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des normes juridiques. On peut dire que le droit des sociétés modernes civilisées coïncide approximativement avec le droit législatif de ces sociétés. Sans doute la coutume joue encore un rôle; mais ce rôle quoique notable n'est pas assez important cependant pour qu'on ne puisse le négliger dans une théorie générale de l'Etat de droit. Aussi dirons-nous que l'Etat moderne, en tant qu'il administre et qu'il juge, ne peut agir que conformément à la loi il est lié par la loi en ce sens que ses agents administratifs et juridictionnels ne peuvent faire aucun acte qui ne soit permis ou ordonné par la loi, en ce sens que tout acte fait en violation de la loi est nul, que tout acte fait dans le but de créer une obligation à la charge de l'Etat s'impose à lui, en ce sens enfin que l'Etat peut être partie devant ses propres juridictions et se trouve lié comme tout simple citoyen par leur décision.

Mais si l'Etat administrateur et juge est lié par la loi qu'il a faite, est-il libre de faire la loi qu'il veut? L'Etat législateur est-il lié aussi par le droit? Y a-t-il certaines lois qu'il ne peut pas faire juridiquement? Y en a-t-il certaines autres qu'il est obligé juridiquement de faire ? Nous avons déjà dit qu'il fallait que l'Etat législateur fût lié par le droit; que le droit était antérieur et supérieur à l'Etat et qu'il s'imposait par conséquent à lui (cf. § 16). Le moment est venu de montrer particulièrement quelle place occupe dans le droit. moderne cette conception et de déterminer dans quelle mesure l'Etat législateur est lié négativement et positivement par le droit.

70. Le droit et la loi. Nous avons essayé de montrer aux §§ 5-7 et 16 que le fondement du droit était la solidarité sociale, que tous les membres de la société étaient obligés par la règle de droit de ne rien faire qui fût contraire à la solidarité sociale et de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour en assurer la réalisation, que les droits subjectifs dérivaient de cette règle de conduite, que tout homme avait le droit

d'accomplir son devoir social et de s'opposer à ce que quiconque l'empêchât de l'accomplir. Nous avons essayé de montrer que le droit étant ainsi fondé sur la solidarité sociale s'imposait aux détenteurs de la puissance politique, à l'Etat, qu'il en résultait pour lui l'obligation de ne faire aucune loi susceptible de porter atteinte au libre développement de l'activité individuelle, parce que le libre développement de l'activité individuelle était nécessaire pour que la solidarité sociale pût se réaliser et se développer. L'Etat peut toutefois limiter le libre développement des activités individuelles, mais seulement dans la mesure où cela est nécessaire pour que ces activités individuelles ne se gênent pas réciproquement; il peut limiter la liberté de chacun dans la mesure où cela est nécessaire pour protéger la liberté de tous.

La doctrine de la solidarité conduit encore à cette conséquence que l'Etat est obligé de faire certaines. lois. Il est obligé de mettre la puissance dont il dispose au service de la solidarité sociale, par conséquent il est obligé par le droit lui-même de faire toutes les lois qui assureront à chacun la possibilité matérielle et morale de collaborer à la solidarité sociale, et par exemple de faire des lois assurant à chacun gratuitement un minimum d'enseignement, assurant les ressources suffisantes pour vivre à tout individu incapable de se les procurer par son travail et enfin des lois permettant à tout individu qui peut et veut travailler de se procurer du travail. Nous croyons même qu'en vertu du droit fondé sur la solidarité sociale, l'Etat a le devoir de faire des lois imposant à tous le travail, non pas une forme déterminée de travail, mais le travail en soi. Il n'est pas permis à un membre du corps social de ne rien faire, et il n'est pas permis à l'Etat de ne pas l'obliger à faire quelque chose.

Nous croyons fermement que les sociétés modernes et au premier rang la société française sont en train

d'évoluer vers cette conception socialiste ou plutôt solidariste. Notre droit public et notre droit privé s'en pénètrent chaque jour davantage. La loi du 14 juillet 1905 sur l'assistance aux vieillards et aux incurables, le projet de loi sur les retraites ouvrières déjà voté par la chambre des députés se rattachent directement à cette évolution. Mais les fondateurs du droit public français moderne, qui ont compris très nettement que l'Etat législateur était et devait être limité par le droit, ont fondé cette limitation de l'Etat sur la doctrine individualiste (cf. §§ 3, 4, 16. De même que le législateur de la Révolution a élaboré toute une théorie de l'Etat, de même il a édifié toute une doctrine relative au fondement du droit et à la limitation de l'Etat législateur. Elle est contenue dans les Déclarations des droits de 1789, de 1793 et de l'an III, particulièrement dans celle de 1789 et aussi dans les dispositions constitutionnelles placées en général sous la rubrique: De la garantie des droits, et appelées pour cela les Garanties des droits. Toute cette doctrine est rigoureusement individualiste et la Déclaration des droits de 1789 en est l'expression tout à la fois la plus exacte et la plus complète.

Elle occupe une place de premier ordre dans l'histoire des idées; elle est encore à la base de nos codes, bien que notre droit se pénètre chaque jour davantage de socialisme, à l'insu même de ceux qui l'élaborent ou qui l'appliquent. Le tort des auteurs des constitutions et des Déclarations des droits de l'époque révolutionnaire et encore de certains publicistes, c'est d'avoir vu et de voir dans la doctrine individualiste un dogme intangible et définitif, vrai dans tous les temps et dans tous les pays, quand ce n'était qu'un moment dans l'histoire éternellement changeante des institutions et des idées. Nous sommes à l'heure actuelle à une époque de transition le fondement individualiste de la limitation des pouvoirs de l'Etat législateur fait rapidement place au fondement socialiste ou solidariste.

Mais nos Déclarations des droits occupent encore une place trop considérable dans le droit public français pour que nous ne les prenions pas pour point de départ dans notre étude de la limitation de l'Etat législateur par le droit.

Aussi bien, nous reconnaissons volontiers qu'au point de vue des obligations négatives de l'Etat on arrive à peu près aux mêmes conséquences pratiques avec la doctrine individualiste des Déclarations des droits et avec la doctrine de la solidarité. Mais les solutions théoriques sont évidemment bien différentes. Dans la doctrine individualiste, si l'Etat ne peut pas faire certaines lois, c'est parce que l'individu a des droits subjectifs contre lui, et quand des lois interviennent limitant les droits de chacun pour protéger les droits de tous, chacun conserve ses droits subjectifs contre l'Etat qui les reconnaît. C'est ainsi que la liberté, la propriété, reconnues et réglementées par la loi positive, sont et restent des droits subjectifs de l'individu opposables à tous, à l'Etat lui-même. Au contraire d'après la doctrine de la solidarité, l'individu n'a aucun droit, il n'a que des devoirs sociaux; l'Etat a le devoir de ne rien faire qui empêche l'individu d'accomplir ses devoirs sociaux et notamment de développer librement son activité; l'Etat fait des lois pour réglementer les manifestations de cette activité, en limitant l'activité de chacun pour assurer le libre développement de l'activité de tous. De cette intervention de l'Etat ne naît point un droit subjectif pour l'individu contre l'Etat. La liberté, la propriété, dans la doctrine de la solidarité, ne sont point des droits subjectifs de l'individu contre l'Etat. Peut-être peuvent-elles être le fondement de droits subjectifs de l'individu contre d'autres individus et encore soutiendrions-nous volontiers que non. Mais assurément vis-à-vis de l'Etat, la liberté et la propriété ne constituent pas des droits subjectifs. De cette différence théorique très importante résultent certainement des conséquences pratiques que le moment n'est pas venu de rechercher et qui apparaitront d'elles-mêmes dans la suite de cette exposition. Cependant on peut faire observer ici que d'après la doctrine individualiste l'individu est libre de ne pas travailler, que dans la doctrine solidariste au contraire, il ne l'est pas et qu'une loi imposant à tous l'obligation du travail ne serait point, dans cette doctrine, attentatoire à la liberté.

Si en un sens, au point de vue des obligations négatives de l'Etat on arrive à des solutions sensiblement analogues avec la doctrine individualiste et avec la théorie de la solidarité, il n'en est point ainsi en ce qui concerne les obligations positives de l'Etat. Nous sommes profondément convaincu que l'Etat est obligé juridiquement de faire certaines lois, et notamment d'organiser et d'assurer par ses lois l'enseignement, l'assistance et le travail. On l'a montré plus haut cette obligation découle logiquement et naturellement

de la conception de la solidarité sociale. Au contraire il est absolument impossible de fonder ces obligations positives de l'Etat sur les principes individualistes. L'individualisme cependant a essayé de le faire; il y a complètement échoué. Cela est un puissant argument contre les doctrines individualistes et montre l'insuffisance des Déclarations des droits qui les consacrent.

71. Les Déclarations des droits. Les Déclarations des droits de 1789, de 1793 et de l'an III et particulièrement celle de 1789, qui a servi de modèle, sont l'expression très nette, très exacte, de la doctrine individualiste. L'homme, en venant au monde, apporte avec lui certaines prérogatives qui tiennent à sa nature, à sa qualité d'homme; suivant la conception cartésienne, le tout de l'homme est la pensée, et ainsi tout homme a le droit naturel et intangible de penser et d'extérioriser sa pensée, c'est-à-dire de développer son activité, physique, intellectuelle et morale. D'autre part, comme tous les hommes ont une pensée, une activité ils ont tous un droit égal à développer leur activité. Tous les hommes sont non seulement libres, mais ils sont tous également libres; et ainsi le principe d'égalité et le droit de liberté sont à la base de tout le droit.

Dans la Déclaration des droits de 1789 on lit : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont; la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. La liberté

consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi» (art. 1, 2 et 4). Au titre I de la constitution de 1791, sous la rubrique Dispositions fondamentales garanties par la constitution, on rappelle en les précisant les droits individuels dont le principe est formulé dans la Déclaration des droits et on dit au § 3: « Le pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent alleinte et mettent obstacle aux droits naturels et civils consignés dans le présent titre et garantis par la constitution; mais comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux droits d'autrui ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant ou la sûreté publique ou les droits

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