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d'hui classique de l'Etat personne juridique, de l'Etat sujet de droit. I importe, toutefois, de noter que la conception de l'Etat patrimonial n'a point été sans influence sur la théorie nouvelle. Quand les membres de l'Assemblée nationale de 1789 parlent de souveraineté, ils entendent le mot dans le sens où le prenaient nos anciens auteurs, quand ils parlaient de la souveraineté du roi, puissance publique se manifestant surtout par la loi expression même de la volonté du souverain. Ils déclarent que cette souveraineté n'appartient plus au roi, mais au peuple; seulement, dominés par les conceptions princières, ils maintiennent une bonne part de l'ancienne théorie. Pour cela il suffit en effet d'une modification de mots; il suffit de substituer la nation au roi et de dire la nation là où on disait le roi. Le roi était naturellement une personne titulaire de droits, titulaire de la souveraineté. La nation sera elle aussi une personne; elle sera titulaire de la souveraineté. L'Etat était le roi; il sera la nation personnifiée; l'Etat sera une personne.

16. L'Etat lié par le droit. L'Etat étant conçu comme une personne, un sujet de droit, il tombe sous la prise du droit; il devient, d'après l'expression allemande, un Etat de droit, un Rechtsstaat. Non seulement il est titulaire de droits subjectifs, mais encore il est obligé par le droit objectif, par la règle de droit. Il importe de bien comprendre la portée de cette proposition.

On a montré au § 14 que l'Etat poursuivant son but, qui est la réalisation de la solidarité sociale, but de droit, accomplissait sa mission en faisant la loi, constatation du droit objectif, en administrant, en jugeant et en mettant en œuvre, pour assurer le respect de sa volonté, la contrainte matérielle. En disant que l'Etat est lié par le droit, on veut dire, d'abord, que l'Etat législateur est obligé par le droit de ne pas faire certaines lois et obligé aussi de faire certaines lois. On veut dire ensuite que l'Etat ayant fait une loi, tant que cette loi subsiste, il est lié par la loi qu'il a faite; il peut la modifier, l'abroger; mais tant qu'elle subsiste il est obligé lui-même d'obéir à cette loi comme ses sujets; ses administrateurs, ses juges et ses législateurs eux-mêmes doivent appliquer la loi et ne peuvent agir que dans les limites fixées par elle. C'est le régime de légalité.

D'abord l'Etat est obligé, disons-nous, par le droit de faire certaines lois et de ne pas faire certaines lois. Comment expliquer cette obligation de l'Etat? Comment fonder la limitation juridique de l'Etat par l'existence d'un droit non écrit supérieur et antérieur à lui?

Dans la doctrine des droits individuels naturels, cette limitation juridique de l'Etat se conçoit aisément. L'homme, ayant parce qu'il est homme, des droits individuels naturels, antérieurs à la société elle-même, à l'Etat, ces droits individuels s'imposent au respect de l'Etat; et celui-ci ne peut faire aucune loi qui porte atteinte à ces droits. Le but même de l'Etat est la protection de ces droits (Décl. des droits 1789, art. 2; Id. 1793, art. 1er). Faut-il aller plus loin et dire que l'Etat est obligé par le droit de faire des lois qui assurent la réalisation complète de ces droits? En un mot la doctrine des droits individuels naturels fonde-t-elle non seulement, à la charge de l'Etat, des obligations négatives, mais encore des obligations positives? C'est une question qui sera discutée plus loin.

Dans les pays qui pratiquent le système des constitutions rigides, des déclarations et des garanties des droits, comme la France, les Etats-Unis de l'Amérique du Nord, cette obligation juridique de ne pas faire certaines lois a été expressément reconnue. Mais ce ne sont point les Déclarations des droits ou les constitutions, quelque solennelles, quelque expresses qu'elles soient, qui ont créé cette obligation; elles n'ont fait que la constater. Quoi qu'il en soit, il est vrai de dire que dans ces pays le législateur ordinaire ne peut. faire aucunes lois contraires aux Déclarations des droits ou aux constitutions. C'est la formule du titre I, § 3 de la constitution de 1791: « Le pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à l'exercice des droits naturels et civils... ». Mais ces Déclarations et ces constitutions n'existeraient pas, il resterait vrai, pour tous les pays,

d'après la doctrine individualiste, que l'Etat ne peut jamais faire une loi portant atteinte aux droits individuels naturels, qu'il ne peut apporter par la loi de restrictions aux droits de chacun que dans la mesure où cela est nécessaire à la conservation des droits de tous.

Dans la doctrine que nous avons essayé d'édifier, la limitation juridique du pouvoir législatif de l'Etat se conçoit aussi aisément. Il est vrai qu'elle s'applique aux individus qui détiennent le pouvoir, et non à l'Etat considéré comme une personne. Mais cette limitation n'est pas moins rigoureuse; et c'est même pour cela qu'elle est particulièrement rigoureuse. Comme les individus, les gouvernants ont des devoirs juridiques fondés sur le principe de la solidarité sociale; ils sont comme tous les individus obligés de mettre leurs aptitudes propres au service de la solidarité sociale. Les gouvernants par définition possèdent la plus grande force existant dans une société donnée; ils sont donc obligés, par la règle de droit, d'employer la plus grande force dont ils disposent à la réalisation de la solidarité sociale. Ils doivent ainsi faire toutes lois nécessaires à l'obtention de ce but; et a fortiori ils ne peuvent faire aucunes lois contraires au développement même de la solidarité sociale. Le droit impose aux gouvernants non seulement des obligations négatives, mais aussi des obligations positives. La personnalité juridique de l'Etat n'étant à tout prendre qu'un procédé de construction juridique permettant de traiter comme une unité la collectivité gouvernante, en démontrant que les gouvernants législateurs sont liés par un droit objectif antérieur et supérieur à eux, on a fait la démonstration pour l'Etat lui-même.

La doctrine allemande moderne, dans son ensemble el sauf quelques réserves, affirme au contraire que l'Etat législateur n'est point lié par le droit; elle enseigne que la loi faite, tant qu'elle subsiste, oblige l'Etat, mais elle estime en général que l'Etat n'est pas tenu de faire certaines lois, ou de ne pas faire certaines lois. Le droit est impuissant à établir le point que ne peut franchir le

pouvoir souverain. Il peut y avoir des limites morales, historiques, politiques, sociales; mais il n'y en a point de juridiques. A partir d'un certain degré, l'Etat est impuissant à se faire obéir, mais l'Etat créateur du droit ne peut être assujetti au droit; il n'y a pas de droit contre l'Etat.

Toutes ces doctrines, à l'insu même peut-être de leurs auteurs, procèdent de J.-J. Rousseau. On a cité précédemment (§§ 11 et 12) quelques passages du Contrat social, où l'auteur affirme l'omnipotence du souverain. Dans les Lettres écrites de la Montagne, la même idée est exprimée en termes plus positifs encore : « Dans tout Etat politique, il faut une puissance suprême, un centre où tout se rapporte, un principe d'où tout dérive, un souverain qui puisse tout... Il est de l'essence de la puissance souveraine de ne pouvoir être limitée; elle peut tout ou elle n'est rien » (Partie II, lettre 7). Hegel et lhering ont eu aussi une influence considérable sur la doctrine allemande contemporaine : le droit, dans leur doctrine, est toujours uniquement la règle établie par l'Etat sous la sanction de la contrainte; tout ce que veut l'Etat est le droit; et une règle n'a le caractère de règle de droit que si elle est voulue par l'Etat. Gerber (Staatsrecht, 1887), M. Laband (Droit public de l'Empire allemand, édit. française, 1900, I), M. Jellinek (Gesetz und Verordung, 1887, et System, 1893), enseignent la même doctrine. Dans son dernier ouvrage (Allgemeine Staatslehre, 1900 et 2o édit., 1905), M. Jellinek a fait un curieux effort pour fonder la limitation juridique de l'Etat; mais avec le point de départ qu'il admet, le savant auteur est obligé de ne voir, dans la limitation juridique de l'Etat, qu'un produit historique. Assurément, cela n'est pas suffisant.

Dans un article déjà cité (Die Grundbegriffe des Staates und die neuesten Staatsrechtstheorien, Zeitschrift für die gesammte Staatswissenschaft, Tubingen, 1874, XXX, p. 160) où M. Gierke réfute éloquemment les doctrines monstrueuses exposées par Seydel dans Grundzüge des Staatsrechts, 1873, négation complète du droit, le savant jurisconsulte aboutit à une doctrine qui se rapproche beaucoup de la doctrine individualiste française; elle est seulement exposée en une forme plus abstraite. Il écrit: « Le droit n'embrasse pas le tout de l'individu et de l'Etat ; d'une part, l'Etat est non seulement un Rechstaat, mais aussi un Culturstaat... D'autre part, l'individu a par lui-même... une certaine sphère d'activité et le droit vient précisément limiter et régler cette sphère de l'activité de l'Etat (droit public) et de l'individu (droit privé)... Nous devons reconnaître l'individu vis-à-vis de l'Etat comme une essence originaire existant par soi, portant son but en elle-même ».

L'Etat, ayant fait la loi, est obligé de respecter cette loi tant qu'elle existe. Il peut la modifier ou l'abroger; mais tant qu'elle existe, il ne peut faire un acte de

contrainte, un acte administratif ou juridictionnel que dans la limite fixée par cette loi, et en cela encore l'Etat est un Etat de droit. L'Etat, en vertu de la même idée, est le justiciable de ses propres tribunaux. Il peut être partie à un procès; il peut être condamné par ses propres juges et il est tenu comme un simple particulier d'exécuter la sentence prononcée contre lui (Gneist, Der Rechtsstaat, 2e édit., 1879). Il reste à expliquer comment l'Etat peut être lié par la loi qu'il a faite.

Les anciens auteurs enseignaient que le roi était lege solutus, c'est-à-dire que le roi avait le pouvoir de dispenser de l'application des lois dans des cas particuliers (V. notamment Domat, Le droit public, liv. I, tit. II, sect. 1, §§ 6 et 13, p. 10 et 11, Paris, 1713). C'est depuis la Révolution qu'on a compris et affirmé que l'Etat administrateur et juge est tenu d'appliquer, tant qu'elle existe, la loi qu'a faite l'Etat législateur. Cette affirmation est en effet une conséquence logique de la théorie des droits individuels naturels. Dans cette doctrine la loi est loi non pas tant parce qu'elle est voulue par l'Etat, mais surtout parce que, étant voulue par l'Etat, elle est présumée avoir pour but la protection des droits individuels, qui s'imposent non seulement à l'individu, mais encore à l'Etat; et par conséquent si l'Etat est tenu de respecter la loi, c'est parce qu'il est tenu de respecter les droits individuels. Toute atteinte à la loi doit être présumée une atteinte aux droits individuels, et comme telle est formellement interdite. C'est le devoir du législateur d'organiser les pouvoirs publics de telle sorte que le danger de la violation de la loi soit réduit au minimum et que toute infraction à la loi par les pouvoirs publics soit énergiquement réprimée. Aucun organe de l'Etat ne peut violer la loi, tant qu'elle existe, pas même l'organe plus spécialement chargé de faire la loi.

Si l'on n'accepte pas la théorie des droits individuels

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