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Cela explique comment les auteurs de la plupart des constitutions ont cru nécessaire d'inscrire dans la constitution elle-même des Garanties des droits, qui ne font point double emploi avec la Déclaration proprement dite. Elle est la loi fondamentale s'imposant au législateur constituant et au législateur ordinaire, et celui-là ne fait que remplir l'obligation que lui impose la loi supérieure, en faisant interdiction à celui-ci de violer les principes de cette loi supérieure. Dans le système de 1789, il y a trois catégories de lois se hiérarchisant, les Déclarations des droits, les lois constitutionnelles et les lois ordinaires. Le législateur constituant est soumis aux Déclarations, et le législateur ordinaire au législateur constituant. A fortiori le législateur ordinaire est-il lié par les Déclarations des droits, et s'il n'y a pas dans la constitution des dispositions rappelant ou garantissant les droits inscrits dans la Déclaration, le législateur ordinaire n'en reste pas moins lié par la Déclaration et il lui est toujours interdit de les violer, sous peine de faire une loi contraire au droit.

Mais, peut-on dire, en admettant que la Déclaration des droits de 1789 eût en effet force législative positive au moment où elle a été faite, elle était partie intégrante de la constitution de 1791; or celle-ci a perdu toute valeur légale du moment où le régime politique qu'elle établissait a été renversé. On a si bien considéré que la Déclaration des droits suivait le sort de la constitution qu'en 1793, en l'an III, on a fait de nouvelles Déclarations, qui ont, elles aussi, suivi le sort des constitutions dont elles faisaient partie et qui sont mortes depuis longtemps. On ajoute: si l'on peut soutenir que les dispositions d'une constitution, qui ne sont pas purement politiques, mais ont une portée générale et peuvent s'appliquer indépendamment de la forme du gouvernement établi par la constitution, continuent à s'appliquer même après la chute de ce gouvernement, ces dispositions ne valent cependant que comme lois ordinaires pouvant toujours être abrogées ou modifiées par le législateur ordinaire, par exemple la disposition de l'art. 75 de la constitution de l'an VIII appliquée comme loi ordinaire jusqu'à son abrogation par le décret du 19 septembre 1870, ou encore l'art. 76 de la constitution de l'an VIII sur l'inviolabilité du domicile, l'art. 5 de la constitution de 1848 abolissant la peine de mort en matière politique, toujours appliqués mais seulement comme lois ordinai

res. Donc, si les dispositions de la Déclaration des droits de 1789 ont eu en 1789 force de loi fondamentale, si aujourd'hui elles ont encore force législative, elles ne sont que des lois ordinaires qui ne lient point le législateur.

On a répondu d'avance à cette manière de raisonner. Sans doute les dispositions des constitutions antérieures, ayant une portée générale et considérées comme encore en vigueur, n'ont que force de loi ordinaire. Mais la Déclaration des droits de 1789 ne faisait point partie, à proprement parler, de la constitution. Elle a été volée séparément et définitivement en 1789, et on a décidé, non pas qu'elle serait incorporée dans la constitution, mais qu'elle serait placée en tête de la constitution.

que «

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Le 4 août 1789, l'Assemblée décrète, à la presque unanimité, la constitution sera précédée d'une Déclaration des droits de l'homme et du citoyen » Archives parl., tre série, VIII, p. 341). On considérait si bien qu'elle était distincte de la constitution qu'au moment de la revision générale de celle-ci, Thouret, rapporteur, déclare qu'il ne serait pas bon d'y faire aucun changement, et que cette Déclaration a acquis, en quelque sorte, un caractère sacré et religieux, qu'elle est devenue, depuis deux ans, le symbole de tous les Français » (Archives parl., 1o série, XXIX, p. 266). L'Assemblée approuve la proposition de son rapporteur, et se borne à ordonner la correction d'une faute d'impression dans l'art. 17 où on avait imprimé les propriétés au lieu de la propriété. Tout cela montre bien que la Déclaration des droits était distincte de la constitution, que, suivant l'expression de Dupont de Nemours, elle était, dans la pensée de ses auteurs, « la loi fondamentale des lois de notre nation et de celles des autres nations, qui doit durer autant que les siècles » (Archives parl., 1re série, XXIX, p. 268.

73. Le principe d'égalité. Le législateur ne peut faire aucune loi qui porte atteinte à l'égalité des individus. En 1789, on se borne à déclarer (Décl., art. 1) que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit; on ne met point l'égalité au nombre des droits individuels naturels. En 1793, dans l'énumération des droits naturels individuels, on place au premier rang le droit à l'égalité et on ajoute: «< Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la Joi » (Décl. 1793, art. 2 et 3). En l'an III encore on place l'égalité au nombre des droits de l'homme, maist au second rang après la liberté (Décl. de l'an III, art. 4). La formule de la Convention est certainement moins exacte que celle de l'Assemblée nationale. Il est en effet difficile de concevoir l'égalité comme un droit,

ou du moins comme un droit distinct des autres droits; elle est la conséquence de ce que les hommes ont des droits dérivant de leur qualité d'hommes et qui par conséquent doivent être égaux. Le législateur ne peut pas faire de loi portant atteinte à l'égalité des hommes parce que par là il porterait atteinte certainement aux droits naturels de quelques-uns. Mais qu'importe ces distinctions un peu subtiles? Ce qu'il faut seulement signaler et retenir, c'est qu'en faisant de l'égalité un droit et en le plaçant au premier rang des droits de l'homme, la Convention de 1793 marquait nettement son intention de donner à l'égalité la prédominance sur la liberté. Le principe d'égalité était en harmonie parfaite avec les tendances dictatoriales de la Convention; il n'y a pas de gouvernement tyrannique qui n'ait eu pour but d'étendre un niveau égalitaire. sur tous les individus. En invoquant le faux principe de l'égalité naturelle et absolue des hommes, on colorait d'une justification apparente la lourde tyrannie qu'on faisait peser sur le pays. Au contraire, le libre développement des activités individuelles, la tolérance libérale du gouvernement favorisent les inégalités, les différences intellectuelles et physiques entre les hommes et c'est le devoir de l'Etat de faire des lois en harmonie avec ces différences naturelles ou acquises.

Cela n'exclut point au reste, bien au contraire, l'égalité véritable, celle qui consiste, suivant une vieille formule, à traiter également les choses égales et inégalement les choses inégales. L'égalité absolue, mathématique des hommes comprise à la manière de 1793 est, on l'a dit très justement, le paradoxe de l'égalité; elle aboutit en réalité à l'inégalité. Ce n'est point celle d'ailleurs qu'avait en vue l'Assemblée de 1789.

D'abord, en déclarant que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, jamais, en 1789, on n'eut la pensée d'affirmer le principe de l'égalité politique, c'est-à-dire l'égale participation de tous à

la puissance publique (cf. supra, § 23). La Convention au contraire en 1793, mettant au premier plan l'égalité naturelle et sociale des hommes, établit le suffrage universel égalitaire (Décl. 1793, art. 3). C'est aussi au nom du principe d'égalité qu'en 1848 on proclame le suffrage universel direct et égalitaire; et aujourd'hui encore tout un parti voit dans le suffrage universel, tel que nous le pratiquons, l'application nécessaire du principe d'égalité. Cependant, dans la réalité des choses, le système du suffrage universel, dit égalitaire, est la violation du vrai principe d'égalité. Qu'on accorde à tous une participation à la puissance publique, cela est juste puisque tous ont intérêt à ce que les affaires publiques soient bien gérées et que tous supportent les charges publiques. Mais qu'on accorde à tous une égale participation à la puissance publique, sous prétexte que tous sont membres du corps social, c'est un pur sophisme, car si tous les individus sont membres du corps social, ils rendent à la société des services différents et ont une capacité différente. Par conséquent, pour respecter le principe d'égalité on devrait accorder à chacun une participation à la puissance politique variant suivant sa capacité et les services qu'il est susceptible de rendre et qu'il rend en effet à la société. Ce serait moins simple que de dire tout citoyen a une voix et n'a qu'une voix; mais ce serait plus équitable et plus conforme à la vérité des choses.

En 1789, quand on proclamait le principe de l'égalité, on voulait surtout affirmer que tous les citoyens doivent être protégés par la loi de la même manière, avec la même force, dans leur personne et leur propriété, non pas qu'ils aient tous exactement les mêmes prérogatives sociales; mais les prérogatives dont ils disposent doivent recevoir de la loi exactement la même protection sans distinction de personne ou de classe. « La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège... » (Déclaration des droits de 1789,

art. 6). Ainsi tout homme a le droit de devenir propriétaire; mais tous les hommes n'ont point le droit d'avoir la même quantité de richesse, car, si l'appropriation des richesses est le résultat du travail, tous les hommes n'ont pas la même capacité, la même habileté et ne produisent pas la même quantité de richesse. Mais tous les propriétaires petits ou grands devront être protégés par la loi exactement de la même manière et avec la même énergie.

De même que la loi doit assurer à tous une égale protection, de même elle doit, pour les mêmes infractions, infliger les mêmes peines. « Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse» (Déclar. 1789, art. 6). La loi devra établir les mêmes peines sans distinction de classes sociales. Mais toutefois le législateur porterait l'égalité à un point où elle serait de l'inégalité s'il ne laissait au juge aucune liberté d'appréciation. L'application de la peine doit varier suivant la situation personnelle du délinquant. L'individualisme de la peine est la condition même de l'égalité dans l'application de la loi pénale.

Le principe de l'égalité interdit au législateur d'établir des exclusions au point de vue de l'accession de tous aux dignités, places et emplois. La règle a été formulée en termes parfaits à l'art. 6: « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux (de la loi) sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (Rap. Déclar. de 1793, art. 5). Nul ne peut donc, à cause de son origine, de ses croyances philosophiques, religieuses, de ses convictions politiques, être exclu de tel ou tel emploi, être privé de telle ou telle prérogative. Toute loi qui prononcerait une pareille exclusion violerait les principes de la Déclaration des droits.

L'article 14, § 1 de la loi du 1er juillet 1901 qui décide que « nul n'est admis à diriger, soit directement, soit par personne interposée,

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