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jamais, que par exemple le paysan des Cévennes, des Alpes ou des Pyrénées contribue pour sa part d'impôt aux dépenses du Louvre ou de l'Opéra, où il ne mettra jamais les pieds. C'est vrai, peut-on répondre, mais la contribution à ces dépenses n'est point une atteinte à la liberté de conscience comme peut l'être la contribution aux dépenses d'une religion que l'on croit fausse. En outre, le développement de l'art sous toutes ses formes est certainement indispensable à la grandeur et à la prospérité d'un pays, par conséquent le contribuable qui ne mettra jamais les pieds au Louvre ou à l'Opéra peut être légitimement tenu de contribuer à ces dépenses, parce que par là il apporte sa part à des dépenses d'intérêt général. Les partisans du budget des cultes ont répondu qu'on ne voit pas comment les ballets plus ou moins décolletés que donne l'Opéra contribuent à la grandeur du pays et au développement de l'art. Mais cela prouverait que l'Etat a tort de subventionner un théâtre où l'on donne des ballets, mais non point qu'il doit payer les ministres de certaines religions.

Au point de vue purement théorique, il n'est pas douteux que le régime des cultes, antérieur à la loi de séparation (L. 9 décembre 1905), était contraire. au principe même de la liberté religieuse et de la liberté d'opinion, et aussi au principe de l'égalité des citoyens. Mais on peut se demander s'il était opportun d'établir une séparation complète, absolue, entre l'Etat français et l'église catholique. Quoi qu'on dise, l'église catholique représente encore une force morale considérable; elle est une grande collectivité internationale puissamment hiérarchisée. Depuis quatorze siècles, la France est un pays catholique; elle compte encore des millions de catholiques pratiquants, et plus de 60.000 églises ouvertes au public. Dans ces conditions, n'était-il pas plus politique et plus sage de maintenir, en l'adaptant aux besoins nouveaux, le régime concordataire? De bons esprits le pensaient et le pen

sent encore. Le suffrage universel paraît cependant avoir approuvé cette séparation aux élections des 6 et 20 mai 1906. L'avenir, et un avenir prochain, nous apprendra si la loi du 9 décembre 1905 peut assurer au pays la paix religieuse, le plus précieux des biens. Les circonstances ont d'ailleurs amené le vote précipité de cette loi du 9 décembre 1905, réalisant la séparation des églises et de l'Etat. Au moment où le ministère Combes arrivait au pouvoir, en juin 1902, après les élections générales de mai 1902, ni le gouvernement ni la majorité du parlement ne songeaient à la séparation. Le ministère Waldeck-Rousseau avait fait voter la loi du 1er juillet 1901 sur les associations et les congrégations, et il semblait que la mise à exécution de cette loi ouvrait un champ suffisamment large à l'activité anti-cléricale du nouveau ministère. Cf. déclaration du ministère Combes et discours de M. Combes, président du conseil à la chambre, 10 juin 1902, Année polit, 1902, p. 150. Mais divers incidents, dans le courant de l'année 1904, hâtèrent les événements. Ce fut d'abord la protestation du Saint-Siège (28 avril 1904), à propos de la visite officielle faite à Rome, au roi d'Italie, par M. Loubet, président de la république française, chef d'un Etat catholique. Ce furent les lettres du secrétaire d'Etat du Vatican, enjoignant aux évêques de Dijon et de Laval d'être à Rome dans la quinzaine, sous menace des peines canoniques les plus sévères. A la suite de ces faits, la chambre des députés, peu de jours après la chute du ministère Combes et l'avènement du ministère Rouvier, votait l'ordre du jour suivant : « La chambre, constatant que l'attitude du Vatican a rendu nécessaire la séparation des églises et de l'Etat et complant sur le gouvernement pour en faire aboutir le vole immédiatement après le budget et la loi militaire..., passe à l'ordre du jour » (10 février 1905, voté par 386 voix contre 111). Dans le courant de l'année 1905, la loi était en effet votée (loi du 9 décembre 1905). Elle a été complétée par trois règlements d'administration publique, faits en application de l'art. 43, § 1. D. 29 décembre 1905, relatif aux inventaires; D. 19 janvier 1906, relatif aux retraites et allocations des ministres du culte; D. 16 mars 1906, relatif aux associations cultuelles. Cf. le rapport présenté au conseil d'Etat par M. Saisset-Schneider, Le Temps, 21 et 22 juillet 1906 (très important). V. Rapport de M. Briand à la chambre, J. off., doc. parlem.. chambre, 1901, sess. extraord., p. 254 et suiv., long rapport intéressant. Discussion à la chambre des députés, séances du 21 mars 1905 et les cinquante séances suivantes, particulièrement les discours de M. Ribot, séance du 3 avril 1905; de M. Briand, séance du 3 juillet. Rapport au sénat, sur la séparation des églises et de l'Etat, par M. Maxime Lecomte, J. off, doc. parlem., sénat, 1905, p. 529. La discussion a commencé au sénat le 10 novembre 1905; elle a été beaucoup moins longue et

moins brillante qu'à la chambre. V. cependant les discours de MM. Gourjut, Ch. Dupuy, de Lamarzelle contre la séparation, et le discours de M. Monis pour la séparation.

Le but de la loi du 9 décembre 1905 a été, d'après ses auteurs, d'établir, pour la première fois en France, un régime de liberté religieuse, d'assurer à chacun le libre exercice de son culte, d'établir la neutralité complète de l'Etat, qui désormais ne doit reconnaître, ni salarier, ni subventionner aucun culte. Sous la rubrique Principes, au titre I, le but de la loi est ainsi affirmé : « La république assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice du culte sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. La république ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte... » (art. 1 et 2). Le rapporteur, les ministres et les orateurs qui ont défendu ce projet de loi ont affirmé que la loi était libérale, qu'elle devait être libérale, qu'elle était faite pour assurer vraiment la liberté des cultes. M. Briand écrivait dans son rapport : « Le régime nouveau des cultes qui vous est proposé touche à des intérêts si délicats et si divers, il opère de si grands changements dans des coutumes séculaires, qu'il est sage avant tout de rassurer les susceptibilités éveillées des fidèles, en proclamant solennellement, que non seulement la république ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l'expression extérieure des sentiments religieux, mais encore qu'elle entend respecter et faire respecter la liberté de conscience et la liberté des cultes >>> (loc. cit., p. 289).

Rapp. discours à la chambre de M. Bienvenu-Martin, ministre des cultes, séance 4 avril 1905, le rapport de M. Maxime Lecomte au sénat (loc. cit., p. 529).

Au contraire, les orateurs du parti catholique ont dit et répété au parlement et au dehors que la loi de séparation n'était point une loi de liberté, qu'elle n'en avait que l'apparence et qu'au fond, elle n'avait d'autre but que d'arriver à la suppression du culte catholique en France.

Cf. notamment les discours de M. de Lamarzelle au sénat, séance 16 novembre 1905, de M. de Ramel à la chambre dans la discussion de l'interpellation Allard sur les incidents provoqués par les inventaires faits en exécution de la loi de séparation, séance du 1er février 1906.

Dans l'encyclique Vehementer nos du 11 février 1906, le pape Pie X a vigoureusement protesté contre la loi du 9 décembre 1905 et contre la séparation elle-même « qui, basée sur le principe que l'Etat ne doit reconnaitre aucun culte religieux, est tout d'abord très gravement injurieuse pour Dieu ». « C'est pourquoi, est-il dit à la fin de l'encyclique, nous réprouvons el condamnons la loi votée en France sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu'elle renie officiellement en posant en principe que la république ne reconnait aucun culte. Nous la réprouvons et condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens... Nous protestons solennellement et de toutes nos forces contre le vote el contre la promulgation de cette loi, déclarant qu'elle ne pourra jamais être alléguée contre les droits imprescriptibles et immuables de l'Eglise pour les infirmer ». V. le texte complet de l'encyclique, Le Temps, 18 février 1906. Rapp. Allocution consistoriale, 21 février 1906, Petit Temps, 23 février 1906.

L'encyclique Vehementer était une protestation théorique contre le principe même de la loi de séparation. Elle annonçait qu'en temps opportun des instructions sur la conduite à tenir seraient données par le pape à l'épiscopat français. Par l'encyclique Gravissimo officii munere du 10 août 1906, Pie X décrète « que relativement aux associations cultuelles telles que la loi les impose, elles ne peuvent absolument pas être formées sans violer les droits sacrés qui tiennent à la vie elle-même de l'Eglise ». V. le texte complet de l'encyclique Gravissimo, Le Temps, 15 août 1906. L'assemblée des évêques de France avait adopté, le 31 mai 1906, à la majorité de 22 voix, sur le rapport de Mgr Fulbert-Petit, archevêque de Besançon, un projet de statuts d'associations, qui auraient reçu le nom d'associations fabriciennes et d'unions d'associations fabriciennes, associations à la fois canoniques et légales et qui auraient permis au culte catholique de s'organiser conformément à la fois au droit canonique et à la loi du 9 décembre 1905. V. le rapport de Mgr Fulbert-Petit, archevêque de Besançon, et le projet de statuts des associations fabriciennes, Le Petit Temps, 26 août 1906. Rap. le mémoire de Mgr Fuzet, archevêque de Rouen, Le Siècle, 28 août 1906. L'encyclique du 10 août 1906 déclare interdire même ces associations à la fois canoniques et légales. On y lit: «Mettant donc de côté ces associations (cultuelles), que la conscience de notre devoir nous défend d'approuver, il pourrait paraître opportun d'examiner s'il est licite d'essayer à leur place quelque autre genre d'association à la fois légale et canonique et

préserver ainsi les catholiques de France des graves complications qui les menacent... La loi restant telle qu'elle est, nous déclarons qu'il n'est point permis d'essayer cet autre genre d'association, tant qu'il ne constera pas, d'une façon certaine et légale, que la divine constitution de l'Eglise, les droits immuables du pontife romain et des évêques et leur autorité sur les biens nécessaires à l'Eglise, particulièrement sur les édifices sacrés, seront irrévocablement dans lesdites associations en pleine sécurité... » Cf. le commentaire de l'encyclique du 10 août 1906 (Gravissimo). par Mgr Touchet, évêque d'Orléans, Le Gaulois, 3 septembre 1906; Lettre des évêques au clergé et aux fidèles de France, 7 septembre 1906, Le Temps, 20 septembre 1906.

Nous devons ici faire abstraction des circonstances qui ont précédé le vote de la loi, des intentions secrètes ou avouées de tel ou tel ministre (cf. notamment la circulaire de M. Briand, 1er septembre 1906, Le Temps, 2 septembre), des discours de tels ou tels orateurs et aussi des protestations pontificales. La loi se suffit à elle-même; nous devons la prendre telle quelle et rechercher si ses dispositions sont ou non conformes aux vrais principes de la liberté religieuse.

Il n'est pas douteux que le gouvernement français, en acceptant la suppression du budget des cultes et la séparation d'avec l'Eglise catholique avant d'avoir dénoncé le concordat suivant les formalités diplomatiques, a commis une incorrection grave au point de vue diplomatique. M. Despagnet, tout en enseignant que les concordats ne sont pas véritablement des traités internationaux, écrit : Il n'est pas douteux que la situation de souverain reconnue en fait au Souverain-Pontife et le caractère synallagmatique des conventions conclues avec lui commandent de ne mettre fin aux concordats que par une dénonciation régulière, comme pour les traités internationaux » (Despagnet, Droit international public, 3o édit., 1905, p. 173). Cf. Discours de M. Ribot, chambre, séance 3 avril 1905. Le premier reproche fait à la loi elle-même par le parti catholique est de supprimer le traitement que l'Etat payait en vertu du concordat de l'an X aux ministres du culte catholique. On invoque le texte même de la loi du 2 novembre 1789, mettant tous les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation, à la charge de pourvoir en retour, d'une manière convenable, aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres. On invoque aussi l'art. 2 du titre V de la const. de 1791: « Sous aucun prétexte, les fonds nécessaires à l'acquittement de la dette nationale et au paiement de la liste civile ne pourront être ni refusés ni suspendus. Le traitement des ministres du culte catholique, pensionnés, conservés, élus ou nommés eu vertu des décrets de l'Assemblée nationale constituante, fait

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