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PREMIÈRE PARTIE

THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT

CHAPITRE PREMIER

LES ÉLÉMENTS DE L'ÉTAT

20. Principe de la théorie générale de l'Etat. - Les sources du droit constitutionnel français sont, non seulement les lois constitutionnelles de 1875 et de 1884, les lois politiques et administratives portées depuis 1871, mais encore au premier chef les Déclarations des droits, les constitutions et les lois politiques et administratives de la période révolutionnaire. Le législateur de cette période, législateur philosophe, dominé par l'esprit classique, croyant fermement à la valeur absolue de certains principes, ne s'est pas contenté de formuler des règles pratiques sur l'organisation de l'Etat, sur la constitution et les attributions de ses divers organes; mais il a encore posé en termes formels les principes d'une théorie juridique complète de l'Etat. Ces principes sont notamment inscrits dans la Déclaration des droits de 1789 et au titre I et au titre III (préamb.) de la constitution de 1791, qui sont comme le cathéchisme du droit politique de la France.

Ces dispositions ont-elles encore force législative positive? La Déclaration des droits de 1789 doit-elle être considérée comme étant encore en vigueur et comme s'imposant au législateur ordinaire? Les dispositions du t.tre I et du titre III (préamb.) de la constitution de 1791 ont-elles encore la valeur de règles constitutionnelles, de règles législatives ou simplement de règles coutumières? Toutes ces questions peuvent être discutées (cf. §§ 36, 37). A notre avis, la Déclaration des droits de 1789 est toujours en vigueur; et elle s'impose comme loi supérieure au législateur ordinaire qui, si l'on peut ainsi parler, ferait une loi contraire à la loi, en votant un texte contraire aux principes qu'édicte cette Déclaration. Quant aux dispositions principielles de la constitution de 1791, on ne saurait leur attribuer encore le caractère de règles constitutionnelles, parce qu'il paraît certain que toute constitution perd le caractère de loi constitutionnelle par la chute du régime politique qu'elle a établi; mais elles sont des dispositions législatives certainement encore en vigueur, ou du moins elles expriment des règles coutumières de notre droit public. Au reste, quelle que soit la solution qu'on donne sur ces différents points, il nous paraît incontestable que la théorie de l'Etat, définie et cohérente, qui découle de ces textes, est encore la théorie fondamentale sur laquelle repose tout le droit public français.

C'est en même temps, au moins pour les grandes lignes, la doctrine enseignée aujourd'hui à peu près unanimement par les théoriciens du droit public français et étrangers, dont on a déjà cité les noms, MM. Esmein, Hauriou, Berthélemy, en France, MM. Gerber, Laband, Jellinek, en Allemagne; M. Orlando, en Italie. C'est cette théorie générale de l'Etat que nous devons exposer ici.

Elle repose sur cette idée que l'Etat est un sujet de droit, nécessairement titulaire du droit subjectif de puissance publique, et pouvant être, étant presque

toujours en fait titulaire de droits subjectifs patrimoniaux. De plus, dans cette conception doctrinale, on affirme que tel qu'il est sorti de l'histoire et des faits, l'Etat moderne est la plus haute collectivité existant sur un territoire déterminé, en tant qu'elle est personnifiée et qu'elle possède des organes de direction, de gouvernement. Si l'Etat est la plus haute collectivité personnifiée existant sur un territoire donné, cette supériorité implique pour lui le pouvoir de commander aux personnes individuelles et collectives se trouvant sur ce territoire, de leur imposer sa volonté comme telle, parce qu'elle est sa volonté. Ce pouvoir de la collectivité personnifiée est ce qu'on est convenu d'appeler le pouvoir souverain ou souveraineté.

De tout cela résulte la proposition suivante, qui est le principe même de toute la théorie générale de l'Etat. L'Etat est un sujet de droit; il est constitué par quatre éléments: A. Une collectivité d'individus humains; B. Un territoire déterminé; C. Une souveraineté; D. Un gouvernement. Nous renvoyons l'étude du gouvernement au chapitre III Des organes de l'Etat; il reste à étudier ici les trois autres éléments.

On fait observer que ce qui vient d'être dit explique très bien les quatre termes qu'on emploie souvent indifféremment pour désigner l'Etat. Le mot nation désigne l'Etat plus particulièrement au point de vue de la collectivité des individus ; le mot pays, l'Etat considéré plus particulièrement au point de vue de son territoire; le mot puissance, l'Etat considéré surtout au point de vue de sa souveraineté; et le mot gouvernement, l'Etat considéré spécialement au point de vue de ses organes dirigeants.

A. La collectivité.

21. La nation. On a brièvement montré (§ 6) que les trois formes principales qu'ont dù revêtir, au cours des temps, les sociétés humaines, parvenues à un certain degré de civilisation, sont la famille, la cité et la nation. La nation moderne, forme générale des collectivités politiques, est en soi une agglomération

de cités, comme la cité a été une agglomération de familles. Mais cette conception de la nation moderne est, il faut le dire, plus schématique que réelle. Dans le fait, les nations modernes sont des formations sociales d'une infinie complexité et composées d'éléments, dont on doit mettre en relief les principaux. Elles sont sorties du monde antique par l'intermédiaire du régime féodal, qui pendant plusieurs siècle a régné dans toute l'Europe et a eu sur nos idées et nos institutions modernes une influence profonde, toujours persistante, souvent inaperçue. Les éléments du monde féodal, amalgamés et organisés sous l'empire de causes diverses, que nous n'avons pas à étudier, ont donné naissance, ou plus tôt ou plus tard, suivant les pays, à la nation moderne.

Mais quel est le facteur essentiel qui a produit et qui maintient le lien national? On a mis en avant la communauté d'autorité politique, la communauté de race et de langue, la communauté de croyance religieuse. Ces différents facteurs ont certainement agi soit ensemble, soit séparément, mais aucun n'était assez puissant pour créer à lui seul la solidarité nationale. Les faits le démontrent surabondamment.

Assurément, la réunion d'un certain nombre d'hommes ou de groupes sous une même puissance politique peut être un élément de solidarité nationale; mais il y a des exemples nombreux de formation nationale unissant des hommes qui n'étaient point soumis à la même puissance politique et l'unité nationale a souvent persisté, bien que la communauté politique ait été brisée. N'y avait-il pas, par exemple, une nation italienne avant que l'Italie tout entière eût été réunie sous le sceptre de la maison de Savoie? La nation polonaise a-t-elle disparu au jour du dernier partage de la Pologne? L'Irlande et la Lorraine sont-elles devenues parties intégrantes de l'Angleterre et de l'Allemagne par le fait seul de la conquête? Existe-t-il une solidarité nationale unissant les populations diverses groupées sous le sceptre de l'empereur d'Autriche? Y a-t-il une nation autrichienne? Cependant il est certain que la subordination à une autorité politique commune a pu, à certains moments, hâter la formation de l'unité nationale. La monarchie française, en réunissant sous son autorité les anciennes provinces, la Révolution et l'Empire, en leur donnant un droit unifié et une administration

centralisée, ont puissamment renforcé le lien national. Mais il n'y a là cependant, à tout prendre, qu'un facteur d'ordre secondaire. Il en est de même de la communauté de race et de langue. Tous les hommes, a-t-on dit, parlant la même langue, appartiennent à la même race et doivent former une même nation subordonnée à une seule puissance politique. Affirmation souvent invoquée au XIXe siècle et encore aujourd'hui, sous le nom de principe des nationalités, pour justifier telle ou telle politique, telle ou telle revendication, mais qui n'a rien de scientifique. En fait, cette prétendue communauté de race n'est jamais établie; et il existe des nations fortement intégrées, qui n'ont assurément ni la même origine ethnique, ni la même langue. S'il y eut jamais une nation unifiée, c'est assurément la nôtre. Et cependant y a-t-il une race française? La population de notre pays n'est-elle pas un amalgame des races les plus diverses? Dira-t-on qu'il n'y a pas de nation américaine, parce qu'il n'y a pas de race américaine et que les Etats-Unis sont peuplés des représentants de toutes les nations européennes et même des hordes africaines? La petite nation suisse n'est-elle pas un type national complet, bien que trois langues au moins se partagent ses cantons? La communauté de race et de langue peut contribuer à l'établissement national; leur diversité peut le retarder; elle ne l'empêche pas nécessairement, et seule la communauté de race et de langue serait impuissante à le créer. Même observation pour la religion, qui a été dans la cité antique un facteur de premier ordre, mais qui, de nos jours, avec l'affaiblissement du sentiment religieux, est, nous le croyons, un élément tout à fait secondaire.

Enfin la politique d'annexion et de conquête a souvent invoqué, pour justifier ses prétentions, le principe des limites naturelles. M. Albert Sorel (La Révolution française et l'Europe, 8 vol., 18831904, spécialement la 4e partie) a supérieurement montré que l'idée des limites naturelles de la France, les Alpes et le Rhin, avait été la grande idée directrice de la politique étrangère de nos rois, de la Révolution et de l'empire. Et cependant cette idée ne répond à rien de réel. La configuration du territoire a certainement facilité certaines formations nationales; mais bien souvent aussi les groupements nationaux ne coïncident pas avec les limites géographiques. L'Espagne et le Portugal, la Suède et la Norwège en sont des exemples frappants. Les populations de la Belgique et de la rive gauche allemande du Rhin ne peuvent être considérées à aucun titre comme se rattachant par un lien quelconque à la nation française, et le canton suisse du Tessin est partie intégrante de la nation helvétique, quoiqu'il en soit séparé par le massif du Saint-Gothard.

Communauté d'autorité politique, de droit, de langue, de religion, limites naturelles, ce ne sont là que des éléments secondaires. L'élément essentiel de l'unité nationale, il faut le chercher dans la communauté de

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