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que; ces contrats deviennent des contrats de droit public; on ne doit point leur appliquer les règles du droit privé. M. Hauriou en France, M. Laband, M. O. Mayer en Allemagne, parlent couramment des contrats de droit public.

Nous repoussons énergiquement ces propositions. L'acte juridique a une certaine nature qu'il s'agit de déterminer; mais nous ne concevons pas que cet acte puisse avoir une nature différente suivant la personne de laquelle il émane. L'acte juridique est une manifestation de volonté produisant un effet de droit parce qu'elle a lieu dans les limites fixées par la loi et en vue d'un but conforme à la loi : l'acte juridique a toujours ce caractère. Le contrat notamment a un certain caractère qu'il conserve toujours; et quand nous entendons parler de contrat de droit public, nous ne pouvons nous tenir de croire qu'il y a là une pure subtilité, pour justifier plus ou moins heureusement un privilège de juridiction ou autre attribué à la personne publique.

Mais, dit-on, il est bien des acles que l'on rencontre dans le droit public et qui n'ont point leurs correspondants dans le droit privé; ce sont les actes législatifs et réglementaires. Nous répondons qu'il n'est pas du tout certain que ces actes n'aient pas leurs correspondants dans le droit privé. M. Gierke, notamment, estime que l'acte d'une association, d'une société par lequel cette collectivité arrête ses statuts est un acte de même ordre que l'acte législatif émané d'un Etat. Mais sans insister sur ce point, nous dirons que l'acte législatif n'est pas un acte juridique à proprement parler, que par la loi l'Etat n'entre point en relation avec une personnalité déterminée et qu'on ne saurait tirer argument de cela pour dire que les actes juridiques du droit public ne sont pas de même nature que les actes juridiques du droit privé.

Enfin, dit-on parfois, il y a tout un élément de droit public qui n'a point son correspondant dans le droit privé, c'est ce que nous avons appelé le droit constitutionnel ou le droit organique (cf. § 18), c'est-à-dire l'ensemble des règles relatives à la vie interne de l'Etat, à son organisation. Cela non plus n'est pas exact. Evidemment, des règles de cet ordre n'ont pas leur raison d'être en ce qui concerne les personnes individuelles privées, mais si l'on réfléchil un instant, on s'aperçoit qu'il existe un droit constitutionnel, un droit organique pour toute personne collective privée comme publi

que. M. Gierke a pu écrire qu'en réalité on ne devrait point opposer le droit public et le droit privé, mais bien le droit corporatif et le droit individuel. Nous n'irons pas jusque là; mais nous dirons que le droit constitutionnel est ce que le grand jurisconsulte appelle le droit corporatif, et qu'il y a un droit corporatif privé comme un droit corporatif public. Cf. Gierke, Genossenschaftstheorie, 1887.

Nous maintenons cependant cette distinction classique du droit public et du droit privé; mais nous pensons qu'elle n'existe en réalité qu'au point de vue du mode de sanction du droit; et, réduit à ce point, l'intérêt de la distinction reste considérable. L'Etat, par définition même, monopolise la puissance de contrainte existant dans un pays déterminé; c'est pour cela qu'il peut assurer et qu'il doit assurer la sanction du droit, du droit qui s'applique à toute personnalité autre que lui. Mais le droit public est le droit de l'Etat; il s'applique à l'Etat. Cela posé, on ne peut concevoir un mode de sanction direct du droit public s'exerçant contre l'Etat. Toutes les dispositions du droit public qui créent des obligations à la charge de l'Etat, ne peuvent être sanctionnées directement par la contrainte, puisque l'Etat, maître de la contrainte, ne peut pas l'exercer directement contre lui-même. Il résulte de là que les dispositions du droit constitutionnel, au sens large du mot expliqué précédemment, sont dépourvues de modes de sanction directe. Il n'en suit point, contrairement à ce qui a été dit quelquefois, que les règles du droit constitutionnel n'ont pas le caractère de véritables règles de droit. La sanction directe par la contrainte n'est pas nécessaire pour qu'une règle soit une règle de droit. Il y a règle de droit du moment où la violation de cette règle provoque une réaction sociale. Ihering lui-même déclare que pour qu'il y ait règle de droit, il suffit qu'il y ait une sanction résultant d'une contrainte psychologique Der Zweck im Rechte, I, p. 368). Ce mode de sanction existe certainement pour les règles constitutionnelles, qui déterminent les obligations de l'Etat et fixent son organisation intérieure. Aussi ces règles

sont-elles certainement des règles de droit, bien qu'elles ne puissent être sanctionnées directement par la contrainte. A cause de cette impossibilité on a dû trouver des procédés pour réduire au minimum le danger de violation du droit constitutionnel par les hommes qui se trouvent investis, au nom de l'Etat, de la puissance publique. On étudiera plus tard les différents moyens qui ont été imaginés par l'art politique séparation des pouvoirs ou des fonctions, création de hautes cours de justice. Mais quelque ingénieux que soient ces procédés, ils ne peuvent jamais assurer une sanction certaine du droit constitutionnel. C'est pourquoi on a eu raison de dire qu'il arrive toujours un moment où les constitutions n'ont d'autre sanction que la loyauté des hommes qui les appliquent.

Le droit public comprend aussi les règles de droit applicables aux rapports nés entre l'Etat et une autre personne juridique à la suite d'un acte administratif et d'un acte juridictionnel. Ici encore les règles du droit public prennent un caractère particulier uniquement des moyens qui pourront être employés pour assurer la réalisation de ces rapports de droit. Supposé que le rapport de droit implique une obligation à la charge de l'Etat, le sujet actif dans ce rapport de droit n'a pas de voie d'exécution forcée contre l'Etat ; il ne peut procéder à une exécution forcée qu'avec l'intervention de l'Etat; et celui-ci ne peut employer la contrainte matérielle contre lui-même. D'où la règle (qui exprime à la fois une proposition de droit et la constatation d'un fait): Nul n'a de voie d'exécution forcée contre l'Etat. On a essayé de justifier cette règle de diverses manières, en disant par exemple que, l'Etat étant toujours honnête et solvable, on n'avait pas besoin de voie d'exécution forcée contre lui; ou encore qu'il ne pouvait dépendre d'un particulier d'entraver le fonctionnement des services publics en employant des voies d'exécution contre l'Etat. Tout

cela est assurément exact. Mais l'essentiel est que, l'Etat monopolisant la contrainte, celle-ci ne peut être employée contre lui, et de ce fait la situation juridique dans laquelle l'Etat est sujet passif, acquiert un caractère particulier. Ainsi l'Etat est un sujet de droit ; les actes administratifs et juridictionnels peuvent faire naître à sa charge des obligations juridiques; l'Etat est lié par le droit; mais il est évident que, par suite de sa nature même, ces obligations de l'Etat ne peuvent être ramenées à exécution contre lui par l'emploi de la force. L'Etat est obligé juridiquement; mais il n'exécute ses obligations que s'il le veut bien et comme il le veut. Ici encore il appartient à l'art politique de trouver la meilleure organisation des services publics, les meilleures garanties pour réduire au minimum le danger d'un refus d'exécution de la part des organes

de l'Etat.

Si l'on suppose au contraire que l'Etat a le rôle actif dans un rapport de droit, une situation spéciale lui appartient encore du fait de sa nature même. Le particulier, qui veut ramener à exécution par la force un rapport de droit, dont il est bénéficiaire, doit s'adresser à l'Etat; et si l'existence ou l'étendue de ce rapport est contestée, l'emploi de la force pour l'exécution n'est possible que lorsque régulièrement une décision juridictionnelle, émanant de l'Etat, est intervenue, reconnaissant l'existence et l'étendue du dit rapport. L'Etat, bénéficiaire d'une situation de droit, et maître en même temps de la force matérielle pour la réaliser, pourra spontanément employer directement cette puissance de contraindre malgré les protestations du sujet passif. L'Etat, maître de la puissance de contraindre, a le privilège de l'exécution préalable. Il est l'Etat; son but est de réaliser le droit; et lorsqu'il prétend l'existence d'une situation juridique à son profit, il est parfaitement légitime de lui reconnaitre le bénéfice de l'exécution préalable, ce que M. Hauriou appelle exactement le bénéfice du préalable.

Bien entendu on doit réserver à l'autre sujet du rapport le droit d'attaquer l'acte invoqué par l'Etat et même d'obtenir une indemnité pour exécution téméraire de la part des agents publics.

Pour les règles de droit public qui s'appliquent à des personnes publiques autres que l'Etat, ce que nous venons de dire n'est pas vrai. Ces personnes étant subordonnées à l'Etat, celui-ci peut évidemment employer des moyens de contrainte pour assurer de leur part l'observation du droit public. Mais ces moyens de contrainte revêtent un caractère tout particulier, qui rejaillit naturellement sur le caractère des règles de droit qui s'appliquent à ces personnes et sur les actes juridiques faits par elles. En effet, bien que ces personnes publiques soient des sujets de droit distincts de l'Etat, elles sont, par rapport à l'Etat, dans une situation particulière; on a dit plus haut qu'elles étaient associées à la mission de l'Etat ; elles sont, suivant les systèmes divers proposés sur ce point, des organes juridiques des mandataires ou des concessionnaires de l'Etat; c'est d'après le rapport de droit qui existe entre elles et l'Etat, que celui-ci intervient pour leur imposer l'application du droit. De ce chef encore, la sanction du droit public se présente avec des caractères particuliers, puisqu'elle est assurée par le contrôle spécial que l'Etat exerce sur ces personnes publiques. De plus, comme elles sont directement associées à la mission obligatoire de l'Etat, d'une part on décide unanimement que les particuliers ne peuvent pas agir contre elles par les voies d'exécution forcée, et d'autre part on admet qu'elles ont le privilège du préalable. Ici encore la réalisation du droit public apparaît avec un caractère particulier.

En résumé on a raison de distinguer le droit public et le droit privé. Mais il ne faut point donner à cette distinction une portée qu'elle n'a pas. Le droit public et le droit privé doivent être étudiés avec le même esprit et la même méthode. Les lois de droit public et les lois de droit privé reposent sur le même fondement. Les actes juridiques de droit public et ceux de droit privé sont formés des mêmes éléments et ont au fond le même caractère. Mais la sanction du droit public et la sanction du droit privé ne peuvent exister dans les mêmes conditions; la réalisation d'un rapport de droit public ne peut être obtenue de la même manière que celle d'un rapport de droit privé. En cela seulement consiste la différence (elle est d'ailleurs de premier ordre) entre le droit public et le droit privé.

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