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moderne sent le besoin impérieux d'une règle de droit, s'imposant avec la même rigueur à l'Etat détenteur de la force et aux sujets de l'Etat. Il n'est pas impossible au reste de montrer qu'en dehors d'une création par l'Etat, le droit a un fondement solide, qu'il est antérieur et supérieur à l'Etat et que, comme tel, il s'impose à lui.

Ihering a écrit: « Ç'a été un grand progrès de la philosophie contemporaine du droit sur les doctrines de droit naturel que de reconnaître que le droit est conditionné par l'Etat. Mais on va trop loin quand on dit avec Hegel que la période antérieure à la formation de l'Etat est dépourvue de tout intérêt scientifique » (Der Zweck im Rechle, 1877, I, p. 241). Ihering dit encore : « Le droit est la somme des règles de contrainte s'appliquant dans un Etat; l'Etat ayant le monopole de la contrainte, seules les règles investies par l'Etat de cet effet sont des règles de droit; l'Etat est la seule source du droit » (Ibid., p. 318). Ces doctrines inspirent les représentants les plus accrédités du droit public en Allemagne et particulièrement M. Laband et M. Jellinek; elles ont une influence certaine sur la jeune école française. Nous ne saurions les repousser trop énergiquement avec elles, il est impossible d'arriver à limiter juridiquement l'action de l'Etat. A dire le vrai, il est même impossible, si on les admet, de donner un fondement véritable au droit public; on verra plus loin en effet (§ 17) combien est fragile la base de l'autolimitation de l'Etat, sur laquelle beaucoup d'auteurs, à la suite de Ihering, veulent fonder tout le droit public.

On doit dire un mot des doctrines de M. Gierke et des jurisconsultes qui procèdent de lui. D'après eux, la question de savoir si le droit existe antérieurement à l'Etat et indépendamment de lui ne ́se pose pas le droit n'est pas plus enfanté par l'Etat que l'Etat n'est enfanté par le droit; aucun des deux n'a existé avant l'autre ou par l'autre. Mais M. Gierke lui-même aboutit à des conclusions, qui se rapprochent singulièrement de celles précédemment indiquées et repoussées. Il écrit en effet: « Quoique les fonctions sociales de l'Etat et du droit soient de nature différente, cependant elles sont établies l'une par l'autre et ne peuvent trouver leur réalisation complète que l'une par l'autre. Sans le secours de la puissance étatique, le droit ne peut pas remplir complètement sa mission..., le droit trouve sa perfection seulement si l'Etat met sa puissance à sa disposition. » Ainsi, pour M. Gierke, l'idée de droit est indépendante de l'idée d'Etat; mais s'il paraît admettre que le droit interdit à l'Etat de faire certaines choses, il ne semble point enseigner (ce qui est pour nous essentiel), que l'Etat soit obligé, par une règle de droit supérieure à lui, de faire certaines choses. Gierke, Die Grundbegriffe des Staates und die neuesten Staatsrecththeorien, dans Zeitschrift für die gesammte Staatswissenschaft, Tubin

gen, XXX, p. 160, 1874; Preuss, Gemeinde, Staat, Reich, 1889, particulièrement p. 205 et 206. Pour les critiques de ces diverses doctrines, Duguit, L'Etat, le droit objectif et la loi positive, 1901, chap. II. - Cf. Krabbe, Die Lehre der Rechtssouveränitat, 1906; Seidler, Das juristische Kriterium des Staats, 1905.

L'esprit humain sent impérieusement le besoin de déterminer le fondement du droit conçu comme règle sociale, de telle sorte que cette règle s'impose non seulement aux individus, mais à l'Etat lui-même, quelle que soit d'ailleurs la conception qu'on se forme de l'Etat, l'Etat moderne nous apparaissant avant tout comme formulant des règles, dont il impose l'obéissance sous la sanction de la force matérielle dont il dispose.

Le problème n'est pas nouveau, et il s'est posé à l'esprit de l'homme du jour où il a commencé à réfléchir aux choses sociales. Les doctrines, qui ont été proposées pour la solution du problème, sont innombrables et de gros livres ne suffiraient pas à en exposer la formation et les conclusions. Cependant, il nous semble que ces doctrines si nombreuses se rattachent à deux tendances générales différentes et par suite peuvent se classer en deux groupes :

1o Les doctrines du droit individuel; 2o les doctrines du droit social.

3. Doctrines du droit individuel. Quelque variées que soient ces doctrines, elles se ramènent toutes aux idées essentielles suivantes :

En venant au monde, l'homme possède, en sa qualité d'homme, certains pouvoirs, certains droits subjectifs qui sont des droits individuels naturels. Il nait libre, c'est-à-dire avec le droit de développer librement son activité physique, intellectuelle et morale et en même temps il a droit au produit de cette activité. Cette liberté physique, intellectuelle et morale, il a droit de l'imposer au respect de tous; ainsi existe pour tous l'obligation de respecter le libre développement de l'activité physique, intellectuelle et morale de chacun, et cette obligation est le fondement même du droit, règle sociale.

Mais, par la force même des choses, la sauvegarde des droits individuels de tous rend nécessaire une limitation respective des droits individuels de chacun. D'où il suit que dans la doctrine individualiste, la règle de droit d'une part impose à tous le respect des droits individuels de chacun, et d'autre part, impose une limitation aux droits individuels de chacun, pour assurer la protection des droits individuels de tous. Ainsi on part du droit subjectif pour s'élever au droit objectif; on fonde le droit objectif sur le droit subjectif.

Cette doctrine implique l'égalité des hommes, puisque tous les hommes naissent avec les mêmes droits et doivent conserver les mêmes droits. Les limitations aux droits de chacun, rendues nécessaires par la vie sociale, doivent être les mêmes pour tous; car si elles étaient différentes, les hommes d'un même groupe social n'auraient plus tous les mêmes droits. L'égalité n'est pas à vrai dire un droit, mais cependant elle s'impose au respect de l'Etat; car si l'Etat y portait atteinte, il porterait forcément atteinte aux droits de quelques-uns.

D'autre part, cette doctrine implique que la règle de droit doit être toujours la même dans tous les temps, dans tous les pays, chez tous les peuples; elle est en effet fondée sur les droits individuels naturels de l'homme, qui ont été, qui sont et qui seront toujours et partout, pour tous les hommes, les mêmes droits. Sans doute, les peuples ont eu une conscience plus ou moins claire de l'existence, de l'étendue de ces droits et de la règle sociale qui en résulte; mais le droit idéal, absolu, naturel, existe néanmoins; les sociétés humaines s'en approchent chaque jour davantage; les unes en sont encore très éloignées, les autres plus rapprochées; cette ascension vers le droit pur a des moments d'arrêt, même de recul, mais elle est constante; et tous les peuples de la terre marchent vers cet idéal commun. Le rôle des juristes est de travailler à la re

cherche de cet idéal juridique; le rôle du législateur est de le réaliser et de le sanctionner.

On essaiera de montrer au § suivant combien cette doctrine du droit individuel est artificielle. Mais elle n'en constitue pas moins un fait de premier ordre dans l'histoire de la pensée juridique. Elle puise ses racines dans un lointain passé; elle a été définitivement élaborée au XVIe siècle et elle a trouvé sa formule précise dans la Déclaration des droits de 1789. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme... L'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits >> (art. 1, 2, 4).

Nos lois et nos codes sont pour la plupart inspirés par cette doctrine. Quoique reposant sur des idées inexactes, la doctrine individualiste a rendu un immense service et réalisé un progrès considérable : elle a permis d'affirmer nettement pour la première fois la limitation par le droit des pouvoirs de l'Etat. Cf. Beudant, Le droit individuel et l'Etat, 1891; Henry Michel, L'idée de l'Etat, 1896.

4. Critique de la doctrine individualiste. La doctrine individualiste, à notre sens, ne saurait être admise, parce qu'elle repose sur une affirmation a priori et hypothétique. On affirme en effet que l'homme naturel, c'est-à-dire l'homme pris comme être isolé, séparé des autres hommes, est investi de certaines prérogatives, de certains droits, qui lui appartiennent parce qu'il est homme, «à cause de l'éminente dignité de la personne humaine», suivant l'expression de M. Henry Michel. Or cela est une affirmative purement gratuite. L'homme naturel, isolé, naissant libre et indépendant des autres hommes, et ayant des droits constitués par cette liberté, cette indépendance même, est une abstraction sans réalité. Dans le fait, l'homme naît membre d'une collectivité ; il a toujours vécu en société et ne peut vivre qu'en société, et le point de départ de toute doctrine sur le fondement du droit doit être sans doute l'homme naturel; mais l'homme naturel n'est pas l'être isolé et libre des philosophes du XVIIIe siècle; c'est l'individu pris dans les liens de la solidarité sociale. Ce que l'on doit

donc affirmer, ce n'est pas que les hommes naissent libres en droit; mais bien qu'ils naissent membres d'une collectivité et assujettis par ce fait à toutes les obligations qu'impliquent le maintien et le développement de la vie collective.

D'autre part l'égalité absolue de tous les hommes, qui est un corollaire logique du principe individualiste, est contraire aux faits. Les hommes, loin d'être égaux, sont en fait essentiellement différents les uns des autres et ces différences s'accusent d'autant plus que les sociétés sont plus civilisées. Les hommes doivent être traités différemment, parce qu'ils sont différents; leur état juridique, n'étant que la traduction de leur situation par rapport à leurs semblables, doit être différent pour chacun d'eux, parce que le rôle que joue chacun à l'égard de tous est essentiellement divers. Une doctrine qui aboutit logiquement à l'égalité absolue, mathématique des hommes, est par cela même contraire à la réalité et doit être rejetée.

La doctrine individualiste conduit aussi à la notion d'un droit idéal, absolu, qui serait le même dans tous les temps, dans tous les pays, et dont les hommes se rapprocheraient constamment davantage, malgré certains moments de régression partielle. Cette conséquence condamne encore la doctrine individualiste; car la notion d'un droit idéal, absolu, est anti scientifique. Le droit est un produit de l'évolution humaine, un phénomène social, sans doute d'un ordre différent de celui des phénomènes physiques, mais qui pas plus qu'eux ne se rapproche d'un idéal, d'un absolu. On peut bien dire que le droit de tel peuple est supérieur au droit de tel autre, mais ce ne peut être qu'une comparaison toute relative; elle implique, non pas que le droit de l'un se rapproche plus que le droit de l'autre d'un idéal juridique absolu, mais seulement que le droit de l'un est mieux adapté, à un moment donné, aux besoins, aux tendances de ce peuple que le droit de l'autre.

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