrit très justement : Ce qu'il faut bien mettre en relief, c'est que cette protection n'est pas organisée en tant que droit individuel du fonctionnaire; c'est une réglementation de la fonction publique. Le recours du fonctionnaire tend non pas à faire respecter un droit individuel du fonctionnaire, mais à assurer l'observation de la loi de la fonction (p. 781 et 782).

Le fonctionnaire qui est l'objet de la décision de suspension, de déplacement ou de révocation irrégulière est certainement recevable à former le recours pour excès de pouvoir contre cette décision, parce qu'il a un intérêt spécial évident à l'annulation de l'acte attaqué. Dans les espèces soumises au conseil d'Etat, c'est toujours le fonctionnaire lui-même objet de la décision qui l'attaque et qui est déclaré recevable. Mais il n'est point seul recevable à agir. Il faut reconnaître ce droit à toute personne ayant un intérêt spécial, même simplement moral, à l'annulation de l'acte, et notamment à tous les fonctionnaires appartenant au même corps que celui qui a été l'objet d'une décision irrégulière. Cela est parfaitement logique avec la notion du recours pour excès de pouvoir, recours contentieux objectif, fondé sur la violation de la loi, et accordé d'une manière très large à tout intéressé, en attendant qu'il devienne une véritable action populaire.

L'acte de révocation étant anéanti, les choses doivent être remises en l'état. Le fonctionnaire est dans la situation où il aurait été s'il n'avait jamais été révoqué; et par conséquent l'Etat lui devra son traitement, sa pension de retraite et les autres avantages attachés à sa fonction. Mais cela n'est point le résultat d'un prétendu droit qui dériverait de l'inamovibilité. Ces avantages pécunières appartiennent à tout fonctionnaire, inamovible ou non; la révocation du fonctionnaire considéré étant annulée, il n'a jamais cessé d'être fonctionnaire et a conservé tous les avantages attachés à cette qualité.

Il faut noter que le recours pour excès de pouvoir ne peut aboutir qu'à l'annulation de la révocation ou de la mise à la retraite et point à une condamnation de l'Etat. Si après l'annulation de la révocation ou de la mise à la retraite, l'Etat refuse de payer au fonctionnaire son traitement, celui-ci doit former contre l'Etat un nouveau recours, recours de pleine juridiction ou recours subjectif pour obtenir condamnation de l'Etat. V. l'analyse très nette de cette jurisprudence, article de M. Jèze, Revue du droit public, 1904, p. 797, les arrêts du conseil d'Etat dans l'affaire Viaud (Pierre Loti), 24 février 1899 (Recueil, p. 153) et 30 novembre 1900 (Recueil, p. 683, S., 1903. III. 23) et les arrêts Tontari, 2 décembre 1898 (Recueil, p. 756) et 9 juin 1899 (Recueil, 1899, p. 421; S., 1900. III. 38). Cf. conclusions de M. le commissaire du gouvernement Teissier dans l'affaire Villenave, 11 décembre 1903, Recueil, 1903, p. 768; el

Année administrative 1903, De la conversion de l'instance en excès de pouvoir, p. 126 et suiv.

Le fonctionnaire irrégulièrement révoqué ou mis à la retraite a-t-il droit à une indemnité ? Il faut appliquer ici la théorie générale admise sur la responsabilité de l'Etat et la responsabilité du fonctionnaire (cf. §§ 67 et 96). Si en fait on peut voir dans la révocation ou la mise à la retraite annulées, ou même dans un simple déplacement reconnu irrégulièrement prononcé, une faute du service public, la responsabilité pécuniaire de l'Etat sera encourue vis-à-vis du fonctionnaire. D'autre part le fonctionnaire supérieur, qui fait un acte nul de révocation, de suspension, de mise à la retraite ou de déplacement, poursuivant un but étranger à la gestion de sa fonction pourra être déclaré responsable vis-à-vis du fonctionnaire inférieur objet de cette décision irrégulière.

Le conseil d'Etat paraît encore reconnaître le principe de la responsabilité de l'Etat, lorsque la révocation du fonctionnaire peut être considérée comme une faute du service public. Le principe de la responsabilité a été reconnu dans l'affaire Le Berre, 29 mai 1903. M. Teissier, commissaire du gouvernement, après avoir rappelé l'arrêt Adda du 15 décembre 1899 (Recueil, p. 734), paraissant écarter en principe toute responsabilité, a soutenu énergiquement la thèse de la responsabilité : «... s'il y a méconnaissance des règles protectrices mises par la loi au fonctionnement des pouvoirs de l'administration, s'il y a violation des conditions intrinsèques imposées pour l'exercice de l'imperium, il y a faute du service public qui a fonctionné à faux... et par suite en cas de dommage la responsabilité doit être considérée comme engagée ». Le conseil dans son arrêt semble bien reconnaitre le principe de la responsabilité; on lit dans un des considérants : « Considérant que les réparations qui précèdent sont les seules auxquelles le sieur Le Berre était en droit de prétendre... (29 mai 1903, Recueil, 1903, p. 415; S., 1904. 3. 123, avec une Note de M. Hauriou).

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CHAPITRE IV

LE DROIT ET L'ÉTAT

69. Notions générales. Il n'y a pas de droit sans société; il n'y a pas de société sans droit. L'Etat n'étant pas autre chose qu'une société humaine organisée en gouvernement, il ne peut pas y avoir d'Etat sans droit. L'Etat moderne vit en quelque sorte dans un milieu juridique; il ne peut vivre que dans un pareil milieu. Il est, suivant l'expression allemande, un Etat de droit, un Rechtsstaat, un Etat dont le but, la raison d'être unique, est la réalisation du droit; il est obligé par le droit antérieur à lui de réaliser le droit, sans quoi il ne serait plus l'Etat (cf. §§ 14-16,.

On a montré (§§ 33-47) que, pour réaliser le droit, l'Etat intervient de trois manières: 1° En faisant la loi, c'est-à-dire en constatant les règles de droit et en formulant des règles générales destinées à en assurer la réalisation (législation normative et législation constructive) (cf. §§ 34-37); 2° En faisant des actes juridiques proprement dits qui prennent le nom d'actes administratifs (cf. § 42); 3° Enfin en faisant des actes juridictionnels (cf. §§ 44-46). Dans l'évolution générale des sociétés politiques, nous sommes arrivés aujourd'hui à ce qu'on peut appeler la période législalive, ce qui veut dire que dans les pays civilisés la plus grande partie des règles de droit sont constatées par des lois positives, et que de nombreuses lois constructives existent, dans le but d'assurer la réalisation

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