Page images
PDF
EPUB

et si l'on se rallic à la doctrine de la solidarité sociale, telle que nous avons essayé de l'exposer, on aboutit aussi logiquement à la même conclusion. La loi puise sa force obligatoire, non pas dans la volonté des gouvernants, mais dans sa conformité à la solidarité sociale. Par conséquent, elle oblige les gouvernants aussi rigoureusement que les sujets, puisque comme ceux-ci les gouvernants sont obligés par la règle de droit fondée sur la solidarité sociale. Lorsqu'un organe quelconque de l'Etat ou, pour parler plus exactement, lorsqu'un individu investi, à un titre quelconque, de la puissance politique, gouvernant ou agent des gouvernants, viole la loi, il est présumé porter une atteinte au droit objectif fondé sur la solidarité sociale, puisque cette loi n'a de force que si elle est l'expression de ce droit objectif. Encore dans cette doctrine, c'est une obligation qui s'impose aux gouvernants de créer une organisation telle que soit réduit au minimun le danger de violation de la loi, et que cette violation par un agent public soit énergiquement réprimée.

Avec la doctrine précédemment indiquée et d'après laquelle la loi puise sa force uniquement dans la volonté de l'Etat, il est plus difficile d'expliquer comment l'Etat peut être lié par la loi qu'il fait lui-même. La loi est un ordre; or l'Etat ne peut pas se donner un ordre à lui-même; tout ordre implique un supérieur et un subordonné; l'Etat ne peut pas être tenu par la loi, puisque la loi puise sa force impérative uniquement dans la volonté de l'Etat. La conséquence rigoureusement logique en est qu'il n'y a point de droit public. Quelques auteurs, notamment Seydel (Grundzüge, 1873, allant jusqu'à l'extrême conséquence de ce point de départ, déclarent qu'il n'y a pas de droit contre l'Etat, ou plutôt contre le Herrscher détenteur de la puissance souveraine et que ce qu'on appelle le droit public, c'est simplement un ensemble de règles établies arbitrairement par les gouvernants, el par lesquelles ils ne sont point liés. Mais de pareilles doctrines ne pouvaient triompher. - C'est pour donner un fondement au droit public qu'on a imaginé la théorie extrêmement ingénieuse de l'auto-limitation de l'Etat. C'est Ihering qui en est l'inspirateur (Der Zweck im Rechte, I, p. 241, 1877). Ihering, on l'a déjà dit, enseigne que l'Etat est la seule source du droit; mais, d'après lui, les hommes ne se sont pas arrêtés à cette conception; ils sont allés plus loin et ils sont arrivés à voir dans le droit une règle, un ordre par voie générale, obligeant tant

qu'il existe, non seulement ceux auxquels il s'adresse, mais encore celui qui l'a formulé. Cette force synallagmatique du droit s'est réalisée par l'auto-limitation de l'Etat. C'est ainsi que l'Etat est devenu un Rechtstaat, c'est-à-dire un Etat lié et limité par la loi qu'il fait lui-même. Comment la puissance étatique est-elle arrivée à se subordonner elle-même au droit qu'elle crée ? Par intérêt personnel, parce qu'elle a compris qu'elle serait mieux obéie si elle respectait les lois formulées par elle-même. Ainsi, d'après Ihering, le droit est la politique bien entendue de la force, « non pas la politique de la passion et de l'intérêt momentané, mais une politique à vues larges et lointaines ». .

་་

Cette conception de l'auto-limitation de l'Etat a été surtout développée par M. Jellinek (Gesetz und Verordnung, 1887, p. 197; Allgemeine Staatslehre, 2o édit., 1905, p. 357 et suiv.). Pour le savant professeur, le droit est aujourd'hui une création consciente, voulue et exclusive de l'Etat. Sans doute, dans son dernier ouvrage, M. Jellinek ne voit pas là un principe théorique, mais l'aboutissant d'un processus historique. Si l'Etat moderne crée tout le droit, il crée aussi son propre droit et, par suite, l'Etat ne sera limité dans son action, déterminé dans ses obligations que par le droit qu'il s'impose à lui-même par l'auto-limitation. « De cette auto-limitation, écrit M. Jellinek, dépend tout le droit public et par là tout le droit » (Allgemeine Staatslehre, p. 358). L'Etat, en vertu même de la puissance dont il est titulaire, ne se détermine que par sa propre volonté; il a l'auto-détermination; et de même qu'il a la faculté d'auto-détermination, il a la faculté d'auto-limitation; comme c'est volontairement qu'il se limite lui-même, il n'y a là aucune atteinte à sa puissance, à sa Herrschaft, et ainsi l'Etat, tout en restant l'Etat, se trouve obligé, en vertu de sa propre volonté, par le droit qu'il crée lui-même. « L'Etat s'oblige, dans l'acte de création du droit, quel que soit ce droit, envers ses sujets, au maintien et à la réalisation du droit » (Ibid., p. 434).

Quelque ingénieuse que soit cette doctrine, quelque remarquable effort qu'ait fait M. Jellinek dans son dernier ouvrage pour la justifier et la défendre, elle ne nous satisfait point. Nous persistons à croire que l'Etat est lié par un droit supérieur à lui et que s'il est obligé de respecter les lois qu'il fait, c'est parce qu'elles sont présumées être l'expression de ce droit supérieur, quelque fondement qu'on lui donne, droits individuels naturels ou solidarité. La doctrine de l'auto-limitation est une garantie bien fragile contre l'arbitraire de l'Etat. La loi, dit-on, limite l'action de l'Etat; mais la confection de la loi est aussi action de l'Etat ; pourquoi l'Etat n'est-il pas lié par le droit dans ce mode d'action, l'action législative, qui est le plus important et le plus énergique? Une limitation voulue n'est pas une limitation pour celui qui la veut; une limitation qui peut être créée, modifiée ou supprimée au gré de celui qu'elle atteint, n'est point une limitation. Si l'Etat n'est lié que par la loi

qu'il a faite, qu'il pouvait ne pas faire et qu'il peut défaire par une autre loi, à vrai dire il n'est point lié par le droit.

17. Le droit public. Par ce qui précède, on a établi le fondement et déterminé le domaine du droit public. Le droit public est l'ensemble des règles de droit qui s'appliquent à l'Etat. C'est d'un mot le droit objectif de l'Etat, le Staatsrecht des Allemands. On a vu comment et pourquoi l'Etat est régi par le droit. On oppose le droit public au droit privé, qui est le droit objectif s'appliquant aux personnes juridiques autres que l'Etat, sauf ce qui sera expliqué plus loin sur les personnes publiques autres que l'Etat, qui peuvent être sujets de droit public (cf. § 18). L'Etat sujet de droit est donc régi par le droit objectif public. Dans les limites fixées par le droit public objectif, il est titulaire de droits publics subjectifs; sa volonté, se manifestant dans les limites fixées par le droit public objectif, produit un effet dans le monde du droit, soit qu'il formule une règle de droit, soit qu'il crée une situation juridique subjective.

Le droit public est soumis à la grande loi de l'évolution du droit. Il existe d'abord dans les consciences individuelles et tend à s'extérioriser. Il s'est d'abord traduit à l'extérieur par la coutume. La coutume, dans la conception que nous nous en formons, n'est point un mode de création du droit, mais un mode de constatation. On ne doit point y voir, avec l'école de Savigny et de Puchta, une création de la conscience du peuple. Le droit est, à tout prendre, une création de la conscience individuelle, et c'est le mode de constatation du droit qui est social. La coutume est un mode de constatation encore imparfait et qui apparaît le premier. Lorsqu'une certaine manière de procéder a été suivie pendant un certain temps, toutes les fois que la même situation se présentait, elle devient une règle et une règle coutumière. Ce n'est point la coutume qui en a fait une règle de droit, mais c'est une règle de droit qui se manifeste à l'extérieur par la coutume. La cou

tume elle-même se constate de diverses manières. Pour les rapports privés, elle apparaît surtout dans les conventions des parties, principalement dans les clauses contractuelles dites de style, et aussi dans les décisions de la jurisprudence, qui certainement ne créent pas le droit, mais forment le moyen de constatation le plus exact et le plus précis de la coutume. La coutume, manifestation du droit public, apparait dans les décisions prises, les déclarations formulées, les pratiques suivies pendant un certain temps par les gouvernants ou les agents. En Angleterre, par exemple, la plus grande partie du droit constitutionnel n'est constatée que par la coutume parlementaire, cette coutume étant elle-même le produit de pratiques suivies depuis de longues années par les pouvoirs publics. En France, dans le droit constitutionnel, la coutume occupe une place moins importante; mais cependant, on le verra dans la suite de ce livre, son domaine ne laisse pas d'avoir une certaine étendue. Il est une partie du droit public, le droit administratif (v. § 18 la détermination de son domaine), où la part du droit, constatée par la coutume, est considérable et où le facteur essentiel de formation coutumière est la jurisprudence, et particulièrement la jurisprudence de notre conseil d'Etat.

Nos sociétés contemporaines sont arrivées, dans l'évolution générale du droit, à la période de l'expression du droit par la loi positive émanée de l'Etat. On a déjà dit que le rôle principal de l'Etat était de constater, en une formule écrite, décrétée et promulguée suivant certaines formes déterminées, la règle de droit et d'édicter en même temps des dispositions de détail ou réglementaires (lois constructives), pour en assurer l'application. Le droit public, comme le droit privé, trouve aujourd'hui son expression avant tout dans la loi positive écrite. Les sociétés civilisées modernes sont toutes arrivées à ce qu'on peut appeler la période du droit législatif, c'est-à-dire la période où le mode essentiel de constatation du droit est la loi

positive faite par l'Etat. Le droit objectif est aujourd'hui surtout la loi écrite et cela est vrai aussi bien pour le droit public que pour le droit privé. Cependant la loi écrite positive n'est pas tout le droit; elle n'est pas plus tout le droit public qu'elle n'est tout le droit privé. A côté de l'expression législative du droit, la coutume continue à jouer un rôle important et beaucoup de règles coutumières viennent se superposer aux règles législatives. Il se produit entre la loi écrite et la règle coutumière une série d'actions et de réactions qu'on ne peut qu'indiquer ici. Souvent la loi écrite est venue donner une expression plus précise à une règle déjà constatée par la coutume. Parfois aussi certaines dispositions de la loi écrite, qui peut-être, au moment où elles ont été portées, ne répondaient pas exactement à la situation prévue, ont provoqué l'établissement d'une pratique qui, par son application répétée, a donné naissance à une règle de droit qui avait été, en quelque sorte, formulée d'avance par le législateur.

On a beaucoup discuté et on discute encore la question de savoir si la coutume peut abroger des dispositions de la loi écrite. Ce que nous avons dit sur la coutume montre que la question est ainsi mal posée. En effet, la coutume ne créant point le droit ne peut, évidemment, abroger une règle de droit. La loi d'ailleurs ne crée pas le droit davantage. Il faut donc poser ainsi la question : étant donné qu'il est manifeste qu'une disposition écrite est en contradiction avec le droit d'un peuple à un moment donné et que, d'autre part, la règle adéquate à ce droit n'est encore constatée que par une pratique coutumière, doit-on appliquer la règle écrite ou la règle coutumière ? Nous n'hésitons pas à dire qu'il faut appliquer la règle coutumière, car la solution contraire aboutirait à dire que lorsqu'on se trouve en présence de deux règles dont l'une est le droit et dont l'autre ne l'est pas, il faut appliquer la règle qui n'est pas le droit.

Dans beaucoup de pays modernes le droit public est constaté par deux catégories de lois appelées les unes lois constitutionnelles et les autres lois ordinaires. Pour éviter une confusion entre les lois constitutionnelles au sens général du mot, désignant toutes les lois d'organisation politique, et celles dont nous parlons maintenant, on appelle celles-ci lois constitution

« PreviousContinue »