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Ces exemples font bien comprendre ce qu'est le régime de droit, lequel est le droit commun, dans le monde moderne, et constitue la condition essentielle de toute liberté. Mais si le régime de droit est le principe, il n'est pas exclusif, et une part peut et doit être faite à ce que nous appelons le régime de police.

Régime de police. La loi qui limite la liberté de chacun dans l'intérêt de la liberté de tous, permet à l'autorité publique d'intervenir par voie préventive avant qu'aucune atteinte au droit ne soit faite, et cela dans le but de prévenir, dans la mesure du possible, le fait ou l'acte contraire au droit. C'est toujours la loi qui limite la liberté individuelle, qui la limite dans la mesure où cela est nécessaire pour protéger la liberté de tous. Mais la loi donne à l'autorité des pouvoirs particuliers, qui s'appellent des pouvoirs de police, et en vertu desquels elle peut d'avance prendre certaines mesures pour empêcher que tel acte ou que tel fait, contraire au droit, ne se produise.

Par exemple il est défendu de tuer et de voler, et la loi qui permet d'arrêter et de condamner le meurtrier ou le voleur n'est point une loi de police. Mais est au contraire une loi de police la loi qui permet aux autorités compétentes de prendre toutes mesures préventives (ronde d'agents, patrouilles, tournée de gendarmerie) pour éviter autant que possible qu'il ne soit commis des vols et des meurtres. Je puis circuler librement à pied ou par un moyen de locomotion quelconque sauf à réparer le préjudice que je cause par ma faute ou ma négligence. Mais cette circulation est, en même temps, soumise à un régime de police, puisque des lois ont établi ou permis aux autorités compétentes d'établir des dispositions portant interdiction d'employer tel moyen de locomotion, de marcher au delà d'une vitesse déterminée, etc... Je peux habiter telle maison que bon me semble et y mener la vie qu'il me plaît. Mais si une loi permet à l'autorité publique de m'ordonner de faire à ma maison, consi

dérée comme dangereuse pour la santé publique, telles réparations qu'elle juge convenables, je suis soumis à un régime de police. Il y a encore régime de police si je ne puis entreprendre certain travail, exercer certaine industrie ou certain commerce, signer certains contrats ou former certaine association sans l'autorisation de l'autorité.

Ces exemples sont suffisants pour montrer la différence du régime de police et du régime de droit, et qu'il n'y a véritablement de liberté que là où existe le régime de droit. En France, en vertu même de la Déclaration des droits, le régime du droit est et doit être la règle. Cependant on n'a pas pu ne pas faire une certaine place au régime de police. Voici, à notre sens, les idées générales qui doivent guider le législateur. Lorsque la liberté veut s'exercer sur la voie publique ou, d'une manière générale, dans des endroits accessibles au public et particulièrement dans les endroits où (suivant l'expression de la loi du 5 avril 1884, art. 97, n° 3) il se fait de grands rassemblements d'hommes, il est juste et nécessaire qu'elle soit soumise à un fort régime de police, et l'on ne saurait dire que le législateur qui l'établit porte atteinte à la liberté individuelle. Ainsi se justifient toutes les lois de police destinées à assurer l'ordre, la tranquillité et la sécurité sur la voie publique. D'autre part, le législateur doit établir un régime de police, toutes les fois que le régime de droit, fondé sur le système répressif ou réparateur, serait impuissant à effacer le dommage social ou individuel. En pareil cas, il est évidemment légitime que le législateur établisse un régime de police tendant à prévenir, s'il est possible, le mal social, le préjudice individuel, qu'on ne pourrait réparer si l'on avait maintenu le pur régime de droit. La liberté est restreinte; nul ne peut se plaindre, puisqu'elle est restreinte dans l'intérêt de tous. Elle est restreinte préventivement; nul ne peut non plus se plaindre, parce que si elle ne l'était pas pré

ventivement, la répression, la réparation seraient impuissantes à effacer le mal. Nulle part mieux qu'en matière d'hygiène publique n'apparait la nécessité de lois soumettant la liberté à un régime de police. Mais le régime de police doit toujours être l'exception; et il est en effet l'exception.

Aujourd'hui, le régime de police est surtout employé pour assurer la sécurité et la tranquillité dans les endroits publics et au poin! de vue de l'hygiène publique. La grande loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique a apporté de nombreuses restrictions préventives à l'exercice de la liberté en vue de l'hygiène et a donné dans le même but des pouvoirs très étendus aux autorités administratives. Au contraire, la liberté d'opinion, la liberté de réunion, la liberté de la presse, la liberté religieuse, la liberté d'association, sont placées sous un véritable régime de droit, sauf quelques très rares exceptions, comme cela sera expliqué aux §§ 86-90.

D'autre part, si l'existence d'un régime de police à côté du régime de droit est une chose très légitime, il faut, pour qu'il ne présente pas de graves inconvénients, que le législateur prenne des précautions sérieuses contre l'arbitraire, et il ne faut pas oublier que le régime de police doit être en même temps un régime légal. L'autorité administrative ne doit jamais pouvoir intervenir en matière de police, pas plus que dans les autres matières, que dans les cas et sous les conditions déterminés par la loi (cf. § 95).

Les auteurs ont proposé des définitions très diverses de la police. En général, on donne, il nous semble, des définitions trop larges. M. Hauriou dit par exemple que « la police est le règlement de la cité, c'est-à-dire le maintien de l'ordre public assuré par une réglementation appuyée sur la force publique et sur les organisations publiques » (Droit administ., 5o édit., 1903, p. 505). Une pareille définition comprend le système législatif tout entier, et il n'y a pas une de nos lois civiles, politiques, administratives ou pénales qui n'ait pour but d'assurer l'ordre public, qui ne repose sur la force publique et sur les organisations publiques; on peut le dire même des lois qui paraissent n'avoir d'autre but que la protection des droits privés, car si le législateur protège les droits privés, c'est parce qu'il considère que l'ordre public est intéressé à ce qu'ils le soient, et la réglementation qu'il établit dans ce but s'appuie sur la force publique et sur l'organisation publique (organisation judiciaire). Nous adresserons une critique analogue à la définition donnée par M. Otto Mayer: « La police est l'activité de l'Etat en

vue de défendre, par les moyens de la puissance d'autorité, le bon ordre de la chose publique contre les troubles que les existences individuelles peuvent y apporter (Droit administ., édit. franç., 1904, II, p. 7).

75. La liberté individuelle. On appelle généralement ainsi la liberté qu'il serait peut-être plus exact d'appeler physique et que le législateur de 1791 a définie en disant : « La constitution garantit..... la liberté à tout homme d'aller, de rester, de partir sans pouvoir être arrêté, ni détenu que selon les formes déterminées par la constitution » (Const. 1791, tit. I, § 2). Il faut rapprocher l'art. 7 de la Déclaration des droits : « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant; il se rend coupable par la résistance ».

Rapp. Const. 1791, til. III, ch. v, art. 10-16; Déclar. des droits de 1793, art. 10; Déclar. des droits de l'an III, art. 8 et Const. an III, art. 222-232; Const. an VIII, art. 77-82; Sénatus-consulte 28 floréal an XII, art. 60-63, 101, 112, 119; Charte 1814, art. 4; Const. de 1848, art. 2; Const. de 1852, art. 26. On voit par ces citations qu'il est peu de principes de notre droit public qui aient été plus souvent et plus solennellement alfirmés.

Il résulte de ces textes que pour que la liberté individuelle soit véritablement reconnue et protégée par la loi, il faut que trois conditions soient réunies: 1° Il faut que nul individu ne puisse être arrêté et détenu que dans les cas qui sont expressément déterminés par la loi; 2o Il faut que l'arrestation et la détention d'un individu ne puissent être ordonnées que par des fonctionnaires qui présentent des garanties particulières d'indépendance, garanties que, dans l'organisation française et dans les organisations similaires, ne paraissent devoir présenter que les fonctionnaires dits. judiciaires; 3 Il faut qu'une responsabilité effective puisse atteindre les fonctionnaires qui permettent, ordonnent ou maintiennent des arrestations illégales.

Ainsi la liberté individuelle a été conçue, par les auteurs de nos Déclarations et de nos constitutions, comme intimement liée aux institutions sociales qui la protègent.

Par là, l'Etat moderne est obligé non seulement de ne faire aucune loi qui porte atteinte à la liberté individuelle en elle-même, mais encore d'établir et de maintenir dans ses lois les trois éléments qui viennent d'être indiqués et qui constituent la protection de la liberté individuelle. La liberté individuelle ainsi protégée, c'est la sûreté. Or, comme aux termes mêmes de l'art. 2 de la Déclaration de 1789 la sûreté est un droit individuel, le législateur ne peut porter aucune atteinte à la sûreté, c'est-à-dire à aucun des trois éléments qui constituent la protection de la liberté individuelle.

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S'il n'y a pas de principe qui ait été plus solennellement, plus nettement et plus fréquemment affirmé que celui de la liberté individuelle, il n'en est pas non plus qui ait été plus souvent et plus profondément violé. Aucun gouvernement n'y a porté d'ailleurs d'atteinte plus grave que la Convention. Il suffit de citer la loi du 17 septembre 1793, rendue sur le rapport de Merlin de Douai, et qui décide«< qu'immédiatement après la publication du présent décret, tous les gens suspects qui se trouvent sur le territoire de la république et qui sont encore en liberté seront mis en état d'arrestation el qui charge « les comités de surveillance... de dresser, chacun dans son arrondissement, les listes des gens suspects, de décerner contre eux les mandats d'arrêt... ». L'art. 7 portait que les détenus resteront gardés jusqu'à la paix. Enfin l'art. 10 permettait aux tribunaux civils. et criminels de faire retenir en état d'arrestation comme gens suspects, « les prévenus à l'égard desquels il serait déclaré n'y avoir pas lieu à accusation ou qui seraient acquittés». La loi du 19 fructidor an V, au lendemain du coup d'Etat de fructidor, décide que sans jugement 65 citoyens français seront immédiatement déportés dans le lieu que déterminera le Directoire, et que tous les individus inscrits sur les listes d'émigrés et non rayés définitivement seront tenus de sortir du territoire de la république dans les vingt-quatre heures ou les quinze jours.....; que passé ce délai, ils seront traduits devant une commission militaire... » (art 13, 15 et 16).

A côté de ces dispositions, les atteintes portées à la liberté individuelle par les autres gouvernements sont bien légères. Loin de nous la pensée de les excuser. Mais c'est travestir l'histoire que de ne point placer au premier plan dans l'énumération des lois attentatoires à la liberté individuelle celles de la Convention et du Direc

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